26 mai 1987 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, devant l'Assemblée nationale québécoise, sur les liens culturels entre la France et le Québec, à Québec mardi 26 mai 1987.

Monsieur le Lieutenant Gouverneur,
- Monsieur le Premier ministre,
- Monsieur le président de l'Assemblée nationale,
- Mesdames et messieurs,
- Je vous suis très reconnaissant de m'accueillir ce soir, là où s'exprime depuis si longtemps et avec tant de liberté, la vie politique québécoise, là où ont pris naissance tant de textes qui ont permis au Québec moderne d'affirmer sa personnalité, de consolider sa spécificité, d'accroître son rayonnement, je pense en particulier à vos lois linguistiques.
- Le Québec s'est engagé, il y a plus d'un quart de siècle, dans une grande -entreprise de modernisation qui s'accroît de jour en jour, la -constitution d'un réseau éducatif - dont on me dit qu'il est fort efficace - la création d'un système de protection sociale de qualité, le développement de tous les secteurs de l'économie et de l'industrie, grâce à des initiatives parfois audacieuses, au renforcement spectaculaire de la capacité de production d'énergie électrique. Plusieurs d'entre vous, mesdames et messieurs, jusqu'à M. le Premier ministre, en ont été au travers des différentes majorités qui se sont exprimées, les bons artisans.
- Toutes ces réformes importantes et bien d'autres que je ne puis citer, ont modifié le visage de la société québécoise et permis l'avènement d'une démocratie politique, économique et sociale originale. La détermination, la passion même avec laquelle le Québec a réalisé cette mutation, en s'efforçant à la fois d'exploiter davantage ses ressources et de mieux répartir les -fruits de la croissance, a pour nous, a pour nous Français, valeur de symbole. L'immensité de votre territoire, l'importance de vos richesses naturelles constituent bien sûr des atouts naturels mais sans les qualités propres à votre peuple : courage, persévérance, goût de l'action, et quand il le faut imagination, ces atouts naturels n'auraient pas suffi à assurer à votre pays la puissance économique et surtout l'influence et le rayonnement sur le monde d'aujourd'hui que chacun vous reconnaît.
- Mais je ne voudrais pas oublier la valeur de vos productions artistiques, la vitalité de vos écrivains, de vos poètes, enfin de vos artistes dans tous les domaines de la création : ils sont très connus en France. J'ai pu en apprécier encore hier soir deux d'entre eux. Je ne pense pas seulement aux grands artistes, aux grands chanteurs québécois, bien qu'ils méritent une mention spéciale. Je pourrais aussi rappeler le vif succès remporté en France par votre théâtre, votre littérature, votre cinéma dont les personnages sont sans doute des purs québécois mais qui parfois atteignent, chaque fois que c'est grand c'est ainsi, à l'universel.\
J'ai commencé avec mes compagnons de voyage, cette visite au Québec par Gaspé. C'était dans tous les sens du terme vraiment retourner aux sources. Mais je puis le dire, nous étions étreints par l'émotion, la beauté du spectacle mais aussi le rappel de l'histoire : l'aventure, avec Jacques Cartier, de ces hommes qui foulaient pour la première fois le sol du Québec pour une aventure dont ils ne connaissaient pas la fin, dont ils n'ont pas connu la fin, dont nous ne connaissons pas la fin, puisque tout est en mouvement dans ce pays, et qu'à partir de la Gaspésie en suivant les rives du Saint-Laurent, en se fixant à Québec, en poursuivant leur route jusqu'au rivage du Mississipi, les Français, marins, agriculteurs, artisans, commerçants, voyageurs de toute sorte, poussés par le goût de l'aventure ou par la nécessité, ont apporté à cette terre des vertus et des valeurs et des capacités que nous avons l'orgueil de considérer comme les nôtres, les vôtres et les nôtres £ la manière, à travers le temps, de cette équipée du Québec, en dépit des accidents de l'histoire, de ses retours de toute sorte, la mise en valeur très remarquable qui laisse devant nous des perspectives sans limite, la fondation de cette ville et ce caractère maintenu avec tant de soin, avec tant d'esprit, garder à cette ville son unité historique et cependant ne pas se refuser, qui s'y refuserait, l'apport des temps nouveaux et donc l'extension, l'ouverture, les communications. Marier ce que l'histoire a apporté et ce qu'elle fait aujourd'hui, je peux dire que ceux qui sont passés comme je l'ai fait moi-même tout à l'heure par les champs d'Abraham, ont bien reconnu l'entrée splendide marquée, il y a deux siècles et un peu plus, par les combats qui devaient décider du sort de cette guerre, enfin du sort, pour un temps donné, qui en effet ont marqué le destin, tandis que le peuple non pas indifférent aux événements qui le frappaient, tandis que ce peuple là, persévérait, et le temps a passé. Et voici qu'aujourd'hui, vous êtes en mesure de parler en votre nom.\
Lisant quelques documents qui touchaient à votre aventure, je constatais que c'était en 1791 que vous aviez pu disposer d'une Assemblée élective, d'une Assemblée élue, Assemblée représentative. Je me suis frotté les yeux et j'ai d'ailleurs demandé des renseignements : cette date a dû être ....., l'auteur a commis une erreur.. 1791, nous en étions aux pétitions de principe, déclaration des droits de l'homme il n'y a pas tellement longtemps, qui nous venait du moins par certains échos, du continent américain. Enfin, vous n'aviez pas perdu de temps. Et pourtant vous n'étiez que trente ans après un bouleversement si profond, qu'on aurait pu comprendre votre peuple comme frappé de stupeur £ non, vous ne vous êtes pas arrêtés. Je crois que ce que l'on peut dire aux Québécois qui m'entendent, c'est qu'il leur est reconnu de par le monde et particulièrement en France, ce qui fait que l'homme fait son destin et que ce destin doit s'imposer à la nature, doit s'imposer aux autres sociétés rivales ou concurrentes, à tout ce qui peut menacer une collectivité d'un déclin, de perte de substance ou d'abandon de soi-même. Tel n'est pas le cas et je me réjouis de constater aujourd'hui l'identité québécoise, par sa langue dont nous allons parler, par sa longue lutte légitime mais aussi par sa volonté de prendre part à l'évolution de ce continent, être soi-même mais aussi être dans le mouvement des hommes, des idées, dans le mouvement qui s'est emparé du continent nord de cette Amérique, au point d'en faire l'un des centres d'attractions et de puissances du monde.
- Eh bien, vous êtes là, du Nord, tels que vous êtes, capables aussi bien que quiconque d'assurer les voies de l'avenir sans retard sur les techniques, les moyens de la science et les débats d'idées. Il faut comprendre que cette façon d'être des habitants du Québec n'est pas pour rien dans le sentiment qu'ont les Français de se retrouver en toute indépendance dans le respect des souverainetés. Nous sommes différents et nous sommes semblables. C'est de cette apparente contradiction qui n'est que complémentaire que nous avons su tirer l'histoire de ces dernières années. Vous aviez raison, monsieur le Premier ministre, tout à l'heure, de souligner à quel point au cours de ces dernières années, on peut dire ces dernières années, ces vingt ans, vingt-cinq ans, nous avons su accélérer l'allure et particulièrement pour des voyages qui ont été initiés par des personnalités dont je ne ferai pas un armorial - je risquerai d'être injuste - mais enfin je me souviens du voyage de M. Jean Lesage et tout ce qui s'en est suivi.
- Nous assistons, mesdames et messieurs, à une nouvelle rencontre du Québec et de la France. Je ne dis pas spécialement ici même, à cette heure et parce que je suis à cette tribune mais enfin le fait que le Président de la République française accompagné de membres du Gouvernement de la République soit là devant les principales personnalités du Québec et ses élus, cela marque bien que cette nouvelle rencontre avec la France est désormais irréversible.\
Je parlais à l'instant de Gaspé et des sentiments que j'éprouvais, de la réflexion qui naissait en moi. Réflexion qui s'éclairait soudain par la seule vue de cette côte et de ses horizons, de cette ouverture sur l'océan et de l'autre côté c'est chez nous. Chez nous, c'est l'Europe. De l'autre côté, c'est notre vieille racine nationale. Il a fallu beaucoup d'audace aux premiers explorateurs, aux premiers navigateurs qui ne se savaient pas encore explorateurs ou découvreurs du monde pour traverser ces immensités !
- J'évoquais cela pour s'émerveiller de cette lutte pour demeurer identique à une tradition, à une forme de culture et de langage, donc d'expression : c'est ce qui commande la communication entre les hommes à l'intérieur d'une même société, seul moyen de ne pas se désagréger ou de se laisser absorber dans un monde plus vaste. Quand j'observe, à la lecture des oeuvres qui sont sorties d'ici, la qualité du français - on plaisante parfois : ce n'est pas tout à fait le même, mais il est plus ancien que le nôtre d'une certaine façon, dans la mesure où il a moins changé - nous retrouvons des sonorités et des expressions que nous avons nous-mêmes perdues. Vous nous les avez rendues, merci bien !
- Et vous voici enrichis de votre propre langue. J'interrogeais : que signifie ce mot ? A tous moments on me disait : "cela vient de la langue indienne, de telle tribu". Voici qu'après les Celtes, les Germains, les Romains et tant d'autres au travers des siècles depuis plus de 1000 ans - on pourrait dite 2000 - voici que vous apportez à la langue française les richesses du langage, certaines résonnances non encore attiédies des Indiens d'Amérique, des tournures qui font que les noms des villes et des cités aux sonorités qui nous paraissent étranges sont pour vous une façon d'être fidèles à votre autre origine, à votre origine québécoise proprement dite, ce que vous avez apporté, ce que vous avez découvert. Ce que vous en avez fait c'est déjà une autre langue mais plus belle et plus riche. Et j'ai toujours pensé - je viendrai vous le dire monsieur le Premier ministre, au mois de septembre - j'ai toujours pensé que c'était une fausse conception que d'imaginer le français - cela arrive si souvent dans les périodes classiques - comme devant être figé par des règles grammaticales, des règles de vocabulaire immuables.
- La francophonie, répartie sur les cinq continents, réunit 40 Etats représentés à Paris il y a moins de deux ans qui se retrouveront à Québec en septembre. Ce sont plusieurs façons de parler le français : il y a tel langage créole, il y a telle façon de mêler le dialecte africain - africain d'Afrique noire - il y a la rencontre du français et de l'arabe, il y a la rencontre de la langue française et de la langue anglaise £ il y a un français nouveau : qui peut mieux le porter dans la fidélité à lui-même, dans la pureté de la langue, dans sa recherche philologique et dans son expression moderne, qui peut mieux l'exprimer que vous, mesdames et messieurs qui êtes au carrefour des peuples.\
On m'a dit que dans ce voyage j'avais réservé trop peu de temps au Québec. A voir ce qui se passe aujourd'hui, c'est assez vrai !... Un peu de bousculade peut-être ... Quand je pense que je ne serai même pas allé à l'hôtel de Ville ! Heureusement que j'ai rencontré M. le maire. Mais voilà, je le répète, en septembre je ne viendrai que pour Québec - même pas pour le Québec - que pour Québec et j'aurai le temps, si vous le voulez bien m'aider à organiser ce calendrier, j'aurai le temps, je l'espère de rencontrer davantage ceux qui vivent ici, c'est donc un rendez-vous remis, mesdames et messieurs. Que les Québecois n'aient pas le sentiment d'un oubli ! Nous ne pouvons plus les oublier si jamais ça eut lieu, et ça eut lieu pendant plus d'un siècle où nous nous sommes ignorés.
- Vous avez cité, monsieur le Premier ministre, à l'instant, un certain nombre de faits qui montrent bien de quelle façon nos Etats se sont retrouvés. Vous avez cité un cadre institutionnel particulièrement serré, les rencontres annuelles entre les Premiers ministres sont, je le crois, pratiquement à l'origine de la plupart des grandes décisions tandis que la Commission permanente fait son travail sérieusement. Il y a l'activité de l'Office franco-québécois de la Jeunesse qui permet, dès le jeune âge, de s'informer et de s'intéresser à nos affaires communes tandis que notre Consulat général à Québec et votre délégation générale à Paris assurent une relation directe privilégiée, particulière, que nous avons décidé d'instituer. Quand j'ai dit "que nous avons décidé", je fais naturellement -état de la permanence de nos institutions puisque cela a été fait depuis 20 ans. Or, ce dispositif n'a pas d'équivalent dans vos relations avec l'extérieur et vous avez dans notre politique étrangère une place bien à part. Cette relation, ai-je dit, est directe, elle est privilégiée, et nous avons à travers les variations de notre politique intérieure maintenues et consolidées, quelles que soient les majorités au pouvoir, les relations du Québec et de la France.\
C'est pourquoi, mesdames et messieurs, avec la solennité qu'appellent le lieu où je m'exprime et l'auditoire auquel je m'adresse, je tiens à réaffirmer ce soir l'importance et la signification que la France attache à cette relation, relation avec le Québec, une fraternité qui transcende les frontières sans les ignorer, une responsabilité historique qu'ensemble nous assumons, une volonté de préférer ce que nous sommes ensemble. Qui pourrait nous le reprocher à nous qui avons fait ce choix ? Et puis, j'ai déjà évoqué les sacrifices de tant des nôtres, le souvenir de vos soldats jusqu'à une date assez récente puisque je me souviens d'avoir célébré les parachutistes de la côte normande, les parachutistes canadiens et je faisais partie des résistants qui attendaient avec impatience, impatience sur le moment déçue et vite rassérénée lors de l'extraordinaire raid canadien sur les côtes de Dieppe, et puis les champs de bataille de 1914 et 1918.
- Je voudrais terminer sur cette évocation £ bien d'autres peuples sont venus à nos côtés pour défendre notre liberté et la leur du même coup £ bien d'autres peuples méritent notre gratitude pour avoir laissé sur notre sol les meilleurs de leurs fils. Mais comment ne pas redire aux Québécois que depuis plusieurs siècles, chaque fois qu'il a fallu, vous étiez au rendez-vous. J'ai essayé, à mon tour, de vous le dire, à ma façon. Je ne suis pas le premier et ne serai pas le dernier. Réjouissons-nous, mesdames et messieurs, de cette chaîne, celle de la continuité qui veut que la France et le Québec soient liés par le coeur, l'esprit, les obligations internationales, le langage, la culture et bien d'autres choses encore qu'il nous appartient de mettre en oeuvre. Ils sont liés, le resteront. Il me reste à moi quelques heures pour vivre avec vous. Nous allons nous retrouver dans un instant dans d'autres lieux pour profiter pleinement des heures d'amitié que vous avez bien voulu nous réserver.
- Monsieur le Premier ministre, merci de vos propos de tout à l'heure, monsieur le Lieutenant Gouverneur, monsieur le président de l'Assemblée nationale, mesdames et messieurs, vraiment la France par ma voix vous remercie du fond du coeur.\