31 mars 1987 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur les catégories sociales défavorisées, à la mairie de Belfort, mardi 31 mars 1987.

Monsieur le maire,
- Je vais répondre si possible en peu de mots à vos paroles d'amitié et d'accueil. Vous l'avez rappelé, ce n'est pas la première fois qu'il m'est donné de m'adresser aux Belfortins. Vous avez également évoqué le souvenir de Denfert-Rochereau, qui est mon compatriote, pas simplement de ma région, mais de ma ville, dont nous avons fait don à la France et particulièrement à Belfort, et qui est tout à fait typique des vertus précisément de ce pays-ci. C'est un exemple de refus, de refus devant l'abandon, comme s'il avait compris, indépendamment de ses vertus personnelles qu'il exprimait par là même, l'art de la France qui n'a jamais été elle-même mieux exprimée que par une ville comme la vôtre, qui désormais fait figure de symbole. On s'y rapporte constamment : c'est par la ténacité et le courage des Belfortins, des soldats français qui s'y trouvaient, que cette petite région, comme cela, en extrême bout de la France, s'est trouvée épargnée dans la grande sécession que nous avons connue en 1871.
- Je suis vraiment très sensible au fait de vous retrouver dans ces murs. Je sais le travail qui s'y fait, et de quelle manière Belfort aborde avec courage et détermination les années à venir. C'est vrai, vous avez traversé des années difficiles. Elles ne sont pas closes, mais la réponse, la solution, elle est dans l'homme, elle est dans vous-mêmes, elle est dans vos esprits et dans vos caractères. Qui peut prétendre que l'histoire soit faite uniquement du cours paisible d'un fleuve en plaine, et sans méandre ? L'histoire est faite d'accidents. Ne pas y être préparé, c'est n'être pas digne de sa tâche. Si un peuple ne le sait pas, il est voué à périr, et pour parler d'accidents et d'obstacles, la génération qui est la mienne en a vécu beaucoup. Elle n'est pas la seule. Né pendant une guerre mondiale, ayant fait une deuxième guerre mondiale, ayant connu tous les périls du lendemain de la guerre dans la reconstruction du pays, ayant vécu la période si cruelle, si mal comprise, et finalement, je peux le dire, réussie, - faut-il employer ce terme, alors que cela a coûté si cher ? - de la décolonisation, ayant vécu en somme le passage de plusieurs systèmes politiques à d'autres, je m'aperçois que dans la durée d'une seule vie qui peut toujours paraître assez brève - quand c'est la sienne - l'histoire va finalement beaucoup plus vite qu'on l'imagine.
- Je n'ose pas penser, me tournant vers le Président Edgar Faure, aux 40 années qui précédaient le moment où nous sommes entrés ensemble à l'Assemblée nationale en 1946, 40 ans plus tôt. Je n'ose pas y penser, c'était avant le déluge. Qu'est-ce que c'était que ces hommes politiques du début de ce siècle ?... Nous sommes dans cette situation par -rapport aux plus jeunes. Il faut bien s'en rendre compte, et ainsi, de génération en génération, la France a su traverser des siècles et devenir le grand pays qu'elle est, un pays uni, alors que la -nature et le tempérament de son peuple portaient naturellement à épouser toutes les divisions qu'on disait obéir à toutes les forces centrifuges. C'est donc qu'il y avait quelque chose, qui est très difficile à définir, comme une sorte de volonté d'être, une volonté de durée, une sorte d'affirmation de la France avant qu'il n'y eût la France. Sans quoi, c'est inexplicable, car les Français étaient faits pour être séparés. Attirés au nord, au sud, à l'est, à l'ouest par l'espagnol ou par l'anglais... J'arrête mon énumération : que de tentations de notre histoire pour qu'elle éclate ! Et pourtant cela dure, et ça durera longtemps, parce qu'il y a des vertus dans ce peuple, dans sa diversité, dans ses contradictions, il y a des moments où l'on sait se retrouver. Ce sont des moments assez rares, mais comme ce sont les moments graves, après tout, de quoi se plaindre ?\
Vous avez employé un mot, tout à l'heure, monsieur le maire `Jean-Pierre Chevènement`, le mot de l'effort. Pour moi, c'est la philosophie première. Il faut aimer l'effort, il porte en lui sa récompense. Pas tout de suite, bien entendu, sans quoi tout le monde se jetterait dessus. Et, alors qu'on a une tendance naturelle à s'y refuser, il porte en lui sa récompense. Un jour ou l'autre, il en va de même pour le montagnard qui escalade des hauteurs, et des aspérités propremement incroyables, il en va pour le sportif, il en va pour l'artiste, qui se trouve devant l'ébauche de son oeuvre sans doute porté par le désespoir de ne pouvoir réaliser ce qu'il a conçu. Il en est de toute chose. Ainsi, il en est d'un peuple, il en est d'un pays, il en est des individus : l'effort est porteur. Un jour ou l'autre, on sait que l'on a eu raison de vivre, parce qu'on a fait l'effort de vivre, de créer, de projeter sur l'avenir, d'enseigner aux autres où se trouvait le bon chemin.
- Quand j'aperçois ce qui arrive précisément, le relâchement de l'effort, un doute sur soi-même, une sorte de refus d'envisager demain, alors je m'inquiète. Mais vraiment, en dehors de tous les débats politiques multiples auxquels non seulement j'ai pris part mais auxquels on voudrait tant, à lire les journaux, que je continue de prendre part - enfin on voudrait, c'est une façon de parler, d'une façon ou d'une autre - non, dépassant absolument toutes nos difficultés ou rivalités politiques, je pense que dans tous les milieux, sociaux, professionnels et politiques, il existe exactement cette vertu-là. Elle est également partagée. Bien entendu, plus on se trouve proche des sources, plus près des énergies neuves, des énergies jusqu'ici inemployées par notre société, plus sûrement la nécessité de l'effort s'impose. Voilà pourquoi c'est dans les fondements de notre peuple, dans le renouvellement des générations populaires, chez ceux qui avec leurs mains et leur esprit manient la pâte, que l'on trouve sans aucun doute une grande réserve d'énergie vraie. Il ne faut pas la manquer, il ne faut pas l'écarter, une société ne peut pas appartenir uniquement aux groupes socio-professionnels dominants. Il faut faire appel à tout le monde.\
Je voudrais résumer mon propos en vous disant et j'aimerais que cela soit le message que j'adresse à Belfort et au-delà de Belfort à la France : il n'y a personne de trop, il n'y a personne de trop ! Nul ne doit être éliminé, pour aucune raison !
- Sur le -plan de la Sécurité sociale, tous doivent être également défendus et, donc, plus fermement le faible que le fort. Sur le -plan du développeemnt du chômage, plus fortement doivent être défendues les régions en peine, les villes détruites, c'est-à-dire que déjà des produits de substitution, des industries nouvelles, des énergies nouvelles doivent être recherchées parce que nul n'est de trop.
- C'est vrai, je viens de le dire des groupes sociaux, c'est vrai des malades, c'est vrai des personnes âgées. Combien d'entre elles sont encore capables d'apporter beaucoup à la France ! Si l'on voit des responsables comme l'est le Président de cette région avec tant de mérites, de force et d'intelligence, de capacité de travail ne croyons pas que cela soit réservé à quelques privilégiés de la nature ou de l'éducation. Si un pays comme le nôtre s'organise, il verra se multiplier ce que j'ai vu dans mon département de la Nièvre naguère, se développer les Universités du troisième âge où j'ai aperçu des personnes ayant atteint le mien, mon âge qui n'est pas tellement inférieur à celui d'Edgar Faure, d'avoir vu des hommes et des femmes apprendre des langues étrangères, s'initier même au latin, apprendre des mathématiques.
- Je crois que nul n'est de trop et nul ne peut se dispenser d'apprendre à tout moment. Je crois que l'une des grandes lois de ce dernier demi-siècle, c'est la loi de la formation permanente parce que c'est un acte de foi. On croit que l'être humain tant que les ressources de l'esprit lui sont accordées par la nature, il peut toujours produire, inventer, vivre au maximum de ses moyens, donc, apporter ses moyens à la collectivité nationale à laquelle nous appartenons.
- Nul n'est de trop. C'est pourquoi, vous m'avez vu souvent me dresser, sans animosité croyez-le à l'égard des autres groupes politiques ou sociaux, pour exprimer un peu ma philosophie. Nul n'est de trop. Donc, quand j'ai vu les exclus, les éliminés, les handicapés, les laissés pour compte non par raison, par mérite moindre mais à cause d'une structure qui les conduisait à connaître cette marginalisation, je n'ai jamais pu l'accepter.\
`Suite sur les catégories sociales défavorisées`
- Je tiendrai exactement le même raisonnement à l'égard des travailleurs immigrés. Je tiendrai plus encore le raisonnement à l'égard des Français qui sont nés sur notre sol et qui doivent le rester, à l'égard des Français qui n'étaient pas Français à un moment donné de leur existence, ceux qui ont voulu le devenir, ceux qui sont héritiers Polonais du Nord, Italiens du Lot, Portugais ou Espagnols de l'Aquitaine qui ont voulu tout simplement s'agréger à ce grand peuple que nous formons.
- Il ne peut pas y avoir d'exclu. Nul n'est de trop. Nous sommes quelques 55 millions de Français, ces Français-là après tout ils résistent encore un peu mieux que les autres à la baisse démographique. Ce n'est pas suffisant £ il y a comme une sorte de perte de substance, en France aussi £ non seulement il faut renouveler les générations, mais il faut les multiplier, il faut avoir une vue sage de l'avenir de la famille, du groupe humain que forme un couple. Il ne faut pas exagérer les perspectives, parce qu'il faut aussi que chaque individu ait sa vie.
- Mais, la conscience nationale devrait nous conduire à faire plus, il y aura de la place pour tout le monde £ nul ne sera de trop quand on sera quelques millions de plus au service de la patrie, dans le -cadre de l'Europe, où nous allons pouvoir, dans quelques années, moins de cinq ans, circuler sans frontières. Circuler, non seulement avec le passeport - cela s'est déjà fait avec quelques pays comme l'Allemagne - mais sans avoir besoin de présenter ses papiers. Cela est un aspect très important, donc, je ne le néglige pas. L'étudiant qui par le projet Erasmus pourra travailler successivement le long de ses études supérieures à Oxford ou à Nuremberg, à Padoue, à Coïmbra ou à Salamanque, à Montpellier, à la Sorbonne ou que sais-je, c'est quelqu'un qui sera plus fort et qui, en même temps, sentira que les moyens de l'espoir se sont devant lui étendus. Désormais ce serait une entité de 320000000 de personnes sur une vaste géographie, avec des moyens scientifiques considérables - je dirai même incomparables - parce qu'ils pourraient être supérieurs à ceux du Japon ou des Etats-Unis d'Amérique. Un jeune garçon, une jeune fille, pourra désormais rêver et construire.\
Nul ne sera de trop. Il faut bien s'en convaincre à condition de commencer. On a commencé avant moi, avant nous. Nous n'avons pas inventé la solidarité, déjà la République, celle que vous évoquiez, avait appelé le peuple tout entier à construire la France, à y prendre part, à n'être pas simplement au service des classes dirigeantes.
- Depuis 1945, quelques lois fondamentales ont permis aux Français de se sentir associés dans la vie sociale, précisément, et de plus en plus en d'autres circonstances dans la perception et dans la conduite de notre vie économique avec, bien entendu, un certain nombre de données morales dont je dirai qu'elles sont également partagées £ nul n'en a l'apanage ou bien le monopole. Tout le problème, c'est de savoir ce qu'on en fait. Les structures d'une société ne sont pas différentes. En supposant que chaque groupe soit disposé des mêmes intentions, qu'il ait un idéal peut-être différent, mais de même qualité, si on ne dispose pas ensuite des structures économiques et sociales qui permettent de les mettre en valeur, eh bien, les marginaux, à leur tour, s'éparpillent, se multiplient, se sentent abandonnés. On parle de la nouvelle pauvreté, elle existe. On a, avec un excès de polémique, voulu en attribuer la responsabilité à tel et tel responsable, tel ou tel dirigeant politique, au cours de ces dernières années. En réalité, l'expression date de 1972, mais la réalité est beaucoup plus ancienne. Oui, on voit, constamment, surgir à nos frontières sociales de nouveaux groupes oubliés, négligés, écrasés. Le char des puissances passe sans s'occuper de savoir si on écrase au passage telle ou telle catégorie de français. Dans ce cas-là, il faut s'entendre, il faut au moins s'entendre là-dessus. Je sais bien que ce n'est pas commode, puisque c'est précisément la lutte majeure des intérêts et des ambitions. Tout au moins, il faut il y en ait qui témoignent, qui disent : "il n'y a personne de trop". Il ne faut pas inverser l'argument £ il ne faut pas que ceux qui, souvent, représentent la pensée des couches sociales les plus exclues, les plus éliminées, celles qui ont commencé d'être réinsérées véritablement dans la nation, il ne faut pas qu'ils renversent l'argument. Ils disent, puisque cela arrive, "il faut que les autres s'en aillent". Alors, là, on tomberait dans un défaut du même ordre, toujours la tentation de la division de l'exclusion. Il n'y a personne de trop.\
Voilà, mesdames et messieurs, j'ajoute que l'heure est venue de déjeuner. Je ne voudrais pas que vous vous sentiez exclus de l'heure normale où, dans notre société, nous avons appris à rompre le pain ensemble.
- Je voudrais saluer Belfort et ses habitants, les habitants de cette ville et les habitants de ce département, remercier le maire de cette ville, que j'appelle par ce titre parce que c'est celui qu'il exerce ici-même, mais que j'ai plaisir à revoir dans sa ville, après l'avoir tout de même assez souvent fréquenté en d'autres lieux, et apprécié, je dois le dire. Je l'ai toujours tenu pour l'un de ceux sur lesquels devait se construire la vie politique du présent, du futur, en raison même de l'écart des générations. Et comme c'est agréable de le voir ainsi que ses conseillers municipaux, ainsi que toutes les autres fractions de la population ici représentée, les autres fractions politiques de la population ! C'est intéressant de voir que, en dépit de tout ce qui peut diviser, il peut rester, il doit rester une volonté commune que j'ai moi précisément pour mission d'incarner £ car si je ne l'incarne pas, qui le fera ? Je sais bien qu'on le conteste £ toute parole est interprétée par ceux qui ont le goût du double sens comme un double sens. Ceux qui se plaigne de l'ambiguïté, c'est qu'ils vivent dans l'ambiguïté. Vous savez bien que, très souvent, nous avons tendance à reprocher à nos voisins les plus proches, à nos amis, aux membres de notre famille les plus proches, à l'intérieur d'un couple, on a toujours tendance à reprocher à l'autre exactement ce que l'on ressent. C'est un phénomène psychologique très connu. Eh bien ! c'est pareil en politique. Donc, si quelqu'un n'incarne pas la volonté commune, qui le fera ? Et s'il n'y a pas d'expression de la volonté commune, est-ce que ce ne serait pas, de ma part, manquer à mon devoir, et de la part du pays manquer à la conception saine d'une République qui ne peut pas se passer d'expression, qui ne peut pas se passer de pouvoirs, non pas réservés mais préservés, pour la défense de lRépublique et du pays ? Je n'en demande pas davantage. Je sais très bien ce qui se passe et ce qui se passera et je n'ai jamais eu l'habitude d'être indemne à travers une vie politique déjà longue. Jamais indemne, on traverse un chemin, toujours étroit, et la vie politique c'est étroit, des deux côtés du chemin, d'un côté les haies vous griffent au passage, on s'y fait et je crois qu'on y gagne finalement une capacité de résistance, un goût de vivre, une volonté d'aller un peu plus loin ... je m'arrête là. Cela n'a pas de signification. Voir un peu plus loin, c'est une figure symbolique, aller un peu plus loin side rario au haut de la côte, mais pas tout seul, avec tous ceux qui ont bien voulu accomplir le même chemin.
- Mesdames et messieurs, bonne chance ! Merci à tous. Belfort est une ville accueillante, surtout quand il y a un beau soleil, comme celui-ci, et je me souviens d'avoir éprouvé quelques frimas, quelques bourrasques dans le passé £ tout est beau, aujourd'hui et moi personnellement, j'en suis très heureux. Je passe vraiment - vous me croirez ou vous ne me croirez pas - un bon moment avec vous. Je me réjouis d'être ici. Je serai encore plus content quand j'aurai cessé de parler, lorsque je serai assis à côté de mes voisines, quand je prendrai part à la conversation, pour démontrer, avec vous, que la vie continue et que l'on est content d'être ensemble. Merci.
- Vive Belfort,
- Vive son département,
- Vive la République,
- Vive la France !\