21 septembre 1987 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, dans "Le Point" du 21 septembre 1987, sur les télévisions privées, la CNCL et la liberté de l'information.

QUESTION.- En juin 1986, vous aviez fait part de "votre extrême réserve" sur la privatisation de TF1, et vous faites votre "rentrée" sur TF1 privatisée `interview accordée à Christine Ockrent le 17 septembre`. Auriez-vous changé d'avis ?
- LE PRESIDENT.- Je regrette la privatisation de TF1 car je crois à l'utilité du service public. Par sa réussite même, TF1 en avait fait la démonstration.
- QUESTION.- Vous persistez donc !
- LE PRESIDENT.- Bon, cela dit, je n'ai pas de raisons de bouder TF1 privatisée. Cette décision n'a pas dépendu des dirigeants actuels, pas davantage des journalistes. Donc, si TF1, qui me paraît continuer sur une bonne lancée, m'invite, j'y vais. C'est tout.
- QUESTION.- Avez-vous été surpris par les interruptions de publicité ?
- LE PRESIDENT.- Oui. J'aurais préféré qu'il n'y en eût pas. C'est un grand inconvénient mais il faut bien que les chaînes commerciales vivent. Simplement on aurait pu ou dû en exempter le chef de l'Etat.
- QUESTION.- N'avez-vous pas mis vous-même le doigt dans l'engrenage de la privatisation avec la création de la cinquième chaîne, de Canal Plus et l'autorisation des radios libres ?
- LE PRESIDENT.- Je ne vois pas le -rapport !
- QUESTION.- Vraiment !
- LE PRESIDENT.- J'ai en effet recommandé au gouvernement de Pierre Mauroy et de Laurent Fabius d'autoriser les radios et les télévisions privées. Ce fut un changement considérable. Songez qu'il y a eu plus de mille radios lancées en quelques mois et, vous venez de le rappeler, côté télévision, Canal Plus, la 5, la 6, la 7.
- QUESTION.- Mais pourquoi ce changement !
- LE PRESIDENT.- L'évolution des moyens techniques rendait impossible le maintien d'un secteur public sans ouverture sur la concurrence. Le monopole de l'Etat n'avait plus de réalité. Ca fuyait par tous les bords. D'ici peu des flots d'images seraient tombés, si j'ose dire du ciel, sans le moindre contrôle, le câble, les satellites, les cassettes.. Et puis cela correspondait à la conception que j'avais de la communication.
- QUESTION.- Le gouvernement Chirac n'a-t-il pas obéi à la même logique ?
- LE PRESIDENT.- La différence est grande entre autoriser les télévisions et les radios privées et privatiser les radios et télévisions publiques. La coexistence des deux systèmes, public et privé, permet de mieux sauvegarder des notions essentielles comme la concurrence, l'invention, la création, mais aussi, grâce à la présence d'un secteur public, le maintien de la qualité. Ce fameux plus culturel dont on parle tant...
- QUESTION.- Il est en péril ?
- LE PRESIDENT.- Indiscutablement. J'avais souhaité un bon équilibre entre les deux secteurs. Cet équilibre a été rompu. Voilà.. Je le regrette.\
QUESTION.- Les enjeux financiers dans la télévision sont énormes. De tels investissements peuvent-ils être politiquement neutres ? On vous a d'ailleurs beaucoup reproché la présence de Jérôme Seydoux et de Silvio Berlusconi dans le capital de la "5", première formule ?
- LE PRESIDENT.- Quand on voit ce qui s'est passé par la suite, quelle hypocrisie ! Il faut aussi que vous sachiez que lorsque Mrs Berlusconi, Seydoux et Christophe Riboud ont acquis la "5", il n'y avait pas d'autre projet en -état.
- QUESTION.- Et la Compagnie luxembourgeoise de télévision (CLT) ?
- LE PRESIDENT.- La CLT n'avait pas déposé de projet. Mais pour répondre à votre question sur la "neutralité" des investissements, il est évident que cette neutralité n'existe pas à l'-état naturel. D'où la nécessité d'une institution comme le fut la Haute Autorité de l'audiovisuel. Toute institution de ce type doit veiller au pluralisme et à l'équité sur les ondes dans l'intérêt de la démocratie.
- QUESTION.- A vos yeux, cette équité est-elle respectée aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Je ne vous donnerais pas d'interview aujourd'hui si je le croyais.
- QUESTION.- Qui mettez-vous en cause ?
- LE PRESIDENT.- Le système.
- QUESTION.- Dans la compétition mondiale, peut-on éviter la -constitution d'ensembles multimédias comme veulent l'être le groupe Hersant ou le groupe Hachette à l'image de Bertelsman en Allemagne, de Berlusconi en Italie ou de Maxwell en Angleterre ?
- LE PRESIDENT.- C'est une question sérieuse, très sérieuse. Il est certain que sur le -plan mondial, on a affaire à des groupes géants tout à fait redoutables. Ce n'est pas par une légion de petits moyens qu'on parviendra à les contenir. C'est certain. Mais comme la liberté tient au pluralisme, la puissance publique doit faire preuve d'imagination et tendre à ce que le marché national échappe à la domination de quelques-uns. Elle le peut.
- QUESTION.- Mais comment ?
- LE PRESIDENT.- Il existe dans de nombreux pays des règles et des usages qui montrent que c'est possible.
- QUESTION.- Est-ce que la -constitution du capital des chaînes privées, depuis mars 1986, vous convient ?
- LE PRESIDENT.- Je ne juge pas. Je constate seulement qu'il y a beaucoup plus de médias et guère moins de concentration.\
QUESTION.- En 1972 vous écriviez que "l'opinion publique a quelque peine à démêler le vrai du faux dans le flot des informations qui lui parviennent par le tamis de l'ORTF et des postes périphériques". Quinze ans après avez-vous quelque chose à retrancher ou à rajouter ?
- LE PRESIDENT.- C'est toujours aussi compliqué.
- QUESTION.- Concrètement, voyez-vous une différence entre les informations des télévisions privées et celles du secteur public ?
- LE PRESIDENT.- Jugeons sur pièces.
- QUESTION.- Juste une parenthèse : pourquoi la gauche n'a-t-elle jamais réussi à avoir son grand quotidien ?
- LE PRESIDENT.- Parce qu'elle n'a pas d'argent. La réponse est tout à fait simple, elle n'a pas d'argent.\
QUESTION.- Depuis quelques semaines on a vu des images fortes. Dans un cas, le matraquage de manifestants du FLNKS en Nouvelle-Calédonie, vous avez réagi `conseil des ministres du 26 août 1987`, sans doute pour en tirer un bénéfice politique. Dans l'autre cas, les déclarations d'un agent de la DGSE sur l'affaire Greenpeace, vous êtes resté silencieux...
- LE PRESIDENT.- Non, je n'ai pas réagi sur une image forte mais sur la réalité que cette image exprimait. Pas pour un bénéfice politique mais parce que c'est ma conviction.
- QUESTION.- Mais l'affaire Greenpeace a tenu l'actualité pendant des mois...
- LE PRESIDENT.- Cherchez les affaires scandaleuses du passé. Rappelez-vous l'affaire Ben Barka. Où et quand des sanctions aussi sévères ont-elle été prises que pour l'affaire Greenpeace ? Le départ d'un ministre `Charles Hernu`, qui plus est un bon ministre - celui de la défense -, un de mes amis personnels et qui l'est toujours £ le départ d'un directeur général de la DGSE `Amiral Lacoste`, capable et estimable. Ont été frappés ceux qui, par fonction, devaient être considérés comme responsables. Un bateau `Rainbow Warrior` a sauté, il y a eu mort d'homme. L'opération a été stupide, inacceptable. Elle a fait des dégats de toutes sortes. Le gouvernement de Laurent Fabius en a tiré les conséquences.\
QUESTION.- Revenons à la télévision. Après mars 1986, le gouvernement avait promis de ne pas déclencher de chasse aux sorcières. Dix-huit mois après, cet engagement vous paraît-il respecté ?
- LE PRESIDENT.- Chaque nouvelle majorité a apporté des changements importants. Toutes ont eu tort.
- QUESTION.- Vous pensez aussi à 1981 ?
- LE PRESIDENT.- Certainement. Même si je n'y ai pas été personnellement mêlé. Mais vous comparez ce qui n'est pas comparable. Moins de trente personnes ont été évincées en 1981, près de trois cents en 1974. Aujourd'hui on ne peut plus compter. En 1981, cette pratique n'a pas été érigée en système. Je crains qu'elle ne le devienne. Je le répète, pour éviter ce type d'abus une institution est nécessaire. C'est pourquoi j'avais demandé que fût créée la Haute Autorité. Il n'y a de liberté que là où il y a des institutions.
- QUESTION.- Vous regrettez la Haute Autorité ?
- LE PRESIDENT.- Elle était composée de gens honnêtes, elle était bien présidée, mais elle avait un défaut : elle avait des compétences trop réduites.
- QUESTION.- Qu'auriez-vous souhaité ?
- LE PRESIDENT.- L'extension de ses compétences. La CNCL en dispose mais elle n'a rien fait jusqu'ici qui puisse inspirer ce sentiment qu'on appelle le respect.
- QUESTION.- Que souhaitez-vous pour l'après 88 `élection présidentielle 1988` ?
- LE PRESIDENT.- Une institution indiscutable composée de gens dignes de leur mission.
- QUESTION.- Lorsque vous regardez la télévision, que vous écoutez la radio, avez-vous le sentiment d'avoir affaire à des médias d'opinion ou d'information ?
- LE PRESIDENT.- Souvent les deux à la fois. C'est pourquoi j'apprécie les médias qui me paraissent résister à la contagion. Je pense en particulier à Canal Plus.
- QUESTION.- Peut-être parce que cette chaîne est dirigée par votre ami André Rousselet ?
- LE PRESIDENT.- Sans doute. En tout cas je crois indispensable d'annoncer la couleur. Si on est un organisme d'opinion, on doit le dire. C'est honorable.
- QUESTION.- Comment éviter que l'information redevienne un enjeu politique à chaque grande élection ?
- LE PRESIDENT.- Je vous l'ai déjà dit : par la création d'une institution respectée. L'intuition divinatoire qui a conduit la majorité des membres de la CNCL, dès le premier jour, à faire se rencontrer leurs votes sur les noms de nouveaux dirigeants qu'ils ne connaissaient pas la veille ferait croire au miracle, si le miracle hantait ces lieux. Sans cet étrange début la CNCL aurait acquis une autorité après laquelle elle court encore. Dommage !...\
QUESTION.- Pensez-vous que les opinions politiques des Français sont influencées par les journaux télévisés ?
- LE PRESIDENT.- Moins que ne le croient ceux qui s'en servent. Des journalistes respectés par le pouvoir le respectent.
- QUESTION.- Donc "l'appétit audiovisuel" de tout pouvoir est vain ?
- LE PRESIDENT.- Un gouvernement sûr de lui n'a pas besoin de cela. S'il en a besoin...
- QUESTION.- Lorsque vous regardez votre vie politique, quelle place la télévision y a-t-elle occupé ?
- LE PRESIDENT.- Importante, assurément. Mais la réalité politique d'un responsable se joue ailleurs.
- QUESTION.- Notamment lors des grands face à face comme ceux de 1974 ou de 1981 ?
- LE PRESIDENT.- Ils ont en effet beaucoup intéressé les Français parce qu'ils caractérisaient des hommes, des situations, des -rapports de force.
- QUESTION.- Ont-ils influé sur les résultats ?
- LE PRESIDENT.- Peu, peut-être pas du tout.
- QUESTION.- N'avez-vous pas l'impression que les hommes politiques sont en train de s'abimer dans les jeux médiatiques ?
- LE PRESIDENT.- Les hommes politiques qui ne vivent que pour ça, qui n'envisagent leur vie politique que sous cet aspect, ont grand tort. Un "look" ça s'épuise vite. Bien entendu, comme dans toute chose, si l'on veut bien faire ce que l'on fait, il y a des règles, une discipline, la connaissance de son métier et de l'outil de ce métier. On ne peut pas arriver à une émission de télévision les doigts dans le nez, avec le seul prestige d'une jolie pochette. Le "look" c'est l'apparence. Il faut une apparence. Mais si elle ne recouvre qu'une forme vide, ça se voit vite. La télévision est féroce. Elle montre ce qui est.
- QUESTION.- Mais la dictature des médias ne triomphe-t-elle pas ?
- LE PRESIDENT.- La dictature des médias trouve tout de suite ses limites, sinon je n'aurais pas obtenu 45 % des suffrages en 1965, et je n'aurais pas été élu en 1981. La mainmise sur les médias, si cela gêne ceux qui sont exclus du pouvoir, gêne surtout la démocratie. Mais les Français ont l'oeil et l'entendement vifs. Ils sont capables de réagir. Puis-je avant de conclure vous dire pourquoi j'ai accepté de répondre à votre demande d'entretien ?
- QUESTION.- Oui, évidemment.
- LE PRESIDENT.- Parce que la liberté de l'information, de l'expression et donc le pluralisme relèvent des droits fondamentaux que garantit la Constitution. Si l'on altère ce principe mon devoir est, comme on dit, de monter au créneau.\