18 juin 1987 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, à RTL le 18 juin 1987, sur l'importance du progrès social pour la réussite économique du marché unique européen.

JOURNALISTE.- Le Président de la République vient donc d'entrer dans ce studio. Monsieur le Président, bonjour et merci d'être parmi nous. Vous avez considéré que ce colloque était important en raison de son thème. Vous avez donc choisi de venir vous y exprimer, vous finissez à l'instant un discours qui a duré plus d'une heure et vous avez bien voulu aussi vous adresser aux auditeurs de RTL à cette occasion parce que l'Europe va franchir en 1992 une étape décisive probablement sans retour possible et cela sera un événement, vous l'avez signalé, aussi important que le fut il y a trente ans la création même du marché commun. L'ambition est en effet considérable puisqu'il s'agit de repousser les frontières nationales pour intégrer nos pays dans un vaste marché libre, j'allais dire repousser aussi peut-être les frontières mentales parce que l'Europe montre que le commerce au sens restreint a presque toujours favorisé le commerce au sens large entre les hommes.
- Mais il faut redescendre de ces hauteurs parce que l'actualité nous offre avec un peu de cruauté l'occasion d'exprimer quelques réticences. A Luxembourg, les Européens n'ont pas pu s'entendre sur la politique agricole et hier les chiffres du commerce extérieur de la France, 5 milliards 600 millions de déficit au mois de mai, semblent prouver que les entreprises de France ont à l'intérieur du -cadre actuel des frontières - donc un peu protégées - des difficultées énormes à vendre dans leur pays et surtout à exporter. Il sera impossible en 1992 de protéger les entreprises nationales comme on s'évertue à protéger nos agricultures. Donc si l'enjeu est élevé, le risque est énorme. Y est-on vraiment préparé ? Ce sera ma première question, d'autant plus qu'on a entendu ces derniers temps M. Périgot du CNPF dire que les patrons étaient démobilisés et M. Dalle dans un rapport sur l'emploi dire que les Français ne travaillaient pas assez. Alors est-on vraiment prêt, monsieur le Président, devant cet enjeu ?
- LE PRESIDENT.- Vous savez, tout est effort, c'est vrai pour les individus, c'est vrai pour un peuple. Tout est effort, rien n'est jamais acquis. Il faut conquérir, et conquérir la capacité de vaincre sur les marchés économiques implique une logique, des objectifs à définir, des méthodes. Non seulement une capacité économique mais aussi une capacité sociale et je crois moi, profondément que la France en est parfaitement capable. S'il y a des choses qui ne vont pas, naturellement, il faut les corriger. Vous avez dit : le débat sur les prix agricoles est interminable. Il a été souvent interminable depuis 30 ans. La situation est-elle plus grave qu'elle ne l'a été ? - je ne peux pas l'affirmer -. De même la situation tout à fait dommageable de notre commerce extérieur sur le -plan des biens industriels notamment. Il y a quand même peu d'années, j'ai cité 1984, il y avait une centaine de milliards d'excédent industriel, et pourtant le prix du pétrole était à un niveau encore fort élevé. Mais cela va, cela vient. Je ne veux pas douter, je ne doute pas de la volonté des gouvernants et des différents responsables, que ce soit dans l'Etat, dans le gouvernement ou que ce soit dans les entreprises, mais tout est effort.
- 1992 est une étape nécessaire. La France se croirait-elle protégée qu'elle y perdrait davantage encore, qu'elle deviendrait un pays sous-traitant, envahi par les marchandises américaines ou japonaises et les autres. En acceptant le combat à mains libres avec le regard bien ouvert, il y a assez de richesses, de facultés créatrices en France et chez les Français pour que, moi, personnellement, je considère que l'on doit gagner.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous le savez, 12 des 14 ministres des finances qui se sont succédés depuis 1957 au gouvernement ont parlé de l'Europe hier à l'initiative de l'association des journalistes économiques. Tous à des degrés divers n'ont pas caché que 1992 serait un défi difficile pour la France et parmi les efforts à consentir qui ont été énumérés, plusieurs ministres ont évoqué les relations sociales, ce qui a d'ailleurs valu une petite pique de Pierre Bérégovoy qui a dit que : "ce n'est pas en bafouant les syndicats comme à l'heure actuelle que l'on y parviendra". Est-ce qu'à votre avis les relations sociales vous paraissent suffisamment saines en France pour affronter 1992 ?
- LE PRESIDENT.- Je ne veux pas intervenir dans le débat immédiat mais chacun de ceux qui m'entendent savent bien que j'ai constamment tenu le raisonnement suivant - et je le tiens en ma qualité de Président de la République - : il n'y aura pas de réussite économique sans progrès social, sans cohésion sociale, c'est-à-dire sans juste répartition des profits. Mais, pour répartir un profit il en faut. Alors, ce profit ne peut être réalisé que par une audacieuse politique économique qui suppose que chacun y mette la main : l'Etat, les chefs d'entreprises, l'ensemble des travailleurs salariés, la nation en somme dans son ensemble. Je crois que seule cette forme d'unité dans la justice sociale permettra le succès économique.\
QUESTION.- Monsieur le Président, je vous ai entendu tout à l'heure évoquer l'histoire drôle mais symbolique des feux rouges de tracteurs. Il a fallu 10 ans, racontiez-vous, pour que l'on décide enfin à quelle hauteur sur les tracteurs européens on devrait fixer les feux rouges. Alors évidemment, c'est le passé, puisque l'on espère que cela ne se renouvellera pas compte tenu des nouvelles procédures de décision, mais tout de même les chefs d'entreprises, et pas seulement eux, soulignent qu'il va falloir réaliser de profondes réformes dans l'enseignement, dans la fiscalité, dans la législation sociale et les relations sociales. Vous le disiez à l'instant on n'a pas tellement progressé en 30 ans, va-t-on pouvoir le faire en moins de 5 ans ?
- LE PRESIDENT.- On a quand même beaucoup progressé. Si l'on s'arrête seulement aux obstacles, ou aux récits de ces obstacles, on a l'impression que cela ne marche pas. Moi, je suis arrivé là en 1984, c'était le tour de France, j'étais donc Président de la Communauté européenne et pour cette communauté-là j'ai constaté qu'il y avait 17 contentieux apparemment insolubles qui avaient pratiquement stoppé l'effort de construction européenne. Ils ont été réglés en 6 mois. Donc, il faut le vouloir, mais ce n'est pas dû à mon mérite, j'y ai contribué, c'est dû au fait qu'une prise de conscience collective chez les pays d'Europe, à l'époque ils étaient 10, maintenant ils sont 12, s'est opérée, s'est produite.
- D'autre part, si la France se trouve parfois en retard dans certains domaines, si le foisonnement des obstacles juridiques, économiques, techniques, retarde l'avancée de l'Europe, il faut en avoir conscience, il faut savoir de quoi on parle et aborder chaque problème l'un après l'autre. En 30 ans depuis le Traité de Rome l'Europe, l'Europe des Six, puis des Neuf, des Dix, aujourd'hui les Douze a appris à vivre. On a appris à vivre ensemble et je crois que ce progrès serait tout à fait certain si nous avions une volonté politique commune £ c'est ce qui manque le plus. Il y a des siècles d'histoire derrière nous, vous savez, et ces siècles sont des siècles d'opposition entre les pays partenaires aujourd'hui.
- QUESTION.- J'allais être un peu cru justement à ce propos, monsieur le Président. Vous parlez de volonté politique, les hommes politiques de chaque pays sont d'abord responsables devant leurs mandants nationaux, est-ce que les entrepreneurs peuvent vraiment faire confiance aux politiques dans cette affaire ?
- LE PRESIDENT.- J'espère que oui. Les responsables politiques ont tendance à s'arc-bouter hors de toute mesure sur ce qu'ils croient être des intérêts nationaux, sur des intérêts catégoriels. Il faut savoir dire non quand il le faut aux intérêts catégoriels parce que finalement on s'apprête à perdre. C'est par l'effort de tous les pays d'Europe que l'on gagnera, face par exemple aux marchés américains ou face aux marchés japonais, ce n'est pas par l'isolement et ce n'est pas par les catégories. On doit pouvoir mener un pays dans son ensemble, l'Europe dans son ensemble. Le travail quotidien des responsables politiques est de traiter avec telle ou telle catégorie, naturellement en veillant à être juste. Cela passe après l'objectif essentiel. QUESTION.- Monsieur le Président, je vous remercie.\