21 octobre 1987 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, lors de sa visite au Centre d'études et de recherches aéronautiques et spatiales (DFVLR), sur la coopération technologique et spatiale franco-allemande, Cologne, mercredi 21 octobre 1987.

Au cours de ces dernières années, j'ai à plusieurs reprises visité un certain nombre d'entreprises, de laboratoires, d'usines où j'ai pu constater la coopération entre des équipes internationales, et particulièrement entre des équipes allemandes et des équipes françaises. Ce matin, nous sommes dans une entreprise de ce type, et l'on a déjà pu, au hasard des conversations rapides, apercevoir que nous étions là devant quelques problèmes précis du type de l'entraînement des équipages des futures infrastructures spatiales, des études pour l'amélioration des connaissances de physiologie spatiale, des phénomènes de microgravité. J'ai remarqué la coopération de l'Allemagne et de la France, et aussi de la Grande-Bretagne et des Pays-Bas pour la future soufflerie transsonique européenne dont la préfiguration nous a été rapidement présentée ce matin. Tout cela pose le problème de la coopération scientifique et technique entre les pays européens et tout d'abord entre les deux qui aujourd'hui se rencontrent en Allemagne à l'occasion de ma visite d'Etat. Le domaine de la recherche est particulièrement favorable : on voit bien comment elle se développe à l'extérieur, dans d'autres puissants pays qui ont au surplus l'avantage d'une direction politique unique, et donc d'une seule volonté. Si l'on ne veut pas prendre du retard - sur certains points nous avons de l'avance, encore faut-il la préserver, sur beaucoup de points nous n'en avons pas, alors il faut rattraper - ce que vous avez dit à l'instant est évident : seule la relation, la coopération à plusieurs permettra de faire fructifier nos efforts et nos connaissances. Au niveau des connaissances, il n'y a pratiquement rien à dire, les connaissances sont là en Europe £ mais pour le passage de la connaissance pure à sa traduction industrielle, nous avons encore un long chemin à faire. Alors, il faut pouvoir mobiliser tous les responsables et tous les techniciens, les savants aussi et les chefs d'entreprises sur des projets communs. C'est la leçon que je souhaite déjà tirer après deux jours passés en Allemagne, c'est la leçon que je voudrais faire ressortir devant vous, mesdames et messieurs, mais aussi devant la presse pour que l'on sache bien que c'est ma préoccupation, j'exprime ce que je pense, c'est aussi la préoccupation des principaux responsables européens, particulièrement en Allemagne fédérale. Hier et avant-hier, soit sur le -plan culturel, soit sur le -plan politique, j'ai essayé de définir les conditions à réunir sur ce terrain-là, mais quand bien même nous aurions réuni toutes ces conditions, si nous n'avons pas les savants, les chercheurs, les praticiens, les ingénieurs, les entreprises, nous aurons travaillé pour rien.
- Les personnalités qui sont ici sont des personnalités reconnues dans nos pays et sur le -plan international £ leur expérience est grande, il est intéressant de pouvoir les réunir. Cela a dû leur arriver bien d'autres fois - bien entendu ils se connaissent - mais ce qui est le plus important encore c'est qu'ils soient tous convaincus de la nécessité de cette coopération. Et le fait de leur présence et de leur petit débat - petit par le temps, qui n'est qu'une ponctuation, une halte dans un long chemin de recherches en commun - est bien la preuve de leur intérêt.\
J'aimerais bien qu'on apporte quelques précisions quand même, surtout à la veille de la très importante conférence européenne de La Haye qui se tiendra le mois prochain, j'aimerais bien que les personnalités rassemblées ici me disent, nous disent ce qu'ils pensent des grandes orientations du programme spatial européen : particulièrement l'option des vols habités. Ensuite, bon, si l'on a précisé sur ce terrain-là, sur ce seul terrain, très ambitieux, considérable qui frappe les imaginations, qui va plus loin que l'imagination, qui nous fait pénétrer dans une nouvelle réalité, si l'on a défini cette ambition, eh bien il faut aussi parler des modalités qui permettront au courant d'échanges scientifiques et techniques déjà très vivant, de se transformer en réalité.
- M. KROELL.- (Faire du programme spatial un enjeu politique, pas seulement technologique).
- LE PRESIDENT.- Si j'ai bien compris, monsieur Kroell ne demande pas que de développer les sciences politiques, il demande que la science politique accède au niveau des gouvernements... Il a raison d'ailleurs. Lorsque j'ai parlé le premier, je crois, d'un vol orbital habité, c'était à La Haye en 1983 ou 1984, bon j'ai plutôt été accueilli avec un scepticisme amusé, pour des raisons politiques, parce que beaucoup de dirigeants européens pensaient que c'était plus commode de s'arranger avec les vols habités américains, c'était vraiment l'abandon de toutes les techniques européennes £ puis cela paraissait très cher, compliqué, on a les savants pour cela, mais on n'a pas les crédits. Il faut donc faire un effort sur soi-même et que les gouvernements prennent conscience. J'ai eu l'impression que cela a fait des progrès et qu'aujourd'hui on considère cette perspective comme réalisable : alors j'espère qu'on vous écoutera.
- M. CURIEN.- Monsieur le Président, il n'est pas douteux que nous sommes actuellement à un moment où l'Europe peut bien se placer dans ces nouvelles activités spatiales comme vous le soulignez, et que l'Europe ne s'y placera bien que si à la fois nos collègues allemands et nos compatriotes français décident une participation complète et importante dans ce domaine. Vous avez vu ce matin les nouvelles installations de la DFVLR sur la physiologie, sur l'élaboration des matériaux. L'Allemagne a déjà une très bonne connaissance des faits puisque c'est elle qui a mené en tant que maître d'oeuvre le programme SPACELAB, la France a aussi une bonne connaissance de ces techniques puisque nous avons eu l'occasion de faire voler des compatriotes soit en coopération avec nos amis américains, soit avec nos collègues soviétiques. Donc, nous sommes en Europe, c'est vrai, Allemands et Français, ceux qui dans ce domaine là sont les plus avancés et il n'est pas douteux que nous entraînerons l'ensemble de nos collègues européens si nous montrons que nous voulons aller de l'avant en travaillant exactement en coopération et pas simplement avec deux chemins simplement parallèles. Mais je pense que la suggestion que vous faisiez, les quelques propositions qui sont déjà prononcées ici et là d'une plus forte cohésion entre les programmes, par exemple, en France du CNES, de l'ONERA, du CNRS et en Allemagne de la DFVLR et de la société Max Planck et d'autres sociétés scientifiques, seraient bienvenues. Je pense que l'essentiel, c'est de montrer à l'Europe que ce n'est pas du tout la -constitution d'une espèce d'axe franco-allemand qui mépriserait les coopérations d'autres pays mais comme un pôle d'attraction plus uni qui les mettrait, les autres pays, mieux à même de monter dans l'espace, si je puis dire.
- LE PRESIDENT.- Ces pays-là le comprendront certainement d'autant mieux que les Français et les Allemands l'auront conçu et commencé de réaliser. Il ne s'agit pas du tout d'avoir le moindre dédain pour les autres pays, mais certains sont quand même tentés par des expériences purement nationales. Si nous lançons le train, il y en a beaucoup qui sauteront dedans.\
LE PRESIDENT.- Un certain nombre d'initiatives vont dans le sens du projet Erasmus qui vise tout de même déjà à initier beaucoup d'étudiants aux disciplines intellectuelles des différents pays de l'Europe. Vous avez le Collège franco-allemand pour l'enseignement supérieur, vous avez le projet "PROCOPE" qui doit permettre à chaque Etat de soutenir les scientifiques, les chercheurs qui s'engagent dans la coopération pour les inciter à sortir un peu des rails convenus. Mais je crois que vous avez tout à fait raison de vouloir généraliser ce système.
- Je me félicite de cet échange de points de vue qui, selon une excellente méthode scientifique, en peu de temps, a su atteindre une réelle densité : l'économie de mots pour le maximum de moyens. J'ai retenu surtout, pour ce qui me concerne, votre appel unanime en faveur d'une coopération renforcée qui vous paraît être, comme je le crois moi-même, le moyen pour chacun de nos pays - mais aussi pour l'entité que nous formons, l'entité géographique et je l'espère un jour politique - le seul moyen d'exister. Ce n'est pas simplement pour la Communauté européenne, mais pour l'Allemagne et la France : exister, prendre part à la course de l'homme vers le progrès, vers la maîtrise, vers la connaissance du monde, autant qu'il est possible, de l'univers. Tout cela se traduit dans des termes tout à fait pratiques. Il y a des hommes, des femmes qui ont la capacité de pénétrer les secrets de la matière, d'avancer peu à peu, quelquefois par quelques grands bonds en avant et, à travers cette connaissance du secret de la matière, la maîtriser, donc, mieux assurer son destin d'homme. Mais tout cela, c'est du domaine aussi de la pratique quotidienne. Vous ne voulez pas vous contenter de philosopher, ni moi non plus. Il faut donc que la conscience politique étant prise, cette conscience politique prenne le pas sur les autres et inévitables embarras. Les embarras sont des discussions techniques. A quel moment faut-il savoir s'arrêter pour bâtir, pour construire ? Combien cela coûte ? Comment répartir les crédits ? Pour un Etat c'est très difficile, parce que les besoins sont immenses et divers. Et, arriver à faire admettre que la recherche et une politique industrielle doivent disposer d'une certaine faveur - pour la recherche, à mon avis, c'est vraiment une priorité absolue - enfin, ce n'est pas toujours très compris. Quand on a la charge de millions et de millions d'hommes, bien entendu, on cherche à satisfaire les besoins immédiats qui sont également nécessaires. Alors, il y a cette sorte de dialectique constante entre le présent et le futur, entre des besoins parfois contradictoires.
- Je voudrais qu'il ressorte de cette conversation la nécessité de mettre des priorités : parce que cela s'impose pour tout le reste £ tout le reste sera dominé un jour par notre capacité à préfigurer les réalités du futur, y compris la satisfaction des besoins quotidiens sur le -plan le plus modeste, par exemple sur le -plan alimentaire, sur la façon simplement de manger, sur la façon de s'habiller, sur la façon de se protéger contre le froid ou contre le chaud. Tout cela résultera des travaux dont vous êtes ici l'avant-garde. Alors, j'insiste beaucoup sur ce point.\
Sur le -plan pratique on a surtout parlé de l'espace, du projet orbital, d'Hermès, là, c'est une discussion entre Allemands et Français pour l'instant. Nous en avons déjà parlé avec M. le ministre Riesenhuber, nous n'avons pas attendu de vous entendre. Mon raisonnement consiste à dire : alors monsieur le ministre, est-ce qu'on avance ? Et le raisonnement du ministre était de me dire : "voilà pourquoi on n'avance pas". Mais ses raisons étaient sérieuses. Il faut donc répondre à ces questions-là. Il faut se dépêcher de répondre à ces questions. Elles sont de deux ordres. Elles remontent de l'appréciation technique et là, je ne peux pas répondre, c'est vous qui pouvez répondre, ce n'est pas moi. Monsieur le ministre, lui, est un scientifique, donc il peut répondre aussi par lui-même. Moi, je me contente d'écouter les autres. Il faut résoudre ce problème, sans quoi un an, deux ans, trois ans, Ariane V va rester en panne et, selon une expression commune en France, on aura l'air malin. Et puis cela coûte de l'argent, c'est cher. En général, on n'aime pas discuter de ces projets avant les élections, n'est-ce pas ? Comme il y a toujours des élections, il faudra bien se décider. J'espère que vous allez pouvoir vous accorder. Et je suis sûr qu'il existe dans les gouvernements assez de responsables qui ont une conscience parfaitement claire de ce problème. On en revient à ce que vous avez dit tout à l'heure, volonté politique. Une capacité scientifique, on l'a. Capacité industrielle, je crois que sur beaucoup de terrains - pas partout - on l'a. La volonté politique, est-ce qu'on l'a ? C'est ma conclusion.\