27 mai 1987 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, au cours du dîner offert par M. Grant Devine, Premier ministre de la province de la Saskatchewan au Canada, notamment sur le protectionnisme en matière de produit agricole, Régina, mercredi 27 mai 1987.

Je remercie M. le Premier ministre de ce propos d'accueil. Il s'est exprimé en termes amicaux comme il l'a fait tout le temps cet après-midi où nous avons parlé de quelques grands problèmes qui intéressent la Saskatchewan, le Canada et mon pays. Il m'est très agréable ainsi de faire la connaissance de jeunes responsables, aussi compétents, d'un pays comme le vôtre. Il est à l'image des meilleurs d'une génération qui maintenant est appelée à gérer les affaires du pays.
- Ce que j'ai vu de la Saskatchewan ne me permet pas d'en parler mais ce que j'en ai lu, l'hospitalité de ses habitants, des conversations m'ont permis d'approfondir une connaissance jusqu'alors superficielle.
- En France, on raconte cette histoire d'un Anglais qui vient pour la première fois en France, dans le port de Calais qui rencontre une jeune femme rousse ! Lorsqu'on lui parle de la France, ensuite il dit "en France, toutes les femmes sont rousses". Est-ce que cela me conduira à dire la Saskatchewan est un pays où il pleut tout le temps ?.. Je me garde d'émettre un jugement trop hâtif. Et cependant, je me réjouis pour les agriculteurs de cet Etat de ce que l'orage et la pluie nous aient accompagnés, ce qui est, dans beaucoup de pays, considéré comme un signe de bonheur puisque c'était depuis longtemps attendu.
- J'ai vécu toute ma jeunesse dans un pays dominé par le monde agricole, et j'ai pu constater l'inquiétude de mes amis paysans. Mon père était lui-même exploitant, bien que lui avait tendance, quand il y avait du soleil, à trouver qu'il y en avait trop, quand il pleuvait, il estimait qu'il pleuvait trop, et quand il n'y avait pas de soleil et qu'il n'y avait pas de pluie, à penser que l'agriculture était toujours un désastre pour l'agriculteur.
- Comme vous l'a dit M. le Premier ministre, j'ai été 35 ans député-parlementaire d'un département ou d'une circonscription agricole. Et chaque fois que je m'adressais aux paysans, mes électeurs, ou bien à ceux qui ne l'étaient pas : "comment ça va"... ils me disaient : plutôt mal"...\
Eh bien, cela étant dit, j'ai quand même constaté toute ma vie à quel point était nécessaire à l'équilibre d'un pays la bonne marche de son agriculture. Car, au-delà des productions qu'on leur doit, il y a un style de vie, une façon de penser, une forme de civilisation dont nous sommes issus et sans laquelle nous perdrions notre équilibre. Et croyez-moi il m'était très agréable d'entendre cet après-midi non seulement le Premier ministre mais aussi les personnes qui me recevaient - les professionnels en particulier - de les entendre m'expliquer ce qu'on attendait de récoltes du blé, des autres différentes céréales, des cultures de colza, de lentilles et même de riz sauvage : de cette façon on pouvait voir se dessiner la vie de chaque jour d'un Etat comme Saskatchewan.
- Bien entendu, le Premier ministre et les autres personnalités que j'ai rencontrées m'ont tout de suite parlé de la crise mondiale de l'agriculture et de la situation très difficile où elle se trouvait en raison de la tendance de chaque Etat à protéger abusivement, par le protectionnisme, ses propres productions au point d'aboutir à la -constitution de stocks très importants, et à la baisse constante des prix.
- J'ai participé à quelques conférences internationales où l'on parlait de l'agriculture : vous entendez généralement dire que le coupable de cette mauvaise situation c'est toujours l'autre. En vérité l'Europe du Marché commun protège ses productions agricoles et parfois d'une façon malsaine. Les Etats-Unis subventionnent considérablement les producteurs agricoles. Est-il absolument sûr que vous ne le fassiez jamais ? De telle sorte que pour arriver à en sortir il faut au plus tôt, au cours de la conférence qui s'organise - on appelle cela le GATT, la négociation commerciale internationale - que dans un moment de lucidité et de conscience pour l'intérêt universel tous les protectionnismes, toutes les barrières qui empêchent les échanges soient mises par terre. Mais, qu'on en discute franchement et que tous les éléments du problème soient mis sur la même table. Et ce que je dis de l'agriculture vaut pour l'industrie, pour les services, bref pour tout ce qui, aujourd'hui, empêche le commerce international de fonctionner sainement. Je crois que nous pourrions très bien nous entendre en posant en postulat, avant d'examiner tout problème, que tout protectionnisme c'est l'ennemi.
- Vous avez, mesdames et messieurs une très belle production agricole. Je viens d'en parler. Et vous n'avez pas que cela. Vous avez les richesses réelles, virtuelles, potentielles de votre sous-sol. Et la France bénéficie déjà de votre expérience et de votre qualité. Faut-il parler de l'uranium, de la potasse ? Faudra-t-il parler un jour du pétrole ? Bien entendu un Etat comme le vôtre dispose des moyens de développer une technologie avancée. C'est le cas de la France aussi. C'est-à-dire que vous êtes en mesure de compter parmi les Etats actifs et quand vous aurez une population plus forte, vous atteindrez un degré de puissance, de force, de présence dans le monde qui continuera d'affirmer la réputation déjà existante de votre Etat : la Saskatchewan.\
La richesse du sol, vos capacités industrielles, vos capacités intellectuelles au travers de vos universités, tout cela ne serait pas grand chose s'il n'y avait le courage et la ténacité des hommes sur ce sol. Ce courage des Canadiens nous l'avons, nous Français, éprouvé lorsque vos pères, vos frères sont venus se battre à nos côtés pour la défense de la liberté, pour permettre à nos pays de vivre, enfin débarrassés de la menace de la tyranie. J'ai salué, il n'y a pas tellement longtemps, la mémoire des soldats canadiens morts pour la liberté, près de Bernière sur la côte normande où, monsieur le Lieutenant-Gouverneur, je crois bien que vous avez été un soldat valeureux. Eh bien je tiens à vous remercier ce soir, longtemps après, au nom de la France, vous-même au nom des vôtres qui se sont sacrifiés. Et je tiens à vous remercier, amis du Saskatchewan pour avoir été courageux et fidèles. Vous m'avez apporté beaucoup en ces quelques heures, y compris les dernières offrandes qui témoignent de la capacité et de la qualité artistique de certains d'entre vous. J'ai pu parler à un certain nombre de jeunes gens et jeunes filles qui paraissent ici au milieu des terres, au centre d'un continent si loin de tout et qui ont couru le monde, qui ont déjà la connaissance de plusieurs langues, bref qui ont apporté l'air de l'extérieur. Vous comprendrez donc, mesdames et messieurs, que je me réjouis aujourd'hui d'avoir eu l'excellente idée, en organisant mon voyage au Canada de passer par la Saskatchewan.
- J'espère que vous garderez un bon souvenir du passage de quelques Français parmi vous, ceux qui m'ont accompagné, ma femme et moi-même. Nous sommes venus de grand coeur et nous avons le sentiment de partir plus riche d'informations, de relations et d'impressions.
- Aussi est-ce avec beaucoup de plaisir que je me conformerai à la tradition en disant pour terminer, que je porte un toast, enfin un verre, à Sa Majesté la Reine Elisabeth, à M. le Premier ministre et aux autorités de l'Etat, au peuple de la Saskatchewan, à la fraternité des peuples.\