31 mars 1987 - Seul le prononcé fait foi
Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur la civilisation rurale, la décentralisation, l'Europe, à la mairie de Vesoul, mardi 31 mars 1987.
Monsieur le maire,
- Mesdames et messieurs,
- Je suis dans votre département de Haute-Saône depuis le début de cet aprés-midi, et j'ai pu déjà parcourir deux étapes, avant de venir dans votre capitale, votre chef lieu. J'en suis heureux. Vesoul, vous l'avez fort bien dit monsieur le maire, à cause des moyens de communication, est trop isolée, à la fois en Franche-Comté et des régions voisines de France. Je suis venu à Vesoul, à titre particulier, en promeneur ou en touriste, et dans les principaux endroits de Haute-Saône. Mais y revenir n'est pas aisé. Je crois donc que la première chose à noter, c'est en effet, vous y avez insisté, d'arriver à ouvrir sur l'extérieur et à permettre à cette population, dont je connais la vaillance et la fidélité d'aller plus loin, de recevoir aussi. J'en parle en connaissance de cause, pour avoir été pendant 35 ans député d'une circonscription, également retirée. Je sais à quel point les chefs d'entreprise hésitent à venir surcharger leurs coûts et leur prix de revient. Votre appel a certainement été entendu par vos représentants au gouvernement et c'est un devoir qui s'impose dans le plan d'aménagement général du pays. Je crois que M. le président Edgar Faure s'en est fait déjà l'avocat.
- On pourrait plaider le contraire, et dire qu'après tout le charme de cette région est peut-être dû au fait qu'elle a su conserver son caractère. Mais il ne faut pas pousser trop loin l'argument, parce que la vie est toute puissante, et d'une génération à l'autre, on a besoin de s'adapter au style, aux modes de vie et aux obligations du progrès, à la circulation plus rapide des hommes, des marchandises et des idées. Donc, je crois vraiment au TGV. J'ai l'impression que tout le monde voudrait le voir passer, un peu partout, le TGV, mais, cela prouve sa bonne réputation. Je pense que la puissance publique doit avoir quelques difficultés à hâter la planification d'un moyen de transport qui reste assez onéreux, même si cela représente pour l'avenir une brillante affaire. On peut en juger par les résultats du trafic Paris - Lyon. Un département, une capitale, comme celle-ci, privée d'un grand chemin de fer rapide, d'autoroute et qui ne dispose pas du moyen de communiquer, se voit hypothéquée d'une façon dommageable pour des habitants qui ne doivent pas être victimes, plus qu'il ne convient, de la géographie.
- Mais enfin, vous avez quand même réussi à travers le temps à voir votre histoire. Vous êtes un peu absent de la géographie, mais vous restez présent dans l'histoire, bien que les deux notions, souvent se recoupent. Car, après tout, l'histoire a trouvé le moyen de passer par vos chemins pour arriver jusqu'à vous, même les invasions. Et, de tous temps, ce lieu a été de passage, pour toutes les grandes aventures européennes, et même avant, c'est-à-dire pour tous les grands désordres, et vous en avez chaque fois subi les conséquences, jusqu'à ceux que vous évoquiez tout-à-l'heure, les victimes, les patriotes de la dernière guerre salués en son temps par le général de Gaulle. Je regrette de n'avoir pu, en raison de la rapidité de ce voyage et de l'ensemble des charges qui me sont agréablement imposées, mais le temps est le temps, de ne pouvoir davantage pénétrer, visiter, connaître. Je regrette vraiment de ne pas être allé voir une ville comme Gray, une ville comme Lure. Je le répète, j'y suis allé, à titre personnel, il y a déjà longtemps. C'est, - je pense à Gray, en particulier - une petite cité historique, et j'en éprouve le regret. Je l'ai communiqué à M. Bergelin : après tout, pourquoi est-ce que l'on passe par ici sans aller jusqu'à Gray. Je cite cette ville, j'aurais pu en citer d'autres. Je suis à Vesoul, ne nous en plaignons pas, Jacques Brel n'y fera rien.\
Je voudrais, mesdames et messieurs, vous dire qu'il m'est toujours très agréable de me retrouver dans des départements du type de celui-ci. Vous êtes nombreux, les élus locaux, et M. le député maire de Vesoul a plaidé, il y a un moment, pour le statut de l'élu local. Je les ai bien connus, j'en étais. J'ai cessé d'être un élu local, tout simplement depuis 6 ans, et ma vie, dès l'âge de 30 ans, a été faite de cela, de la connaissance pratique. Quand on est maire, conseiller municipal, conseiller général, on connait le terrain. C'est cela la France. Ils n'étaient pas fous les législateurs qui, au lendemain de la guerre de 1870, ont décidé que pour le cas où la France serait en déshérence, où elle perdrait tout pouvoir central, ce seraient les conseillers généraux rassemblés qui détiendraient légitimité et légalité. Il s'est produit des événements tragiques. Le gouvernement central a évacué Paris. Les conseillers généraux n'ont pas été appelés à la rescousse. Sans doute était-ce un peu difficile, en temps de guerre et de défaite, de les faire venir d'un peu partout. Mais c'est bien dans l'esprit républicain. Au moment où la République se fondait, à quoi pensait-elle ? A ses élus locaux les plus représentatifs, avec les maires. J'ai été conseiller général et président du Conseil général, - je ne suis pas venu ici pour évoquer des souvenirs, cela vous ennuierait sans doute et puis on n'est pas des anciens combattants -. Vous êtes en pleine activité. Moi je n'ai pas encore abandonné tout à fait la mienne, mais j'ai connu là des hommes et des femmes, de toutes opinions politiques, dont je suis resté l'ami, que je connaissais, quelle que soit leur opinion politique, je le répète, car nous nous respections mutuellement. Ils auront vécu d'une façon conviviale, qui a fait le charme de ma vie politique, donc de ma vie personnelle. Surtout, j'ai vu de quelle façon ils traitaient les affaires.\
Survolant en hélicoptère, j'ai pu remarquer la configuration de votre terrain et je voyais la ville s'agrandir, monter un peu déjà les pentes de la colline, s'étaler, garder une allure habitable, une allure propre à notre civilisation rurale, même lorsqu'elle se transforme en vie urbaine. Je considère que c'est un des plus grands drames de notre société que de n'avoir pas su, d'une façon générale, franchir la distance qui sépare la vie rurale, pastorale, qui était celle de nos grands-parents, jusqu'à la vie urbaine qui est pour la plupart des Français, 8 sur 10, celle que nous vivons aujourd'hui. Il est, en effet, un phénomène social dont nous souffrons, dont souffrent, plus encore que nous, celles et ceux qui vivent dans les immenses banlieues. Souvent inorganisées, avec des enfants perdus sans espace vert, sans oxygène, ne sachant que faire pour occuper leur rêve, en sont réduits souvent, par la faute de la société, à rechercher la délinquance comme seule aventure. L'on a raté le coche à cet égard, il y a déjà longtemps. Mais tous les efforts doivent être aujourd'hui tentés pour trouver une forme nouvelle de culture et de civilisation, là où les masses humaines sont désormais rassemblées. Il n'y a plus de structures, il n'y a plus ici et là ces cercles où l'on se retrouvait. Que de fois l'ai-je dit, la place circulaire, le banc où les vieux s'assoient, où ils parlent, reconnaissent leur accent, l'endroit où les jeunes gens jouent, peuvent taper dans un ballon, les artistes qui ont le papier devant eux, la plume à la main, qui crayonnent comme cela un coin de paysage, des gens qui connaissaient leur date d'anniversaire, qui savaient où se trouvait la tombe du voisin, qui connaissaient l'histoire des familles. Bon, on ne va pas passer son temps à regretter, nous ne sommes pas des nostalgiques. Il ne s'agit pas de parler des sociétés presque disparues aujourd'hui dans beaucoup de lieux de France, il s'agit d'assurer la soudure, même avec retard, entre cette forme de société, qui avait ses vertus, ses traditions, sa forme, c'était celle de la France, et la société de la ville qui ne l'a pas encore trouvé. Voici pourquoi je pensais en venant ici, en regardant Vesoul, que si l'on peut se plaindre de tout ce qu'il n'y a pas, éloignement, enclavement, le fait que les jeunes gens sont sans doute obligés de chercher ailleurs leur travail, qu'ils n'ont pas la possibilité de se développer sur place, je pensais que c'était peut-être aussi une chance du présent et de l'avenir si l'on sait s'y prendre : être porteur d'un mode de vie qui a permis pendant des siècles à une civilisation de se développer et ne pas se trouver de plain-pied transporté, déporté, déformé, à la recherche de soi-même, car il n'est de pire solitude vous le savez bien que dans la foule.
- Bon, c'est un sujet de réflexion comme un autre. Moi, je suis provincial, je suis originaire d'une petite ville de Saintonge et j'ai toujours vécu comme parlementaire et élu local, dans des petites villes car, après tout, on dira Vesoul, 22000 habitants, parmi tous les chefs-lieux de départements que je visite, ce n'est pas grand chose mais, pour le maire de la commune de Chateau-Chinon, qui n'en avait que 3000, monsieur le maire nous paraissait un personnage doté d'une responsabilité écrasante. Donc, tout est relatif.\
La France également doit imaginer que tout est relatif. Elle a 55 millions d'habitants, c'est magnifique vu de Belgique, d'Irlande ou du Portugal. Voilà un grand pays, puissant, notre industrie, notre culture. Oui, mais lorsque l'on arrive un peu plus loin, et qu'on en trouve beaucoup plus, pour arriver à des densités humaines qui passent vite de 100 millions, sur le continent de l'Europe, à 230 ou 240 l'Union soviétique, un peu plus loin notre allié américain 250 et puis quoi ? oui, les immenses empires, la Chine, l'Inde oui, un pays à la fois admirable et inorganisé, l'on se dit alors qu'il y a l'Europe. On s'est suffisamment combattu pour se connaître, peut-être aussi pour s'estimer. Les différences des modes de vie ne sont pas telles. J'ai toujours éprouvé d'ailleurs à cet égard. Je me sentais beaucoup plus dépaysé quand je faisais les 32 kilomètres du Pas-de-Calais, plutôt qu'en traversant des frontières et des frontières au centre de l'Europe. Eh oui, l'Europe, cela existe, et, il y a, - c'était le thème employé par le président Edgar Faure, hier à partir de la région, on pourrait dire à partir du village, en passant par la région jusqu'à l'Europe, une ligne directe. Si cela devait aboutir à la préservation de petites cités comme les vôtres, à l'intérieur d'une entité de 320 millions d'habitants, capables parfaitement de supporter toutes les concurrences, y compris, le jour venu, la capacité de défense propre de cette entité par elle-même, alors le but serait atteint. Il n'y a pas de raison qu'on ait moins d'ingénieurs, moins de savants, moins d'experts, moins d'inventeurs, moins de créateurs de toutes sortes et même, nous en avons davantage ! Seulement, ils ne sont pas organisés. Tout cela est divisé en fractions. Aucune volonté politique n'apparaît, aucune volonté de survie commune n'apparaît - j'exagère -, mais il faut bien reconnaître que cette volonté est trop souvent étouffée quand elle existe, par la puissance des intérêts particuliers.
- Voyez, on passe ici, du particulier, Vesoul, au général, l'Europe et pourquoi pas au monde entier, dans lequel l'Europe pourrait jouer un rôle éminent. La France aussi ! Mais je crois que le canal européen, que le passage par l'Europe, est un moyen de transcender les vertus que je vantais tout à l'heure, à partir de nos modestes campagnes, où s'est forgé le type d'hommes que sont nos grands-parents, vieux hommes, vieilles femmes, noués là auprès de leur cheminée, ou qui, travaillant durement leurs champs ou leurs bois, amassaient, à travers le temps, un formidable éveil de l'esprit sur la nature, sur les choses, sur les êtres.
- Il faut assurer ce passage. Et c'est une des idées que j'ai voulu développer pendant tout ce voyage. Je m'inquiète. J'aperçois beaucoup de réticences, après de grands progrès, depuis 30 ans. L'Europe - cela lui arrive tous les 5 ou 6 ans - s'arrête, s'interroge, hésite sur son destin. Nous vivons, en ce moment, à propos de la définition des prix agricoles, des rigueurs budgétaires, certes indispensables mais qui ne doivent pas être aveuglément réparties, à propos de la construction de l'Europe technologique, du système monétaire européen, de l'Europe des transports, qui permettrait à une ville comme Vesoul d'être reliée par voie de chemins de fer ou d'autoroutes à l'ensemble des capitales d'Europe, etc, etc... nous vivons non pas un temps d'arrêt, mais un mouvement d'hésitation qu'il faut absolument vaincre. Je viens, moi, plaider devant la nation, et devant les Français pour qu'un immense courant, qu'un immense élan s'emparent d'eux, et qu'ils arrivent à forcer la volonté des autres. Ce ne serait pas la première fois que la France modèlerait l'esprit européen.\
Vous me le rappeliez, monsieur le maire, vous aviez été une capitale, pendant six mois. Je n'ai pas distingué de nostalgie dans vos propos, cela correspondait aux voeux, je crois, de l'Empereur Alexandre 1er de Russie, peut-être de l'Empereur d'Autriche ou peut-être du Roi d'Angleterre, c'étaient les alliés et puis aussi du Roi de Prusse. Vesoul est une ville patriotique. Je suis sûr qu'elle est très heureuse d'avoir abandonné l'uniforme d'une capitale d'Etat tampon, pour se retrouver capitale de Haute-Saône, en France, en Franche-Comté d'abord, pour perpétuer une haute tradition que je discerne, mesdames et messieurs, dans vos oeuvres et dans vos personnes, avec tout ce que j'imagine aisément, derrière vous, dans chacune de vos localités et à travers chacun de vos métiers. Il n'y a pas de régions de France où je ne distingue des chances d'avenir. Bien entendu, c'est vous qui les connaissez, ce n'est pas moi, parce que c'est vous qui êtes là, c'est vous qui pratiquez la Franche-Comté, la Haute-Saône, à vous de le dire. C'est cela la démocratie.
- Il faut que les aspirations s'expriment, c'est pourquoi j'ai voulu à tout -prix décentraliser. La loi de 1982 est celle qui a parachevé - ce n'est pas la première initiative de ce genre - toute une évolution, à rebours de celle que nous avions connue en 1789. Le président Edgar Faure célèbrera en notre nom, bientôt, ces grands événements. L'on peut comprendre qu'à l'époque, la France ait eu besoin de se défendre contre les forces centrifuges, en raison des crises religieuses, des crises nationales, des choix politiques, qui allaient dans le sens de l'éclatement et donc rendaient nécessaire, avec les Jacobins et Bonaparte, et puis les autres, de resserrer l'Etat central.
- Mais, il y a beau temps, en tout cas depuis la guerre de 1914, que le besoin contraire se fait sentir. Avec les moyens techniques que la science nous a apportés, tous les moyens modernes qui permettent d'échanger, et d'échanger aussi les idées, il devient possible, je le crois, de se sentir capable de gouverner la petite fraction de territoire dont on a la charge, sans être obligé de demander la permission à une hiérarchie administrative, dont je ne dis pas qu'elle soit inutile, mais qui est parfois fâcheuse. Je suis vraiment un partisan très résolu de cette décentralisation. Dans un département comme celui-ci, la Franche-Comté, elle-même un peu éloignée des grands centres, ou du centre de la France, vous pouvez accomplir beaucoup, et beaucoup en vous gérant vous-mêmes. A condition d'en avoir les moyens, bien sûr ! Cela, c'est une juste répartition, qui a commencé d'être établie, qui pourra être affinée, entre la collectivité nationale et les collectivités locales. C'est une grande -entreprise et j'aimerais qu'on y réussisse.
- L'Europe, la région, j'ai repris le fil d'un discours qui n'était pas le mien, mais que j'essaie d'explorer un peu plus avant, puisque j'en ai le temps et, cela fait, il va me falloir maintenant vous quitter, pour accomplir ma dernière étape, dans une autre ville de Haute-Saône, avant de regagner Paris. Je tiens à vous remercier, mesdames et messieurs, pour votre accueil. Je sais dans quelle ville je me trouve. Je suis vraiment très touché par la qualité des propos que monsieur le maire de la ville a bien voulu me réserver, je vous souhaite bonne chance.
- Bonne chance à Vesoul !
- Vive la Haute-Saône !
- Vive la République !
- Vive la France !\
- Mesdames et messieurs,
- Je suis dans votre département de Haute-Saône depuis le début de cet aprés-midi, et j'ai pu déjà parcourir deux étapes, avant de venir dans votre capitale, votre chef lieu. J'en suis heureux. Vesoul, vous l'avez fort bien dit monsieur le maire, à cause des moyens de communication, est trop isolée, à la fois en Franche-Comté et des régions voisines de France. Je suis venu à Vesoul, à titre particulier, en promeneur ou en touriste, et dans les principaux endroits de Haute-Saône. Mais y revenir n'est pas aisé. Je crois donc que la première chose à noter, c'est en effet, vous y avez insisté, d'arriver à ouvrir sur l'extérieur et à permettre à cette population, dont je connais la vaillance et la fidélité d'aller plus loin, de recevoir aussi. J'en parle en connaissance de cause, pour avoir été pendant 35 ans député d'une circonscription, également retirée. Je sais à quel point les chefs d'entreprise hésitent à venir surcharger leurs coûts et leur prix de revient. Votre appel a certainement été entendu par vos représentants au gouvernement et c'est un devoir qui s'impose dans le plan d'aménagement général du pays. Je crois que M. le président Edgar Faure s'en est fait déjà l'avocat.
- On pourrait plaider le contraire, et dire qu'après tout le charme de cette région est peut-être dû au fait qu'elle a su conserver son caractère. Mais il ne faut pas pousser trop loin l'argument, parce que la vie est toute puissante, et d'une génération à l'autre, on a besoin de s'adapter au style, aux modes de vie et aux obligations du progrès, à la circulation plus rapide des hommes, des marchandises et des idées. Donc, je crois vraiment au TGV. J'ai l'impression que tout le monde voudrait le voir passer, un peu partout, le TGV, mais, cela prouve sa bonne réputation. Je pense que la puissance publique doit avoir quelques difficultés à hâter la planification d'un moyen de transport qui reste assez onéreux, même si cela représente pour l'avenir une brillante affaire. On peut en juger par les résultats du trafic Paris - Lyon. Un département, une capitale, comme celle-ci, privée d'un grand chemin de fer rapide, d'autoroute et qui ne dispose pas du moyen de communiquer, se voit hypothéquée d'une façon dommageable pour des habitants qui ne doivent pas être victimes, plus qu'il ne convient, de la géographie.
- Mais enfin, vous avez quand même réussi à travers le temps à voir votre histoire. Vous êtes un peu absent de la géographie, mais vous restez présent dans l'histoire, bien que les deux notions, souvent se recoupent. Car, après tout, l'histoire a trouvé le moyen de passer par vos chemins pour arriver jusqu'à vous, même les invasions. Et, de tous temps, ce lieu a été de passage, pour toutes les grandes aventures européennes, et même avant, c'est-à-dire pour tous les grands désordres, et vous en avez chaque fois subi les conséquences, jusqu'à ceux que vous évoquiez tout-à-l'heure, les victimes, les patriotes de la dernière guerre salués en son temps par le général de Gaulle. Je regrette de n'avoir pu, en raison de la rapidité de ce voyage et de l'ensemble des charges qui me sont agréablement imposées, mais le temps est le temps, de ne pouvoir davantage pénétrer, visiter, connaître. Je regrette vraiment de ne pas être allé voir une ville comme Gray, une ville comme Lure. Je le répète, j'y suis allé, à titre personnel, il y a déjà longtemps. C'est, - je pense à Gray, en particulier - une petite cité historique, et j'en éprouve le regret. Je l'ai communiqué à M. Bergelin : après tout, pourquoi est-ce que l'on passe par ici sans aller jusqu'à Gray. Je cite cette ville, j'aurais pu en citer d'autres. Je suis à Vesoul, ne nous en plaignons pas, Jacques Brel n'y fera rien.\
Je voudrais, mesdames et messieurs, vous dire qu'il m'est toujours très agréable de me retrouver dans des départements du type de celui-ci. Vous êtes nombreux, les élus locaux, et M. le député maire de Vesoul a plaidé, il y a un moment, pour le statut de l'élu local. Je les ai bien connus, j'en étais. J'ai cessé d'être un élu local, tout simplement depuis 6 ans, et ma vie, dès l'âge de 30 ans, a été faite de cela, de la connaissance pratique. Quand on est maire, conseiller municipal, conseiller général, on connait le terrain. C'est cela la France. Ils n'étaient pas fous les législateurs qui, au lendemain de la guerre de 1870, ont décidé que pour le cas où la France serait en déshérence, où elle perdrait tout pouvoir central, ce seraient les conseillers généraux rassemblés qui détiendraient légitimité et légalité. Il s'est produit des événements tragiques. Le gouvernement central a évacué Paris. Les conseillers généraux n'ont pas été appelés à la rescousse. Sans doute était-ce un peu difficile, en temps de guerre et de défaite, de les faire venir d'un peu partout. Mais c'est bien dans l'esprit républicain. Au moment où la République se fondait, à quoi pensait-elle ? A ses élus locaux les plus représentatifs, avec les maires. J'ai été conseiller général et président du Conseil général, - je ne suis pas venu ici pour évoquer des souvenirs, cela vous ennuierait sans doute et puis on n'est pas des anciens combattants -. Vous êtes en pleine activité. Moi je n'ai pas encore abandonné tout à fait la mienne, mais j'ai connu là des hommes et des femmes, de toutes opinions politiques, dont je suis resté l'ami, que je connaissais, quelle que soit leur opinion politique, je le répète, car nous nous respections mutuellement. Ils auront vécu d'une façon conviviale, qui a fait le charme de ma vie politique, donc de ma vie personnelle. Surtout, j'ai vu de quelle façon ils traitaient les affaires.\
Survolant en hélicoptère, j'ai pu remarquer la configuration de votre terrain et je voyais la ville s'agrandir, monter un peu déjà les pentes de la colline, s'étaler, garder une allure habitable, une allure propre à notre civilisation rurale, même lorsqu'elle se transforme en vie urbaine. Je considère que c'est un des plus grands drames de notre société que de n'avoir pas su, d'une façon générale, franchir la distance qui sépare la vie rurale, pastorale, qui était celle de nos grands-parents, jusqu'à la vie urbaine qui est pour la plupart des Français, 8 sur 10, celle que nous vivons aujourd'hui. Il est, en effet, un phénomène social dont nous souffrons, dont souffrent, plus encore que nous, celles et ceux qui vivent dans les immenses banlieues. Souvent inorganisées, avec des enfants perdus sans espace vert, sans oxygène, ne sachant que faire pour occuper leur rêve, en sont réduits souvent, par la faute de la société, à rechercher la délinquance comme seule aventure. L'on a raté le coche à cet égard, il y a déjà longtemps. Mais tous les efforts doivent être aujourd'hui tentés pour trouver une forme nouvelle de culture et de civilisation, là où les masses humaines sont désormais rassemblées. Il n'y a plus de structures, il n'y a plus ici et là ces cercles où l'on se retrouvait. Que de fois l'ai-je dit, la place circulaire, le banc où les vieux s'assoient, où ils parlent, reconnaissent leur accent, l'endroit où les jeunes gens jouent, peuvent taper dans un ballon, les artistes qui ont le papier devant eux, la plume à la main, qui crayonnent comme cela un coin de paysage, des gens qui connaissaient leur date d'anniversaire, qui savaient où se trouvait la tombe du voisin, qui connaissaient l'histoire des familles. Bon, on ne va pas passer son temps à regretter, nous ne sommes pas des nostalgiques. Il ne s'agit pas de parler des sociétés presque disparues aujourd'hui dans beaucoup de lieux de France, il s'agit d'assurer la soudure, même avec retard, entre cette forme de société, qui avait ses vertus, ses traditions, sa forme, c'était celle de la France, et la société de la ville qui ne l'a pas encore trouvé. Voici pourquoi je pensais en venant ici, en regardant Vesoul, que si l'on peut se plaindre de tout ce qu'il n'y a pas, éloignement, enclavement, le fait que les jeunes gens sont sans doute obligés de chercher ailleurs leur travail, qu'ils n'ont pas la possibilité de se développer sur place, je pensais que c'était peut-être aussi une chance du présent et de l'avenir si l'on sait s'y prendre : être porteur d'un mode de vie qui a permis pendant des siècles à une civilisation de se développer et ne pas se trouver de plain-pied transporté, déporté, déformé, à la recherche de soi-même, car il n'est de pire solitude vous le savez bien que dans la foule.
- Bon, c'est un sujet de réflexion comme un autre. Moi, je suis provincial, je suis originaire d'une petite ville de Saintonge et j'ai toujours vécu comme parlementaire et élu local, dans des petites villes car, après tout, on dira Vesoul, 22000 habitants, parmi tous les chefs-lieux de départements que je visite, ce n'est pas grand chose mais, pour le maire de la commune de Chateau-Chinon, qui n'en avait que 3000, monsieur le maire nous paraissait un personnage doté d'une responsabilité écrasante. Donc, tout est relatif.\
La France également doit imaginer que tout est relatif. Elle a 55 millions d'habitants, c'est magnifique vu de Belgique, d'Irlande ou du Portugal. Voilà un grand pays, puissant, notre industrie, notre culture. Oui, mais lorsque l'on arrive un peu plus loin, et qu'on en trouve beaucoup plus, pour arriver à des densités humaines qui passent vite de 100 millions, sur le continent de l'Europe, à 230 ou 240 l'Union soviétique, un peu plus loin notre allié américain 250 et puis quoi ? oui, les immenses empires, la Chine, l'Inde oui, un pays à la fois admirable et inorganisé, l'on se dit alors qu'il y a l'Europe. On s'est suffisamment combattu pour se connaître, peut-être aussi pour s'estimer. Les différences des modes de vie ne sont pas telles. J'ai toujours éprouvé d'ailleurs à cet égard. Je me sentais beaucoup plus dépaysé quand je faisais les 32 kilomètres du Pas-de-Calais, plutôt qu'en traversant des frontières et des frontières au centre de l'Europe. Eh oui, l'Europe, cela existe, et, il y a, - c'était le thème employé par le président Edgar Faure, hier à partir de la région, on pourrait dire à partir du village, en passant par la région jusqu'à l'Europe, une ligne directe. Si cela devait aboutir à la préservation de petites cités comme les vôtres, à l'intérieur d'une entité de 320 millions d'habitants, capables parfaitement de supporter toutes les concurrences, y compris, le jour venu, la capacité de défense propre de cette entité par elle-même, alors le but serait atteint. Il n'y a pas de raison qu'on ait moins d'ingénieurs, moins de savants, moins d'experts, moins d'inventeurs, moins de créateurs de toutes sortes et même, nous en avons davantage ! Seulement, ils ne sont pas organisés. Tout cela est divisé en fractions. Aucune volonté politique n'apparaît, aucune volonté de survie commune n'apparaît - j'exagère -, mais il faut bien reconnaître que cette volonté est trop souvent étouffée quand elle existe, par la puissance des intérêts particuliers.
- Voyez, on passe ici, du particulier, Vesoul, au général, l'Europe et pourquoi pas au monde entier, dans lequel l'Europe pourrait jouer un rôle éminent. La France aussi ! Mais je crois que le canal européen, que le passage par l'Europe, est un moyen de transcender les vertus que je vantais tout à l'heure, à partir de nos modestes campagnes, où s'est forgé le type d'hommes que sont nos grands-parents, vieux hommes, vieilles femmes, noués là auprès de leur cheminée, ou qui, travaillant durement leurs champs ou leurs bois, amassaient, à travers le temps, un formidable éveil de l'esprit sur la nature, sur les choses, sur les êtres.
- Il faut assurer ce passage. Et c'est une des idées que j'ai voulu développer pendant tout ce voyage. Je m'inquiète. J'aperçois beaucoup de réticences, après de grands progrès, depuis 30 ans. L'Europe - cela lui arrive tous les 5 ou 6 ans - s'arrête, s'interroge, hésite sur son destin. Nous vivons, en ce moment, à propos de la définition des prix agricoles, des rigueurs budgétaires, certes indispensables mais qui ne doivent pas être aveuglément réparties, à propos de la construction de l'Europe technologique, du système monétaire européen, de l'Europe des transports, qui permettrait à une ville comme Vesoul d'être reliée par voie de chemins de fer ou d'autoroutes à l'ensemble des capitales d'Europe, etc, etc... nous vivons non pas un temps d'arrêt, mais un mouvement d'hésitation qu'il faut absolument vaincre. Je viens, moi, plaider devant la nation, et devant les Français pour qu'un immense courant, qu'un immense élan s'emparent d'eux, et qu'ils arrivent à forcer la volonté des autres. Ce ne serait pas la première fois que la France modèlerait l'esprit européen.\
Vous me le rappeliez, monsieur le maire, vous aviez été une capitale, pendant six mois. Je n'ai pas distingué de nostalgie dans vos propos, cela correspondait aux voeux, je crois, de l'Empereur Alexandre 1er de Russie, peut-être de l'Empereur d'Autriche ou peut-être du Roi d'Angleterre, c'étaient les alliés et puis aussi du Roi de Prusse. Vesoul est une ville patriotique. Je suis sûr qu'elle est très heureuse d'avoir abandonné l'uniforme d'une capitale d'Etat tampon, pour se retrouver capitale de Haute-Saône, en France, en Franche-Comté d'abord, pour perpétuer une haute tradition que je discerne, mesdames et messieurs, dans vos oeuvres et dans vos personnes, avec tout ce que j'imagine aisément, derrière vous, dans chacune de vos localités et à travers chacun de vos métiers. Il n'y a pas de régions de France où je ne distingue des chances d'avenir. Bien entendu, c'est vous qui les connaissez, ce n'est pas moi, parce que c'est vous qui êtes là, c'est vous qui pratiquez la Franche-Comté, la Haute-Saône, à vous de le dire. C'est cela la démocratie.
- Il faut que les aspirations s'expriment, c'est pourquoi j'ai voulu à tout -prix décentraliser. La loi de 1982 est celle qui a parachevé - ce n'est pas la première initiative de ce genre - toute une évolution, à rebours de celle que nous avions connue en 1789. Le président Edgar Faure célèbrera en notre nom, bientôt, ces grands événements. L'on peut comprendre qu'à l'époque, la France ait eu besoin de se défendre contre les forces centrifuges, en raison des crises religieuses, des crises nationales, des choix politiques, qui allaient dans le sens de l'éclatement et donc rendaient nécessaire, avec les Jacobins et Bonaparte, et puis les autres, de resserrer l'Etat central.
- Mais, il y a beau temps, en tout cas depuis la guerre de 1914, que le besoin contraire se fait sentir. Avec les moyens techniques que la science nous a apportés, tous les moyens modernes qui permettent d'échanger, et d'échanger aussi les idées, il devient possible, je le crois, de se sentir capable de gouverner la petite fraction de territoire dont on a la charge, sans être obligé de demander la permission à une hiérarchie administrative, dont je ne dis pas qu'elle soit inutile, mais qui est parfois fâcheuse. Je suis vraiment un partisan très résolu de cette décentralisation. Dans un département comme celui-ci, la Franche-Comté, elle-même un peu éloignée des grands centres, ou du centre de la France, vous pouvez accomplir beaucoup, et beaucoup en vous gérant vous-mêmes. A condition d'en avoir les moyens, bien sûr ! Cela, c'est une juste répartition, qui a commencé d'être établie, qui pourra être affinée, entre la collectivité nationale et les collectivités locales. C'est une grande -entreprise et j'aimerais qu'on y réussisse.
- L'Europe, la région, j'ai repris le fil d'un discours qui n'était pas le mien, mais que j'essaie d'explorer un peu plus avant, puisque j'en ai le temps et, cela fait, il va me falloir maintenant vous quitter, pour accomplir ma dernière étape, dans une autre ville de Haute-Saône, avant de regagner Paris. Je tiens à vous remercier, mesdames et messieurs, pour votre accueil. Je sais dans quelle ville je me trouve. Je suis vraiment très touché par la qualité des propos que monsieur le maire de la ville a bien voulu me réserver, je vous souhaite bonne chance.
- Bonne chance à Vesoul !
- Vive la Haute-Saône !
- Vive la République !
- Vive la France !\