19 octobre 1987 - Seul le prononcé fait foi
Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'université Friedrich-Wilhelms à Bonn, à l'occasion de l'ouverture de l'année académique, sur la coopération culturelle et universitaire franco-allemande et européenne, lundi 19 octobre 1987.
Monsieur le président de la République fédérale d'Allemagne,
- Madame,
- Monsieur le recteur,
- Mesdames, messieurs, et vous tous ici présents,
- Je suis évidemment très sensible à l'accueil que vous me réservez ce matin. C'est d'abord l'occasion de votre rentrée solennelle et c'est le premier - ou presque le premier - moment de ma visite d'Etat en République fédérale d'Allemagne. Vraiment, je vous en remercie, et je vous remercie, monsieur le recteur, de vos paroles d'accueil. Votre université est prestigieuse à plus d'un titre par son architecture, même si elle n'était pas destinée à votre usage par les maîtres illustres qui y ont professé la médecine, la philosophie politique, les mathématiques, les langues indo-européennes, que sais-je...
- Elle compte aujourd'hui, me dit-on, avec ses 40000 étudiants, ses huits facultés, soixante-quinze instituts parmi les plus importants d'Allemagne, en particulier dans le domaine de la médecine £ et j'imagine que ce n'est pas un hasard si son recteur est aujourd'hui un éminent chirurgien. Deux-cents ans après sa fondation, votre université s'affirme comme un foyer remarquable de rayonnement intellectuel. Elle a passé des accords de coopération avec nombre d'universités étrangères et particulièrement françaises. Et je salue à mon tour ceux qui viennent de Toulouse et de Paris, mes compatriotes. Il est très important que soit ainsi maintenue cette relation directe de caractère intellectuel universitaire.
- Je pense à la grande figure d'Ernst Robert Curtius qui est, je le crois, une des gloires de votre université et qui nous invite à évoquer les rapports culturels entre nos deux pays. A son époque, il avait du mérite à le faire - c'est-à-dire après la première guerre mondiale - en réveillant, en Allemagne, l'intérêt pour les lettres françaises, et en rétablissant des contacts entre les élites de nos deux pays. Par ses recherches, il a contribué à faire prendre conscience, après la deuxième guerre mondiale, de l'héritage culturel commun à nos deux pays ainsi qu'à ceux qui composent l'Europe.\
Comment - c'est la question que je pose - rendre plus étroits, plus riches les échanges intellectuels et culturels franco-allemands ? A l'évidence, les universités doivent être au centre de cette réflexion.
- Il y a un legs de l'histoire. Si nos traditions universitaires sont différentes, elles se sont influencées l'une l'autre au fil des siècles. Rappelez-vous que l'université de la Sorbonne, née en 1150, a servi pendant longtemps de référence et de modèle un peu partout, y compris en Allemagne. Ce n'était pas la première université en Europe - c'était la quatrième - je crois - mais elle se situait tout à fait à l'orée des temps que j'appellerai modernes puisqu'ils continuent à inspirer nos études universitaires.
- Au XIXème siècle l'enseignement supérieur européen a été à son tour modernisé par l'introduction du système universitaire inspiré des idées venues de chez vous, les idées de Von Humboldt. Nombre de professeurs ou d'étudiants au cours des siècles ont contribué à maintenir vivantes ces relations universitaires. Ils ont propagé des courants d'opinion, des sensibilités, même au moment les plus difficiles. Retenons donc cette leçon. De même, pour ce qui est de la mobilité des étudiants et des maîtres, nous avons à tirer profit d'un passé lointain où cette mobilité était de règle d'un bout à l'autre de l'Europe, d'Aberdeen à Heidelberg, de Coïmbra à Cracovie, de Padoue ou de Bologne.
- Au-delà de ces traditions anciennes, qu'avons-nous vraiment accompli dans la période la plus récente de la coopération universitaire entre nos deux pays, en particulier depuis la signature du Traité de 1963 ? Cette coopération s'est régulièrement développée comme en témoignent les quelques 130 accords entre universités, les 150 programmes annuels d'études intégrées et, chiffres plus modestes - cela vient d'être dit - ,les 3600 étudiants français qui font des études en République fédérale Allemande et les 2500 jeunes Allemands qui font leurs études en France. Enfin, j'ajoute quand même le programme "Procope" qui associe depuis février 1986 des chercheurs français, des chercheurs allemands pour étudier des dizaines de projets mais enfin, je pense dire vrai en disant que tous ces échanges devraient être intensifiés, qu'ils restent au-dessous de la ligne souhaitable, en dépit du travail fait depuis 1963, des engagements pris à l'issue du sommet culturel franco-allemand de Francfort-sur-le-Main en octobre 1986 et malgré les promesses du programme Erasmus.
- Je le dis donc solennellement : un effort est nécessaire - selon les propres termes de la déclaration de Francfort - dépasser ce stade, atteindre celui de relations approfondies. Nous n'en sommes pas là et nous devrions y être.\
Parlons en priorité de la connaissance de la langue du partenaire sans laquelle nous ne progresserons pas très vite. Les disciplines que vous appelez "Romanistik" et "Germanistik" sont vraiment essentielles pour la diffusion d'un savoir relatif à la langue et à la culture de l'autre. Ceux qui s'y adonnent sont des pionniers, sont encore des pionniers. Ils ne sont pas suivis par une troupe nombreuse mais ils créent un vivier irremplaçable car cette connaissance est également nécessaire aux étudiants des autres disciplines. On ne fera reculer la fatalité de la Tour de Babel, la dispersion des hommes entre des langages qu'ils ne comprennent pas, on ne la fera reculer qu'en renforçant systématiquement la connaissance des langues. Et pour cela, nous devons développer l'enseignement précoce, dès le point de départ, du français en Allemagne, de l'allemand en France, faciliter l'obtention simultanée de l'Abitur et du Baccalauréat, favoriser l'accès à l'enseignement supérieur du pays partenaire. Je sais que toutes ces mesures sont en cours d'élaboration mais il faut également permettre l'étude pratique de la langue en milieu extra-scolaire.
- Je pense aussi à l'utilité des études et des recherches communes dans les domaines des sciences sociales et de l'histoire : c'est la connaissance mutuelle des deux peuples et donc leur compréhension qui s'en trouveront consolidées, comme le montrent le travail exemplaire des instituts spécialisés. Au fond, l'avenir de nos deux nations dépend de leur volonté, celle de se maintenir ensemble à la pointe du progrès scientifique et technologique. Il y a là un vaste champ où les énergies des universités de nos pays et de leurs laboratoires auraient intérêt à se conjuguer davantage. Au total, il faut que ces échanges, que cette coopération cessent d'être des exceptions enrichissantes mais isolés, pour devenir la règle, l'habitude. Et cela par tous les moyens imaginables, par exemple par des jumelages systématiques entre universités, et vous avez vous-mêmes donné l'exemple, ici : l'imagination doit maintenant s'exercer.\
Parce que, mesdames et messieurs, il faut aller vers une Europe de la culture, une culture européenne qui respecte nos identités.
- Pendant des siècles, les nations d'Europe, la vôtre, la nôtre, en premier lieu, ont renforcé leur identité par des antagonismes. Elles se sont souvent elles-mêmes forgées par la violence. Aujourd'hui que la volonté de domination ou d'exclusion mutuelle a cédé la place à un esprit de dialogue, il faut évoluer, changer nos mentalités et savoir que nous ferons l'Europe de la culture en protégeant aussi nos propres identités : c'est bien l'objectif désirable.
- Je crois qu'Allemands et Français - car après tout ce discours s'adresse à l'Europe toute entière - apporteront beaucoup s'ils le veulent à cette -entreprise. Les affrontements déjà séculaires, malheureusement, n'ont pas empêché que se créent entre nous ce que Victor Hugo appelait déjà, au siècle dernier, des "connexions intimes". Cela a été illustré par de multiples personnalités dont les plus fameuses sont, ici ou là, Madame de Staël, Gérard de Nerval, Goethe, Henri Heine, Victor Hugo - je le cite de nouveau -, Romain Rolland, Jean Giraudoux, Aristide Briand - sur un plan politique - ou Gustav Streseman.
- Il y a six jours, j'étais à Bruges. J'ai participé à l'ouverture de l'année académique du Collège de l'Europe et j'y ai proposé plusieurs orientations, au nombre de cinq, c'est un peu systématique, mais c'est pour bien me faire comprendre, afin de bâtir l'Europe de la culture. Et je disais ce que je vous répète ici, ce matin :
- - Il faut que les jeunes européens parlent couramment deux langues étrangères, ce sera un progrès sur ma génération et un progrès considérable.
- - Il faut que tous les enseignants soient formés eux-mêmes à cette idée européenne. On parle des étudiants : encore faut-il que leurs professeurs partagent le même état d'esprit. Bref, il faut que ceux qui enseignent apprennent aussi. Pardonnez-moi d'avoir l'air de faire la leçon mais c'est agréable de changer les rôles.
- - Il faut créer - troisième point - une université ouverte à vocation européenne, une véritable université. Il y a, ici et là, des disciplines au sein d'universités particulières, quelques instituts qui se sont heureusement spécialisés - en avant - dès les années 1950, mais il n'y a pas d'universités ouvertes à vocation européenne.
- - Il faut - c'est le quatrième point - encourager toutes les initiatives qui permettent aux jeunes européens de se former ensemble, d'apprendre ensemble, de franchir des différents échelons universitaires ensemble.
- J'ajoutais un dernier point : la nécessité en raison des moyens de communication modernes, de mettre en place une culture audiovisuelle que j'avais appelé - c'est un terme facile à comprendre, puisqu'il y a de nombreux précédents, déjà très anciens et d'autres plus récents - un "Eurêka audiovisuel".\
`suite sur l'"Europe de la culture"
- Pour cette fin, la diversité et le pluralisme de notre Europe, notre Europe de la culture, sont des atouts puissants. L'Europe est dans la position unique d'avoir des relations étroites d'alliance avec les Etats-Unis d'Amérique, et d'autres relations historiques, plus anciennes encore - soit directement, soit par votre intermédiaire - avec l'Europe du centre et l'Union soviétique, des relations avec l'Afrique et le monde francophone - particulièrement au travers de la France - la chance d'avoir les liens de la Grande-Bretagne avec le Commonwealth, d'autres liens encore, ceux de l'Espagne ou du Portugal avec l'Amérique latine. En vérité notre richesse est grande. Il faut s'en pénétrer, avoir le sentiment que ce qui est fait par les autres, fait partie aussi de notre patrimoine.
- J'étais, il y a quelques jours, en Amérique latine, et vraiment, une fois passées les différences d'usage ou d'approche du problème, je me sentais comme chez moi : il n'y avait pas de distance dans la façon de raisonner et de sentir entre mes interlocuteurs et moi. Combien d'Allemands éprouvent ce sentiment lorsqu'ils circulent à travers le monde £ et je voudrais bien qu'ils puissent commencer par leurs relations avec la France. J'en connais beaucoup, en commençant par M. le président de la République fédérale allemande, qui parle le français comme j'aimerais parler l'allemand, ou madame Von Weizsacker, ou - je dois le dire à ma courte honte - de nombreux responsables allemands qui ne sont pas spécialisés dans les relations franco-allemandes, mais qui s'expriment parfaitement dans ma langue. Mais nous pourrions élargir le débat en quelque point d'Europe que ce soit : à l'ouest sans doute, mais à l'Europe telle qu'elle est. La vieille culture dont nous sommes issus devrait devenir une culture moderne qui va faire vivre votre génération et celles qui suivront.\
Peut-être pour certains d'entre vous, la coopération franco-allemande paraît-elle aller de soi et être naturelle. Monsieur le Recteur rappelait que, dans sa jeunesse, il a connu une guerre entre nous, qui n'était qu'un aspect d'une guerre mondiale. Eh bien moi aussi, puisque nous partageons ce privilège contestable d'appartenir à la génération précédente. La coopération franco-allemande, elle était impensable à l'époque !... Elle vous semble devenue presque routinière, mais c'est vrai que nos ministres et que moi-même nous franchissons très souvent la frontière au point de trouver presque quotidienne cette relation entre nos deux pays. Mais c'est déjà une conquête et j'en ai vu toutes les étapes depuis 1945, une conquête qui n'a pas toujours été très facile.
- Et pourtant, vous avez l'impression que l'Europe et que l'amitié franco-allemande - et vous n'avez pas tort - donne lieu à plus de déclarations d'intention qu'à des réalisations. Devenons humbles à notre tour. Mais après tout, nous n'en sommes qu'à nos débuts, qu'est-ce que 30 ans, 40 ans dans la vie de l'histoire ? il m'arrive de redouter avec beaucoup d'autres que la construction communautaire de l'Europe des Douze ne soit un peu trop sèche, bureaucratique, repliée sur elle-même. Cela ce sont ses défauts, elle a ses qualités, heureusement. Parce que la culture européenne, portée par nos institutions communes, garde son potentiel d'humanisme, sa capacité d'ouverture qu'il ne tient qu'à nous et qu'à vous particulièrement étudiantes et étudiants allemands, qu'il ne tient qu'à vous de faire rayonner davantage. Si la génération des jeunes qui ont entre 15 et 25 ans - dix, quinze, vingt-cinq ans aujourd'hui - veut l'Europe, il n'y a pas d'obstacle qui pourra l'empêcher. On a besoin de votre ferveur il faut y croire, sans quoi notre travail, à nous, n'aura jamais été qu'un rêve inachevé. Vous savez que nous sommes à la veille d'échéances décisives. Oui j'ai écrit "décisives" mais je pense en même temps que je parle, quand même... je ne me contente pas de vous parler : on emploie - les hommes politiques emploient - le terme "décisif" tous les quarts d'heure ou bien vivent des heures historiques, chaque matin, en se levant : il ne faut pas exagérer ... Malgré tout, en 1992, quand on va brasser 12 peuples, sans frontière, croyez-moi, ce sera un choc considérable auquel il faut se préparer. L'envie de savoir, de voyager, la passion de comparer, d'échanger, le goût de parler d'autres langues, voilà ce qui fera progresser l'Europe, et particulièrement le couple franco-allemand. Bref, vous avez l'avenir de l'Europe dans vos mains.\
La culture dont on parle, celle que votre vie d'adulte pratiquera, quelle sera-t-elle ? Quels seront les grands esprits qui vous serviront de maîtres à penser ? De toute façon, il y en aura, et si apprendre à penser recouvre tous les modes de culture qui nous sont propres et qui sont les vôtres, le bond sera considérable.
- Alors, ne laissons pas trop la technique précéder de trop loin la pensée. C'est vrai que nous disposons, grâce aux satellites, aux câbles, aux ordinateurs, à la télématique et au reste, de multiples instruments capables de faciliter l'élaboration des connaissances, d'accélérer les communications, d'étendre la diffusion, de partager la culture. Cet outil-là, il faut que dans vos mains, dans nos mains, dans vos esprits, il soit le moyen de construire l'Europe qu'il faut.
- Voilà, monsieur le président, mesdames, messieurs, quelques objectifs qui devront dépasser le stade universitaire ou de la culture proprement dite et qui devront gagner tous les milieux d'affaires, les milieux des industriels, des banques, tous les milieux des professions libérales, les employés, les ouvriers, pour que chacun comprenne qu'il n'y a pas que les écoles qui doivent servir de formation de base pour vivre l'Europe de demain.
- J'ai prononcé le mot ouverture, ouverture de l'Europe partout autour : nous n'arrêterons pas, naturellement, l'expansion de la pensée européenne à ces rivages géographiques. Mais commençons par renforcer ces noyaux à partir desquels la culture se répandra. Et vous savez bien que le noyau franco-allemand est indispensable à la construction de l'Europe. Goethe avait raison de dire - je le prononcerai mal, mais quand même - "Wo wir uns bilden da ist unser Vaterland". "Là où nous nous formons, là est notre patrie". Je n'exprimerai que ce souhait-là : que votre éducation devienne européenne et que vous puissiez dire, tout en restant fidèle à votre patrie, à vous : en voilà une autre devant nous et c'est l'Europe.\
- Madame,
- Monsieur le recteur,
- Mesdames, messieurs, et vous tous ici présents,
- Je suis évidemment très sensible à l'accueil que vous me réservez ce matin. C'est d'abord l'occasion de votre rentrée solennelle et c'est le premier - ou presque le premier - moment de ma visite d'Etat en République fédérale d'Allemagne. Vraiment, je vous en remercie, et je vous remercie, monsieur le recteur, de vos paroles d'accueil. Votre université est prestigieuse à plus d'un titre par son architecture, même si elle n'était pas destinée à votre usage par les maîtres illustres qui y ont professé la médecine, la philosophie politique, les mathématiques, les langues indo-européennes, que sais-je...
- Elle compte aujourd'hui, me dit-on, avec ses 40000 étudiants, ses huits facultés, soixante-quinze instituts parmi les plus importants d'Allemagne, en particulier dans le domaine de la médecine £ et j'imagine que ce n'est pas un hasard si son recteur est aujourd'hui un éminent chirurgien. Deux-cents ans après sa fondation, votre université s'affirme comme un foyer remarquable de rayonnement intellectuel. Elle a passé des accords de coopération avec nombre d'universités étrangères et particulièrement françaises. Et je salue à mon tour ceux qui viennent de Toulouse et de Paris, mes compatriotes. Il est très important que soit ainsi maintenue cette relation directe de caractère intellectuel universitaire.
- Je pense à la grande figure d'Ernst Robert Curtius qui est, je le crois, une des gloires de votre université et qui nous invite à évoquer les rapports culturels entre nos deux pays. A son époque, il avait du mérite à le faire - c'est-à-dire après la première guerre mondiale - en réveillant, en Allemagne, l'intérêt pour les lettres françaises, et en rétablissant des contacts entre les élites de nos deux pays. Par ses recherches, il a contribué à faire prendre conscience, après la deuxième guerre mondiale, de l'héritage culturel commun à nos deux pays ainsi qu'à ceux qui composent l'Europe.\
Comment - c'est la question que je pose - rendre plus étroits, plus riches les échanges intellectuels et culturels franco-allemands ? A l'évidence, les universités doivent être au centre de cette réflexion.
- Il y a un legs de l'histoire. Si nos traditions universitaires sont différentes, elles se sont influencées l'une l'autre au fil des siècles. Rappelez-vous que l'université de la Sorbonne, née en 1150, a servi pendant longtemps de référence et de modèle un peu partout, y compris en Allemagne. Ce n'était pas la première université en Europe - c'était la quatrième - je crois - mais elle se situait tout à fait à l'orée des temps que j'appellerai modernes puisqu'ils continuent à inspirer nos études universitaires.
- Au XIXème siècle l'enseignement supérieur européen a été à son tour modernisé par l'introduction du système universitaire inspiré des idées venues de chez vous, les idées de Von Humboldt. Nombre de professeurs ou d'étudiants au cours des siècles ont contribué à maintenir vivantes ces relations universitaires. Ils ont propagé des courants d'opinion, des sensibilités, même au moment les plus difficiles. Retenons donc cette leçon. De même, pour ce qui est de la mobilité des étudiants et des maîtres, nous avons à tirer profit d'un passé lointain où cette mobilité était de règle d'un bout à l'autre de l'Europe, d'Aberdeen à Heidelberg, de Coïmbra à Cracovie, de Padoue ou de Bologne.
- Au-delà de ces traditions anciennes, qu'avons-nous vraiment accompli dans la période la plus récente de la coopération universitaire entre nos deux pays, en particulier depuis la signature du Traité de 1963 ? Cette coopération s'est régulièrement développée comme en témoignent les quelques 130 accords entre universités, les 150 programmes annuels d'études intégrées et, chiffres plus modestes - cela vient d'être dit - ,les 3600 étudiants français qui font des études en République fédérale Allemande et les 2500 jeunes Allemands qui font leurs études en France. Enfin, j'ajoute quand même le programme "Procope" qui associe depuis février 1986 des chercheurs français, des chercheurs allemands pour étudier des dizaines de projets mais enfin, je pense dire vrai en disant que tous ces échanges devraient être intensifiés, qu'ils restent au-dessous de la ligne souhaitable, en dépit du travail fait depuis 1963, des engagements pris à l'issue du sommet culturel franco-allemand de Francfort-sur-le-Main en octobre 1986 et malgré les promesses du programme Erasmus.
- Je le dis donc solennellement : un effort est nécessaire - selon les propres termes de la déclaration de Francfort - dépasser ce stade, atteindre celui de relations approfondies. Nous n'en sommes pas là et nous devrions y être.\
Parlons en priorité de la connaissance de la langue du partenaire sans laquelle nous ne progresserons pas très vite. Les disciplines que vous appelez "Romanistik" et "Germanistik" sont vraiment essentielles pour la diffusion d'un savoir relatif à la langue et à la culture de l'autre. Ceux qui s'y adonnent sont des pionniers, sont encore des pionniers. Ils ne sont pas suivis par une troupe nombreuse mais ils créent un vivier irremplaçable car cette connaissance est également nécessaire aux étudiants des autres disciplines. On ne fera reculer la fatalité de la Tour de Babel, la dispersion des hommes entre des langages qu'ils ne comprennent pas, on ne la fera reculer qu'en renforçant systématiquement la connaissance des langues. Et pour cela, nous devons développer l'enseignement précoce, dès le point de départ, du français en Allemagne, de l'allemand en France, faciliter l'obtention simultanée de l'Abitur et du Baccalauréat, favoriser l'accès à l'enseignement supérieur du pays partenaire. Je sais que toutes ces mesures sont en cours d'élaboration mais il faut également permettre l'étude pratique de la langue en milieu extra-scolaire.
- Je pense aussi à l'utilité des études et des recherches communes dans les domaines des sciences sociales et de l'histoire : c'est la connaissance mutuelle des deux peuples et donc leur compréhension qui s'en trouveront consolidées, comme le montrent le travail exemplaire des instituts spécialisés. Au fond, l'avenir de nos deux nations dépend de leur volonté, celle de se maintenir ensemble à la pointe du progrès scientifique et technologique. Il y a là un vaste champ où les énergies des universités de nos pays et de leurs laboratoires auraient intérêt à se conjuguer davantage. Au total, il faut que ces échanges, que cette coopération cessent d'être des exceptions enrichissantes mais isolés, pour devenir la règle, l'habitude. Et cela par tous les moyens imaginables, par exemple par des jumelages systématiques entre universités, et vous avez vous-mêmes donné l'exemple, ici : l'imagination doit maintenant s'exercer.\
Parce que, mesdames et messieurs, il faut aller vers une Europe de la culture, une culture européenne qui respecte nos identités.
- Pendant des siècles, les nations d'Europe, la vôtre, la nôtre, en premier lieu, ont renforcé leur identité par des antagonismes. Elles se sont souvent elles-mêmes forgées par la violence. Aujourd'hui que la volonté de domination ou d'exclusion mutuelle a cédé la place à un esprit de dialogue, il faut évoluer, changer nos mentalités et savoir que nous ferons l'Europe de la culture en protégeant aussi nos propres identités : c'est bien l'objectif désirable.
- Je crois qu'Allemands et Français - car après tout ce discours s'adresse à l'Europe toute entière - apporteront beaucoup s'ils le veulent à cette -entreprise. Les affrontements déjà séculaires, malheureusement, n'ont pas empêché que se créent entre nous ce que Victor Hugo appelait déjà, au siècle dernier, des "connexions intimes". Cela a été illustré par de multiples personnalités dont les plus fameuses sont, ici ou là, Madame de Staël, Gérard de Nerval, Goethe, Henri Heine, Victor Hugo - je le cite de nouveau -, Romain Rolland, Jean Giraudoux, Aristide Briand - sur un plan politique - ou Gustav Streseman.
- Il y a six jours, j'étais à Bruges. J'ai participé à l'ouverture de l'année académique du Collège de l'Europe et j'y ai proposé plusieurs orientations, au nombre de cinq, c'est un peu systématique, mais c'est pour bien me faire comprendre, afin de bâtir l'Europe de la culture. Et je disais ce que je vous répète ici, ce matin :
- - Il faut que les jeunes européens parlent couramment deux langues étrangères, ce sera un progrès sur ma génération et un progrès considérable.
- - Il faut que tous les enseignants soient formés eux-mêmes à cette idée européenne. On parle des étudiants : encore faut-il que leurs professeurs partagent le même état d'esprit. Bref, il faut que ceux qui enseignent apprennent aussi. Pardonnez-moi d'avoir l'air de faire la leçon mais c'est agréable de changer les rôles.
- - Il faut créer - troisième point - une université ouverte à vocation européenne, une véritable université. Il y a, ici et là, des disciplines au sein d'universités particulières, quelques instituts qui se sont heureusement spécialisés - en avant - dès les années 1950, mais il n'y a pas d'universités ouvertes à vocation européenne.
- - Il faut - c'est le quatrième point - encourager toutes les initiatives qui permettent aux jeunes européens de se former ensemble, d'apprendre ensemble, de franchir des différents échelons universitaires ensemble.
- J'ajoutais un dernier point : la nécessité en raison des moyens de communication modernes, de mettre en place une culture audiovisuelle que j'avais appelé - c'est un terme facile à comprendre, puisqu'il y a de nombreux précédents, déjà très anciens et d'autres plus récents - un "Eurêka audiovisuel".\
`suite sur l'"Europe de la culture"
- Pour cette fin, la diversité et le pluralisme de notre Europe, notre Europe de la culture, sont des atouts puissants. L'Europe est dans la position unique d'avoir des relations étroites d'alliance avec les Etats-Unis d'Amérique, et d'autres relations historiques, plus anciennes encore - soit directement, soit par votre intermédiaire - avec l'Europe du centre et l'Union soviétique, des relations avec l'Afrique et le monde francophone - particulièrement au travers de la France - la chance d'avoir les liens de la Grande-Bretagne avec le Commonwealth, d'autres liens encore, ceux de l'Espagne ou du Portugal avec l'Amérique latine. En vérité notre richesse est grande. Il faut s'en pénétrer, avoir le sentiment que ce qui est fait par les autres, fait partie aussi de notre patrimoine.
- J'étais, il y a quelques jours, en Amérique latine, et vraiment, une fois passées les différences d'usage ou d'approche du problème, je me sentais comme chez moi : il n'y avait pas de distance dans la façon de raisonner et de sentir entre mes interlocuteurs et moi. Combien d'Allemands éprouvent ce sentiment lorsqu'ils circulent à travers le monde £ et je voudrais bien qu'ils puissent commencer par leurs relations avec la France. J'en connais beaucoup, en commençant par M. le président de la République fédérale allemande, qui parle le français comme j'aimerais parler l'allemand, ou madame Von Weizsacker, ou - je dois le dire à ma courte honte - de nombreux responsables allemands qui ne sont pas spécialisés dans les relations franco-allemandes, mais qui s'expriment parfaitement dans ma langue. Mais nous pourrions élargir le débat en quelque point d'Europe que ce soit : à l'ouest sans doute, mais à l'Europe telle qu'elle est. La vieille culture dont nous sommes issus devrait devenir une culture moderne qui va faire vivre votre génération et celles qui suivront.\
Peut-être pour certains d'entre vous, la coopération franco-allemande paraît-elle aller de soi et être naturelle. Monsieur le Recteur rappelait que, dans sa jeunesse, il a connu une guerre entre nous, qui n'était qu'un aspect d'une guerre mondiale. Eh bien moi aussi, puisque nous partageons ce privilège contestable d'appartenir à la génération précédente. La coopération franco-allemande, elle était impensable à l'époque !... Elle vous semble devenue presque routinière, mais c'est vrai que nos ministres et que moi-même nous franchissons très souvent la frontière au point de trouver presque quotidienne cette relation entre nos deux pays. Mais c'est déjà une conquête et j'en ai vu toutes les étapes depuis 1945, une conquête qui n'a pas toujours été très facile.
- Et pourtant, vous avez l'impression que l'Europe et que l'amitié franco-allemande - et vous n'avez pas tort - donne lieu à plus de déclarations d'intention qu'à des réalisations. Devenons humbles à notre tour. Mais après tout, nous n'en sommes qu'à nos débuts, qu'est-ce que 30 ans, 40 ans dans la vie de l'histoire ? il m'arrive de redouter avec beaucoup d'autres que la construction communautaire de l'Europe des Douze ne soit un peu trop sèche, bureaucratique, repliée sur elle-même. Cela ce sont ses défauts, elle a ses qualités, heureusement. Parce que la culture européenne, portée par nos institutions communes, garde son potentiel d'humanisme, sa capacité d'ouverture qu'il ne tient qu'à nous et qu'à vous particulièrement étudiantes et étudiants allemands, qu'il ne tient qu'à vous de faire rayonner davantage. Si la génération des jeunes qui ont entre 15 et 25 ans - dix, quinze, vingt-cinq ans aujourd'hui - veut l'Europe, il n'y a pas d'obstacle qui pourra l'empêcher. On a besoin de votre ferveur il faut y croire, sans quoi notre travail, à nous, n'aura jamais été qu'un rêve inachevé. Vous savez que nous sommes à la veille d'échéances décisives. Oui j'ai écrit "décisives" mais je pense en même temps que je parle, quand même... je ne me contente pas de vous parler : on emploie - les hommes politiques emploient - le terme "décisif" tous les quarts d'heure ou bien vivent des heures historiques, chaque matin, en se levant : il ne faut pas exagérer ... Malgré tout, en 1992, quand on va brasser 12 peuples, sans frontière, croyez-moi, ce sera un choc considérable auquel il faut se préparer. L'envie de savoir, de voyager, la passion de comparer, d'échanger, le goût de parler d'autres langues, voilà ce qui fera progresser l'Europe, et particulièrement le couple franco-allemand. Bref, vous avez l'avenir de l'Europe dans vos mains.\
La culture dont on parle, celle que votre vie d'adulte pratiquera, quelle sera-t-elle ? Quels seront les grands esprits qui vous serviront de maîtres à penser ? De toute façon, il y en aura, et si apprendre à penser recouvre tous les modes de culture qui nous sont propres et qui sont les vôtres, le bond sera considérable.
- Alors, ne laissons pas trop la technique précéder de trop loin la pensée. C'est vrai que nous disposons, grâce aux satellites, aux câbles, aux ordinateurs, à la télématique et au reste, de multiples instruments capables de faciliter l'élaboration des connaissances, d'accélérer les communications, d'étendre la diffusion, de partager la culture. Cet outil-là, il faut que dans vos mains, dans nos mains, dans vos esprits, il soit le moyen de construire l'Europe qu'il faut.
- Voilà, monsieur le président, mesdames, messieurs, quelques objectifs qui devront dépasser le stade universitaire ou de la culture proprement dite et qui devront gagner tous les milieux d'affaires, les milieux des industriels, des banques, tous les milieux des professions libérales, les employés, les ouvriers, pour que chacun comprenne qu'il n'y a pas que les écoles qui doivent servir de formation de base pour vivre l'Europe de demain.
- J'ai prononcé le mot ouverture, ouverture de l'Europe partout autour : nous n'arrêterons pas, naturellement, l'expansion de la pensée européenne à ces rivages géographiques. Mais commençons par renforcer ces noyaux à partir desquels la culture se répandra. Et vous savez bien que le noyau franco-allemand est indispensable à la construction de l'Europe. Goethe avait raison de dire - je le prononcerai mal, mais quand même - "Wo wir uns bilden da ist unser Vaterland". "Là où nous nous formons, là est notre patrie". Je n'exprimerai que ce souhait-là : que votre éducation devienne européenne et que vous puissiez dire, tout en restant fidèle à votre patrie, à vous : en voilà une autre devant nous et c'est l'Europe.\