23 mai 1987 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée au journal québécois "Le Devoir" le 23 mai 1987, notamment sur les relations économiques franco-canadiennes et la francophonie.

QUESTION.- Vingt ans après la visite du général de Gaulle au Québec, quel sens revêt ce séjour officiel du Président de la République française au Canada ?
- LE PRESIDENT.- Je réponds à l'invitation du Premier ministre du Canada, M. Mulroney, d'accomplir une visite d'Etat dans votre pays. Ce voyage vient à son heure. Les conditions me paraissent réunies, en effet, pour que la France continue d'entretenir des liens directs et privilégiés avec le Québec sans cesser d'entretenir avec le gouvernement fédéral des relations cordiales et confiantes.
- Il nous faut penser à l'avenir. La France et le Canada sont deux puissances industrielles et technologiques de premier -plan. Notre coopération dans ces domaines n'est à la hauteur ni de nos possibilités ni de nos intérêts. Je souhaite que ma visite soit l'occasion de lui donner une forte impulsion.
- Nous avons ensemble l'objectif ambitieux de donner un nouveau souffle à la francophonie, tâche à laquelle MM. Mulroney et Bourassa se vouent avec dynamisme et efficacité. J'aurai, comme vous le savez, le plaisir d'être de nouveau à Québec en septembre pour le deuxième sommet francophone. Nous discuterons de nos intérêts communs et nous célèbrerons les liens du coeur et de l'esprit. J'adresse, par vos soins, mes salutations les plus chaleureuses à la population québécoise, si fière d'être ce qu'elle est et que je me fais une joie de rencontrer.\
QUESTION.- Est-ce que la "cohabitation" a modifié ou tout simplement rendu plus complexe l'élaboration de ce cours de la politique française envers le Canada et le Québec ?
- LE PRESIDENT.- La France a une politique étrangère et une seule dont le Président de la République fixe les orientations. Ce que vous appelez la cohabitation n'a pas introduit de rupture dans ce domaine où la Constitution dicte à chacun ses droits et ses devoirs. Bien entendu, la politique de la France à l'égard du Canada, et par là du Québec, n'échappe pas à cette règle. Comment d'ailleurs pourrait-il en être autrement ? Je n'ai entendu personne en France proposer une autre voie que celle que je viens d'indiquer : coopération dans la confiance avec le Canada, maintien de nos liens particuliers avec le Québec. Je peux vous assurer que cette politique rallie le plus large consentement.\
QUESTION.- Est-ce que la conclusion éventuelle d'un accord de "libre échange" entre le Canada et les Etats-Unis risque de modifier les relations avec la France ? Avec la Communauté européenne ?
- LE PRESIDENT.- Je crois qu'il faut se réjouir par principe de tout accord tendant à une plus grande liberté des échanges, au moment où les tentations protectionnistes sont particulièremement fortes, notamment aux Etats-Unis. Bien entendu il ne faut pas qu'un accord de ce type, passé sur une base bilatérale, porte préjudice à des tiers. Nous avons noté l'engagement du Canada et des Etats-Unis de se conformer aux règles du GATT et je ne crains donc pas, a priori, que la France ou la Communauté européenne puissent être lésées.\
QUESTION.- Comment se situe la France en regard des négociations entre Moscou et Washington en matière de désarmement ou de réduction des arsenaux nucléaires ?
- LE PRESIDENT.- La France a toujours souhaité que les équilibres nécessaires au maintien de la paix, qu'il s'agisse de dissuasion nucléaire ou d'armement conventionnel, soient ramenés à des niveaux plus bas. Les Etats-Unis et l'URSS, grandes puissances surarmées, négocient aujourd'hui des accords de désarmement pour certaines catégories d'armement nucléaire, pour la première fois semble-t-il, avec la volonté d'aboutir. C'est la bonne direction à condition bien sûr qu'une vérification effective soit prévue. J'estime que nous devons les encourager dans ce sens d'autant que - armement nucléaire stratégique, conventionnel, chimique - elles ont beaucoup à faire ! Désarmer en rétablissant ou en préservant les équilibres vaut mieux que surarmer dans le déséquilibre.\
QUESTION.- Pourrait-on imaginer une remise à jour de l'ancien projet d'une CED ?
- LE PRESIDENT.- Les pays européens membres de l'OTAN aspirent aujourd'hui à exercer, dans l'Alliance `Alliance atlantique`, des responsabilités accrues pour assurer leur défense et leur sécurité. La France est favorable à ce mouvement. Les Européens doivent tendre vers cet objectif en intensifiant leurs échanges, leur réflexion commune, leur coopération militaire pour la formation des hommes comme pour la fabrication des armements. C'est dans ce sens que la France et l'Allemagne ont avancé en réactivant, à partir de 1983, les clauses militaires du traité franco-allemand de 1963. Le jour venu, une défense commune naîtra d'une union politique européenne.\
QUESTION.- Que faut-il attendre du sommet de Venise ?
- LE PRESIDENT.- Comme pour les autres réunions de ce type, il s'agira pour les sept principaux pays industrialisés de se concerter sur les grands problèmes de l'heure, notamment économiques. On y parlera aussi certainement, du moins officieusement, des graves questions de l'heure, donc du désarmement. Mais j'ai déjà eu l'occasion de le dire, le sommet des sept ne doit pas être considéré comme une sorte de directoire ayant pouvoir de décider de l'organisation économique et politique du monde. Ce serait une tentation dangereuse.\
QUESTION.- Comment jugez-vous l'-état des relations économiques et commerciales entre la Communauté et les Etats-Unis ? Possibilité d'une véritable guerre commerciale ?
- LE PRESIDENT.- Les analyses économiques ou les intérêts commerciaux de l'Europe et des Etats-Unis divergent souvent. Mais nul ne gagnera à s'engager dans une guerre commerciale.
- Aussi inquiets soient-ils de la persistance de leur déficit commercial, les Etats-Unis ne doivent se tromper ni d'interlocuteurs ni de méthode. Les causes de leur déficit sont en grande partie internes, singulièrement une tendance à dépenser plus que ce qui est produit. Aussi, un redressement n'est-il à rechercher ni dans une menace d'affrontement avec les partenaires commerciaux, ni dans un retour au protectionnisme dans le seul jeu des variations monétaires. Il y a mieux à faire entre nous.\
QUESTION.- Qu'en est-il de la situation des immigrants et des travailleurs immigrés ?
- LE PRESIDENT.- Comme tous les pays industrialisés qui subissent la crise économique, la situation des travailleurs étrangers s'est fragilisée. C'est pourquoi une grande vigilance est nécessaire afin de ne pas les laisser désigner comme des boucs émissaires.
- Les immigrés en situation régulière sont en France chez eux et nous avons le devoir moral de réussir leur insertion. Ce sont les jeunes issus de l'immigration qui connaissent aujourd'hui les problèmes les plus aigus, car ce sont eux qui ressentent le plus durement le déchirement entre deux cultures. Heureusement certaines associations sont actives et vigilantes. Je suis malgré tout optimiste : les enfants de la troisième génération vivront en meilleure harmonie. Ils bénéficieront de l'effort de leurs parents. Et ceci constituera une simple étape nouvelle de la tradition historique de la France qui s'est faite par des siècles d'intégration de minorités très diverses. L'histoire de la France est celle d'un pays ouvert. Il doit le rester.\
QUESTION.- Comment entrevoyez-vous l'évolution des tendances (ou modes) idéologiques actuelles ? Le néo-conservatisme va-t-il réellement modifier le cheminement de la société française ?
- LE PRESIDENT.- Tendances ou modes : vous posez là un problème central. Comment distinguer les unes des autres ?
- Il y a toujours eu deux forces en France et qui se sont toujours opposées : celle du mouvement et celle du conservatisme pour ne pas dire du retour en arrière. La seconde l'a souvent emporté, mais sur le long terme, c'est le mouvement qui a toujours été le plus fort.
- Je ne porterai pas de jugement ici sur la situation intérieure présente de mon pays : la majorité du peuple français s'est exprimée à deux reprises et de façon contraire, en 1981 pour la Présidence et en 1986 pour le Parlement. Je reste fidèle à mes convictions, tout en accomplissant mes devoirs constitutionnels.\
QUESTION.- Où se situe la France en ce qui concerne la construction de la Francophonie ?
- LE PRESIDENT.- La France s'attache à faire de la communauté francophone une réalité forte. Elle l'a montré, je crois, par les efforts qu'elle a déployés pour réunir le premier sommet francophone à Paris. Mais la France n'est pas seule à lutter pour la francophonie : plus de 40 Etats se battent avec elle...
- La langue française est un lien d'une -nature unique entre tous ceux - 120 millions de personnes - qui la parlent. Cette langue leur est commune non seulement parce qu'ils la pratiquent mais aussi parce qu'ils l'ont façonnée, chacun à sa manière. Le français a subi au cours des siècles de multiples évolutions et s'est constamment enrichi des apports des autres pays francophones. La langue française n'est pas la langue de la France, elle est celle de tous les pays qui la parlent. Les pays francophones doivent saisir la chance qu'offre l'universalité de la langue française.\
QUESTION.- Quelles sont les attentes de Paris au sujet du sommet de Québec ?
- LE PRESIDENT.- La première tâche du sommet de Québec sera de vérifier la réalisation des mesures décidées à Paris et fort bien suivies depuis lors par les responsables désignés à cet effet. Le travail accompli est tout à fait satisfaisant. Il s'agit maintenant d'inscrire la communauté francophone dans la durée, de dépasser ce que Bachelard appelait les intermittences du coeur.
- L'enjeu du sommet de Québec est là : la francophonie doit prouver sa force, son efficacité et, plus encore qu'à Paris, insister sur la dimension scientifique, technologique et économique de la francophonie. Sur ce point aussi, je suis confiant. Le Canada a récemment fait connaître ses propositions pour le sommet de septembre qui déboucheront sur l'examen de quelques problèmes majeurs du moment, par exemple l'endettement d'un grand nombre de pays en voie de développement. J'approuve tout à fait cette orientation.
- QUESTION.- Peut-on imaginer une contribution importante et efficace de la part de cette communauté francophone au titre de la coopération au développement ?
- LE PRESIDENT.- Oui. Je crois même que si la langue française n'est pas la langue du développement, que si la francophonie n'est pas perçue comme utile au développement des pays du Sud, son avenir sera compromis.
- Mais il faut éviter toute confusion. Les programmes de coopération conçus dans les secteurs dits de pointe, dans les technologies les plus modernes (la communication ou les industries de la langue par exemple) ne sont pas toujours considérés comme devant intéresser au premier chef les pays en voie de développement. C'est, à mon avis, une erreur d'appréciation. Je prendrai deux exemples simples. Les informations médicales fondamentales pourront être disponibles pour tous les pays grâce au vidéodisque, au système videotex, les informations d'ordre agronomique indispensables également pour les pays en voie de développement (mesure d'aridité ou mesure de potentialité herbagère) pourront être observées et communiquées par satellite.
- Bref, on se tromperait en opposant la modernité technologique et le développement de base. Mais, revenons à l'essentiel, je souhaite que le deuxième sommet donne une impulsion décisive au développement de l'éducation et de la formation des hommes.\