31 mars 1987 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur le bilan de son voyage en Franche-Comté, à la mairie de Luxeuil-les-Bains, mardi 31 mars 1987.

Monsieur le maire,
- Mesdames et messieurs,
- J'achève à Luxeuil-les-Bains la visite de la région Franche-Comté que j'ai -entreprise hier matin. Il s'agissait pour moi, en six ans, de la quatorzième région que je voyais. J'inscris donc ce voyage dans la longue série des nécessaires obligations, mais obligations agréables, du chef de l'Etat pour approcher les Français et connaître la France, mieux encore que cela m'a été donné avant de remplir cette fonction.
- Je me suis réjouis de cette visite. Quel que soit l'endroit où je me sois rendu, j'ai trouvé accueil, hospitalité, chaleur, courtoisie. Cela fait beaucoup de choses à la fois. J'étais un peu à l'abri des remous extérieurs, presque éloigné des problèmes internationaux, et disponible pour être à l'écoute des réalités d'un pays, d'une région, d'une fraction de la France, la vôtre.
- Si j'avais à tirer des conclusions, la première qui me viendrait à l'esprit est celle-ci : j'ai vu beaucoup de travail bien fait. Il me semble que c'est un peu l'une des caractéristiques des hommes et des femmes par ici. Ce que l'on fait, on le fait bien, on s'y attache, on s'y applique, on y met patience, résolution, attention, amour. On le fait bien. C'est ce que j'ai vu et je pense que si je n'ai pas tout vu et loin de là, cette remarque initiale pourrait être souvent vérifiée. Sans vouloir éliminer aucun autre aspect, car ce serait injuste, de ce que j'ai pu observer, je pense à ma visite à Mamirolle, par exemple.\
`Suite sur la visite à la laiterie de Mamirolle`
- Là, j'ai pu voir fonctionner cette école de laiterie, la plus ancienne de France peut-être. On fêtait son centenaire, on le fêtera l'année prochaine, avec un esprit de recherche. Voilà, on a les éléments de base, la matière première. Qu'est-ce que l'on peut en faire pour projeter sur l'avenir les moyens de cette production, surtout à un moment rendu difficile par la nécessité où se trouve l'Europe de contingenter la production du lait. J'ai trouvé là des responsables, des organisations agricoles, en même temps que les directeurs et employés de la laiterie, des gens intelligents qui s'interrogent, cherchent et qui ont trouvé déjà certains éléments et des éléments originaux. Je sais que le président Edgar Faure a beaucoup encouragé l'initiative qui consiste, à partir de la poudre de lait, à fabriquer un produit adapté aux besoins de l'Afrique noire qui, pour des raisons biologiques, ne peuvent pas absorber les matières grasses animales telles que nous les connaissons nous-mêmes. Ceci nous prive d'un marché considérable et les prive d'un moyen de nutrition, alors que dans les années de sécheresse, la famine peut dévaster ces pays. Voilà, c'est une tentative, on étudie sa rentabilité. Il faut voir ce que cela donne mais, en tout cas, on commence, on n'attend pas d'avoir absolument toutes les herbes de la Saint-Jean, toutes les bénédictions des experts, on essaie, on établit avec un autre pays, le Mali, une relation de travail avec des experts, des ingénieurs qui viennent des deux côtés. On essaie de simplifier la mécanisation, non pas par dédain pour la capacité de ce peuple à apprendre mais pour que cela aille vite, que cela réponde tout de suite aux besoins, surtout dans un pays où, si certains hommes et certaines femmes sont déjà suffisamment informés pour pouvoir gérer les industries les plus compliquées, les moyens de les exploiter n'existent pas sur place. Alors il faut que cela soit simple et l'intelligence du simple, ce n'est pas si commode. J'ai vu des Francomtois s'appliquer à cela par -rapport aux problèmes du Mali. Alors, vous imaginez, c'est beaucoup d'audace après tout, pour ce pays, la Franche-Comté, qui doit déjà tant lutter pour lui-même, qui doit déjà chercher à s'ouvrir sur le reste du monde, qui sent bien qu'il peut être une plaque tournante vers l'Europe. Eh bien, on pense quand même aux autres et on fait bien son travail. Nous avons assisté aux opérations nécessaires pour aboutir à la formation de ce produit et en même temps cela donnait l'occasion à des responsables, et sans doute à la population, de réfléchir à quelques problèmes fondamentaux en particulier le problème du tiers monde.\
Je ne vais pas à l'heure qu'il est, en fin de voyage, prononcer un discours sur le tiers monde, mais j'attire quand même votre attention sur un aspect, sur ces milliards d'être humains qui seront plus nombreux encore, par milliards, dans 20 ans et qui sont encore soumis à une injustice de la nature et à la rigueur des sociétés humaines de telle sorte qu'ils vivent, quand ils vivent, très difficilement.
- Nous avons un devoir puisque nous sommes parmi les sept pays les plus industrialisés du monde, la troisième puissance militaire du monde, la quatrième et la cinquième puissance économique ou puissance industrielle. Nous avons le devoir d'agir, avec les autres, et la France est le pays qui a le moins abandonné ses devoirs, qui ne les a pas abandonnés du tout, tandis que l'on assiste à une sorte de retrait ou de recul de certaines autres grandes puissances qui désormais se referment sur elles-mêmes. L'exemple de Mamirolle `laiterie` montre bien que si l'on s'oriente vers cette recherche, on élargira la pensée, on concevra mieux, on comprendra mieux les besoins généraux de pays où les matières premières sont bradées, où le travail des hommes est livré à la spéculation de quelques places en Amérique ou en Europe qui disposent entièrement du prix du café, du cacao, du bois, de la banane, réduisant parfois à néant, l'espace d'une semaine, les plans de reconstruction, de développement de deux ans à cinq ans.\
`Suite : l'aide au développement du tiers monde`
- Vous connaissez le problème de l'endettement qui écrase certains pays. Nous sommes des pays créanciers. Je devrais donc tenir un langage qui soit simple et compréhensible : "payez-nous vos dettes". Cela nous arrangerait, sans aucun doute, car nos créanciers à nous ne sont pas indulgents, mais nous sommes créanciers du tiers monde, très largement. Je pense au Brésil, par exemple, qui est un puissant empire et dont nous sommes pourtant créanciers pour 10 % d'une dette qui risque de mettre en péril l'ensemble du système bancaire international.
- Et cependant, il faut regarder les choses en face. A-t-on intérêt à pousser ces pays jusqu'à produire à perte, je veux dire à produire de plus en plus, à multiplier leur production au -prix d'un travail considérable, pour avoir finalement une baisse de leur pouvoir d'achat ? Nous risquons une immense révolte, et j'ai toujours considéré que la rupture entre le Nord et le Sud, entre les pays riches et les pays pauvres, était une cause de déséquilibre et de désordre pouvant aller jusqu'à la guerre, menace plus grave sans doute que l'existence de la bombe atomique.
- Voilà, dans cette petite commune de Mamirolle, les paysans, les agriculteurs, les spécialistes du lait, s'attaquent à un problème comme cela. Je leur disais, au cours de la conversation amicale qui a suivi, que j'étais prêt à préconiser l'abandon de la dette à l'égard des pays les moins développés, une quinzaine de pays réduits à une extrême misère. A quoi cela sert de réclamer ce que l'on n'aura pas, ou ce qu'on ne pourrait avoir que si allait naître enfin une économie, laquelle mettra encore beaucoup de temps à devenir prospère. C'est dans la mesure où ils vivront que nous multiplierons nos échanges avec eux plus tard. Un plan français, consistant à demander aux grands pays industriels de développer une sorte de plan Marshall, pour employer une expression connue, même si les choses sont différentes bien entendu, et offrir ainsi à un certain nombre de ces pays, qui sont véritablement hors d'-état de se sauver eux-mêmes, non seulement la réduction mais l'effacement de leur dette, alors, vous verrez naître une sorte de mouvement mondial. Ceci serait dans le droit fil des initiatives remarquables de l'Europe, des accords de Lomé avec des pays africains, quelques pays des Caraïbes, quelques pays d'Océanie, pour audacieusement contribuer au développement de ces pays.
- Ce sont des gens comme cela, de Franche-Comté, qui, à l'initiative de quelques hommes informés, dont votre président de région, qui a vécu la vie du monde entier, qui sait bien ce dont on a besoin, ont agi et c'est du travail très bien fait. Je ne sais pas si ce circuit économique là vivra. Ce que je sais c'est que lorsque l'on cherche, on trouve et, en Franche-Comté on cherche, donc on trouvera.\
`Suite sur le bilan du voyage en Franche-Comté`
- J'ai vu d'autres exemples de ce type, cette scierie, dans la forêt, pas tellement loin d'ici, au sud de Vesoul où nous étions tout à l'heure. Alors que tant de scieries vont vers la fermeture, dans tant de pays de France, celle-là, au contraire, exporte une part de sa production, exploite des bois rares, rares par leur qualité, des bois qui disparaissent de plus en plus face aux progrès des résineux, des bois qui deviennent adultes simplement après leur premier centenaire. Pour cela, il faut des gens patients, qui sachent attendre, qui aient les reins solides, qui s'y connaissent. J'ai vu cela en Haute-Saône. Un peu partout, il y a des gens qui font bien leur travail. Je pourrais encore multiplier les exemples. Ce serait trop long, je risquerais d'être injuste à l'égard de ceux qui m'ont reçu ailleurs, tel établissement scolaire, telle initiative universitaire, ce que j'ai vu encore tout à l'heure à Vesoul, à Héricourt, hier dans les autres départements, à Belfort où j'ai passé une partie de ma matinée.
- Vous disposez d'une population, monsieur le maire, qui permet vraiment toutes les espérances en raison de sa capacité au travail et vous citiez tous les artistes qui sont venus, les sculpteurs surtout, les peintres, qui sont venus ici, chez vous, exposer dans votre musée. Je pense qu'il s'agit là d'une région qui est capable de comprendre les nécessités de la création, y compris de la création artistique. J'ai vu ici et là une statuette ou un vitrail ou une toiture qui marque un goût de la beauté qu'il faut entretenir. Vous avez une belle région et j'essaie de tirer le meilleur de ce voyage.\
Je suis venu vous voir en tant que chef de l'Etat, responsable de la République, pas seul responsable, mais exerçant la charge suprême. Elle exige, en certaines circonstances, comme le dit la Constitution en son article 5, un pouvoir d'arbitrage et, dans d'autres domaines, un pouvoir de décision. Pas partout, bien sûr, car il ne serait pas bon que tous les pouvoirs fussent concentrés en deux mains, dans un seul homme. C'est contre cela que je me suis souvent gendarmé ou opposé quand je voyais certaines orientations se prendre au cours de ces dernières décennies.
- Mais il existe une responsabilité politique et morale qui doit être fermement tenue car le Président de la République doit témoigner pour le pays et dessiner en certaines circonstances, aussi rares que possible, mais dans les circonstances graves, la route à suivre. Je m'y efforce, bien entendu en suscitant, ici et là, quelques protestations. Qui pourrait rallier tout aussitôt une opinion générale dont la tradition historique est d'être divisée ? Je n'y prétends pas. J'ai moi-même vécu quarante ans dans les assemblées parlementaires, six ans de Présidence de la République et je sais ce qu'il en est. Je sais d'où nous venons, nous, peuple celte et gaulois, mêlé au travers de toutes les émigrations, de toutes les races, de tous les peuples de l'Europe et surtout bien entendu des peuples voisins. Comment sommes-nous faits, qui sommes-nous ? Ce que je sais, c'est que chacun tient à sa personne, défend ses intérêts individuels, reste farouchement lui-même et c'est une vertu. Je n'aime pas la puissance, particulièrement la puissance de l'Etat, contrairement parfois à la réputation que l'on nous fait à prétendre tout régenter. Nous avons, par la décentralisation, et par bien d'autres mesures, au cours de ces six années, restitué le pouvoir aux citoyens eux-mêmes. C'est une règle indispensable, surtout à un moment où les procédés techniques et les moyens de communication faciliteraient jusqu'à l'excès les moyens du pouvoir central. J'ai plaidé hier, à Besançon, la cause des contre-pouvoirs, je n'y reviendrai pas, mais voilà l'idée que je me fais de la démocratie, de la République dans laquelle nous sommes, qui m'occupe tout entier.
- J'aurai, malgré les difficultés rencontrées, qui n'en rencontre pas au cours de ces années, j'aurai le sentiment d'avoir vraiment rencontré la France, d'avoir partagé les événements qu'elle a vécus, de les avoir éprouvés moi-même, d'en avoir ressenti les effets heureux ou malheureux, et de m'être confondu plus encore que je ne l'étais par mes origines, et par ma vie de jeune homme, comme tant d'autres qui sont ici, avec l'histoire de mon pays, pendant le temps qui m'a été donné. C'est un remerciement que je vous dois, mesdames et messieurs. Vous m'avez donné la grande chance de représenter la France et j'en suis très heureux.\
Allant dans des départements dont je connais la tonalité politique, celle de la majorité des élus, j'ai constaté combien ils se comportaient en départements républicains, extraordinairement soucieux de veiller à la légitimité républicaine. J'ai été touché par cette façon de faire. Je vous en remercie, vous, monsieur le maire. Puisque me voici à Luxeuil, permettez-moi de rappeler d'un mot, comme cela, tant de souvenirs passés. J'étais venu déjà, au temps de votre père, avec lequel j'ai longtemps siégé, la tradition a continué. Vous êtes là, depuis longtemps déjà. C'est pour moi une joie que de vous voir à l'oeuvre dans ces admirables murs de Luxeuil-les-Bains.
- Vous en avez raconté l'histoire. Cette histoire, c'est à vous de l'écrire maintenant, à vous, mesdames et messieurs. Quel est l'habitant de Luxeuil, ou de sa région, qui n'a pas la fierté de ce qui a été accompli, à travers le temps, et l'envie d'aller plus loin, de continuer, d'aller plus loin et plus haut. C'est cela le destin de la France. Moi, personnellement, mon cher Jacques Maroselli, je vous incite à poursuivre cette oeuvre. Je vois en vous l'un de ces élus patients et tenaces dont j'ai rapporté tout à l'heure le caractère et que vous illustrez bien.
- Je suis à Luxeuil-les-Bains. Je vais m'en séparer dans quelques moments, non sans avoir réentendu cette foule qui répand un rayonnement. C'est avec plus de force et de tranquillité que je rentrerai à Paris, assuré, grâce à vous, que le Président de la République a entendu les Français. Ce qu'il veut, c'est leur bien. Ce qu'il veut, c'est que leur histoire sache franchir le temps qui vient : un autre siècle, un autre millénaire, de nouveaux espaces, de nouvelles grandeurs. Un peuple rassemblé, dans ses légitimes discussions, malgré ses légitimes contradictions, quoi demander de mieux ! Avec, comme cela, au fond de chacun d'entre nous, la volonté de renaître à chaque instant, pour l'histoire des temps futurs, de créer, d'inventer, comme à Mamirolle, comme à Belchamp, avec ces chercheurs, ces ingénieurs, servant une très grande entreprise, une des plus grandes -entreprises françaises, l'une des plus méthodiques et, avec tant de soin, rechercher le moindre détail du fonctionnement d'une voiture pour offrir aux Français une voiture capable de concurrencer les meilleures. On a plaisir à se trouver là. Voilà du travail bien fait : des agriculteurs, des industriels.
- Je n'ai pas parlé de la fonction publique, des fonctionnaires modestes et silencieux que j'ai rencontrés du matin au soir, auxquels je n'aurai même pas l'occasion de dire merci, alors qu'ils ont tout organisé. Ils sont méthodiques et souvent remarquables. On néglige souvent de vanter les mérites.
- Voilà, mesdames et messieurs, sans oublier le peuple de France, il est là, merci, grand merci,
- Vive Luxeuil-les-Bains !
- Vive la Haute-Saône !
- Vive la République !
- Vive la France !\