25 mai 1987 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'issue du dîner offert par Mme le Gouverneur général du Canada et M. Maurice Sauve, sur les relations franco-canadiennes, à Ottawa lundi 25 mai 1987.

Madame le Gouverneur général,
- Je suis, et mes compagnons de voyage avec moi très sensible aux marques de sympathie que vous venez d'exprimer une fois de plus à l'adresse de mon pays et de nous-mêmes, ma femme et moi, que vous recevez. Et je tiens, aux termes de cette première journée sur le sol canadien, à vous remercier et à vous dire combien je suis heureux de me trouver parmi vous, à Ottawa.
- Vous connaissez bien la France où je souhaiterais, je vous l'ai dit, vous accueillir en visite officielle. Vous venez d'évoquer avec beaucoup de justesse ce qui, dans de nombreux domaines, nous rapproche. Oh ! nous sommes de part et d'autre de l'Atlantique, ce qui n'est pas une mince distance, mais enfin, nous sommes riches d'un héritage pour une large partie commun.
- Aux heures sombres de ce siècle, je l'ai naturellement rappelé devant le Parlement - mais toute occasion est utile de rappeler ces choses qui ont été vécues - aux heures sombres de ce siècle, aux moments des périls de la guerre, le Canada a partagé par deux fois avec la France et ses autres alliés le poids des combats.
- De nos jours, mon pays est signataire comme le vôtre du traité de l'Atlantique Nord, et continue de voir dans celui-ci un des garants de la paix mondiale. Cette similitude de vue sur les problèmes de notre sécurité a des raisons profondes : nous avons puisé aux mêmes sources l'esprit démocratique qui anime nos sociétés et les règles qui inspirent nos institutions. Nous voulons que le monde moderne s'établisse dans l'équilibre et dans la paix, sur la base du respect des droits de l'homme et de l'indépendance des peuples ainsi que de la coopération internationale. Tout cela est vite dit et pourrait apparaître comme une pétition de principe, une série de pétitions de principe, mais c'est cela que nous vivons et que nos peuples vivent. Ils le démontrent en avançant, ils en ont accepté les périls, ils en ont subi, vous le savez bien, les conséquences dramatiques.
- Et nous sommes, on peut le dire au premier rang des nations, la vôtre, la nôtre, qui cherchent à apporter une aide utile aux pays démunis. Vous et nous sommes également d'avis que les progrès de la science, de la technologie, ne sauraient entretenir les rivalités internationales. En tout cas, ils ne sont pas faits pour cela, pour perpétuer d'inadmissibles hégémonies mais au contraire pour permettre à chaque peuple d'assumer par soi-même, lorsque chacun en sera là, son développement dans la liberté et la sécurité. Ce ne sont pas des souhaits pieux, c'est la volonté que manifestent nos gouvernements.\
Nos deux pays entretiennent de nombreux échanges, on le sait - je l'ai dit - pas assez nombreux, mais enfin, qu'il s'agisse de science, de technologie ou de coopération industrielle, peu à peu des programmes s'élaborent, qui sont de -nature à faciliter les contacts entre chercheurs, techniciens, industriels. On entreprend des actions conjointes, dans des secteurs de pointe prioritaires comme dans les télécommunications, l'espace, les bio-technologies.
- Dans le monde des affaires, les relations se diversifient, et les investissements augmentent dans les deux sens. On ne peut appeler cela qu'un début prometteur : tant reste à faire quand on sait la réceptivité de vos populations et des nôtres, leurs capacités, leur complémentarité !...
- Enfin, je retiens des entretiens de ce jour, que nos amis canadiens sont convaincus, tout comme nous, et décidés à chercher les moyens de faciliter un progrès. Alors comme il existe de vastes projets, menons-les à leur terme.
- Il est vrai que le Canada et la France sont de grands pays industrialisés. Ils se réuniront, je l'ai dit, dans quelques jours, dans deux semaines, à Venise, comme ils le font chaque année, dans le -cadre de ce qu'on appelle le sommet des sept plus grands pays industrialisés. En réalité, comme toujours, les Sept sont huit, c'est-à-dire que l'Europe, la Communauté européenne, est également représentée. Je me souviens que la première conférence à laquelle j'ai participé, en 1981, c'était précisément celle du Canada, théoriquement à Ottawa, en fait à Montebello. C'est là que j'ai pris contact avec les responsables de la vie internationale. Il en reste quelques-uns, d'autres ont changé : ainsi va la vie politique : mais enfin, j'ai pu au travers de ces six dernières années suivre les progrès des relations entre le Canada et la France.
- Comme les autres puissances, ou les principales puissances économiques, il y avait donc une part de responsabilité, une large part de responsabilité dans la préservation des échanges, dans le maintien des équilibres mondiaux, dans le respect des intérêts légitimes de chacun, on ne peut pas s'abstraire de ces problèmes, on ne peut pas considérer que sur cette planète rétrécie, dont on peut faire le tour si vite, on ne peut pas considérer que les problèmes, parce qu'ils seraient encore pour nos esprits étriqués un peu trop loin de nous, ne sont pas de notre domaine, au moins intellectuel, et généralement politique.
- La France, de son côté, entend contribuer activement aux discussions ouvertes en ce moment même dans les diverses enceintes internationales appropriées, en particulier au sein du nouveau cycle de négociations commerciales multilatérales : Punta del Este, le GATT. Des négociations commerciales si difficiles à faire démarrer, tant chacun veut prendre une position avantageuse avant même d'avoir commencé. Résultat : on n'avance pas, ce qui est bien normal. Et ce qui risquerait par devenir souhaitable si l'on ne parvient pas à un ordre du jour suffisamment juste par rapport aux intérêts de chacun !...
- J'ai parlé du sommet économique de Venise, sommet économique où l'on parlera d'autre chose naturellement. D'économie peut-être, bien que j'ai constaté que l'objectif principal des pays réunis pour parler économie était de n'en point parler et de s'intéresser au reste qui s'appelle les affaires du monde, ce n'est pas inutile non plus. J'ai simplement répété un peu partout : il ne faut pas croire que la France - nous nous en sommes exprimés rappelez-vous à Bonn, il n'y a pas si longtemps, monsieur le Premier ministre la France n'est pas prête à accepter que cette institution, fort intéressante - j'ai eu tort de dire institution - que cette réunion fort intéressante, mais non institutionnelle, et non organique, pourrait se considérer comme une sorte de directoire des affaires du monde. Cela serait faire une grave offense aux autres pays d'Europe qui sont nos voisins, une grave offense aux pays du tiers monde.\
Toutes les occasions qu'ont nos deux pays de se concerter, de coopérer, je vais insister à mon tour, je ne vais pas faire de discours sur ce sujet mais enfin parler de la francophonie - c'est assez normal entre nous - c'est chargé de significations et aussi de promesses. La place qu'occupent dans ce pays vos compatriotes de souche française donne à nos rapports une tonalité particulière, explique la qualité de la relation directe et privilégiée que la France entretient avec le Québec et elle s'en réjouit en accord avec le Gouvernement canadien et dont l'effet, je crois qu'on le reconnait partout maintenant, se révèle bénéfique pour l'ensemble de vos pays et pour le nôtre.
- De telles affinités ne nous contraignent pas, nous Français, à ignorer les autres. D'ailleurs j'aurais grand plaisir à me rendre au Saskatchewan après demain et après être passé en Ontario puisque nous y sommes, nous allons aussi aller à Toronto, petite approche dans cet immense monde mais enfin quelques images dont le regard apprend souvent davantage que bien des livres savants. Voilà des affinités qui unissent le Canada et la France, d'autant plus que nous nous retrouvons engagés en commun dans la mise en oeuvre d'une coopération de plus en plus active entre tous les pays qui pratiquent le Français. Je serai, monsieur le Premier ministre, au sommet de Paris, vous aviez bien voulu, madame le Gouverneur général, traiter de ce sujet, je serai de nouveau à Québec, je l'ai dit, en septembre. Je vais donc pouvoir suivre, à peu de distance finalement, puis nous sommes fin mai, le développement de cette entreprise que le Canada a suivi, j'ai pu le constater, responsable qu'il était de la Commission chargée, dans l'intervalle, de ces deux années de préparation, il a mis au point toute une série de travaux extrêmement bien travaillés et préparés. Je tiens à vous en rendre hommage.
- Les choses continueront, des Français, des Canadiens trouveront bien d'autres occasions de se rencontrer, de parler de leur langue, de leur culture et de ce qu'ils voudront sans que personne ne les embarrasse.
- Je voudrais vous dire maintenant que l'enjeu du sommet de Québec doit dépasser nos problèmes à nous pour tenter de réconcilier progrès technique et développement de base, faire comprendre ce que peut une organisation de ce type, une culture ainsi développée en harmonie avec l'autre culture du Canada. Le développement, la projection, le rayonnement dans une large partie du monde, de millions, et même de centaines de millions d'êtres humains sur la terre. Enfin, quarante Etats mobilisés pour donner corps à cette idée. Je pense qu'à Québec, une impulsion décisive devrait être lancée.\
Voilà, madame le Gouverneur général quelques indications comme cela jetées. Je voudrais vous épargner de reprendre les thèmes que j'ai moi-même développés cet après-midi au Parlement. Je tiens beaucoup à dire qu'il faut très clairement, aussi clairement que possible, choisir des priorités, avoir quelques idées simples, c'est la meilleure façon de les avoir claires. Des pays comme les nôtres ne peuvent pas se désintéresser de la paix dans le monde même si nous voyons les problèmes de ce type, chacun du côté de notre océan donc chacun ayant un horizon exactement inverse de l'autre. Mais au total l'on sait bien que sans vous et nous et d'autres, ceux qui se trouvent placés comme nous, un certain nombre d'-entreprises risqueraient de se déclencher, qui atteindraient la sécurité de tous les autres. Cette solidarité là se pose à nous quand bien même nous ne le voudrions pas, or nous la voulons.
- Je ne vais pas reprendre d'autres thèmes : celui de l'ordre mondial, le nouvel ordre monétaire, encore en espérance, soumis aujourd'hui, tous les quinze jours ou tous les six mois à des variations qui peuvent inquiéter. Il faut aller carrément vers une construction internationale qui nous engagera tous. Il faut que l'on se tourne vers les secteurs d'avenir, sans avoir froid aux yeux. Il faut savoir que le siècle prochain sera différent de celui-ci. Bon, les âmes seront les mêmes, leurs besoins changeront, leurs styles aussi, leurs modes de langage, leurs modes de pensée, non pas les pensées, non pas les problèmes éternels qui se posent à chacun d'entre nous en face des grandes difficultés de la vie, tout simplement les chagrins et les joies. Que de fois, faut-il le dire au-delà de tous nos débats politiques, il y a quelques rendez-vous dans chaque vie individuelle qui devraient davantage démontrer notre solidarité ? Mais enfin regardez ce qu'est l'avenir dans la littérature, les arts, les sciences, les techniques, les langages ! Il faut admettre ce qui change et comprendre que pratiquement à chaque génération, si l'on s'entête à refuser les modes nouveaux, on passe toujours à côté d'un Picasso ou bien d'un Malarmé, on rate toujours le rendez-vous avec une expression majeure de l'esprit. Eh bien, c'est la même chose en politique, on passe à côté de l'histoire. Ce n'est pas votre intention, ce n'est pas la nôtre.
- Voilà, madame le Gouverneur général, le moment venu d'ouvrir une nouvelle page de l'histoire des relations franco-canadiennes, de joindre l'efficacité à l'amitié, de bâtir sur notre histoire commune, une commune ambition. Je formule ce voeu auquel j'ajouterai celui d'une visite, la mienne, la nôtre, qui serve à quelque chose. Je veux que les Français, nous contribuions à la mise en place des systèmes, que nous réalisions ce que notre pensée conçoit, de pair avec vous.
- A mon tour je vais lever mon verre, c'est un rite, après tout il y a quand même des rites excellents, c'est un rite mais cela veut exprimer - sans quoi pourquoi venir vous voir - un peu plus que des rites : le sentiment d'être à l'aise avec vous, qu'il est très agréable de passer quatre jours en votre compagnie, vous ou vos compatriotes, ceux que nous rencontrerons au travers de nos itinéraires, le sentiment de prendre part au mouvement de notre temps.
- Alors vous comprendrez pourquoi, sans la moindre réticence, mais au contraire avec beaucoup d'espoir, je lève mon verre à la santé de Sa Majesté, la Reine Elisabeth comme à votre santé, madame le Gouverneur général, ainsi qu'au bonheur et à la prospérité du peuple du Canada, ami du mien. Merci.\