10 mars 1987 - Seul le prononcé fait foi
Conférence de presse de M. François Mitterrand, Président de la République, devant la presse diplomatique, sur les propositions soviétiques concernant l'option zéro et différents points de politique étrangère, Paris, mardi 10 mars 1987.
Georges BORTOLI.- Merci, monsieur le Président, d'avoir accepté de présider le déjeuner de la presse diplomatique française et d'avoir bien voulu au préalable répondre aux questions que vous vous préparez à lui poser sur la politique étrangère de notre pays.
- Le Président de la République va commencer par vous dire quelques mots d'introduction, après quoi, de votre place, sauf pour ceux qui sont très mal placés derrière les caméras et qui auraient besoin de se montrer quand même, vous lui poserez directement vos questions. Si vous le permettez, nous allons essayer d'ordonner ces questions par chapitre, si le Président en est d'accord et nous pourrions commencer par les problèmes Est-Ouest dont on parle beaucoup actuellement, avec les propositions de désarmement que vous connaissez.
- Monsieur le Président, merci encore d'être parmi nous. Nous vous écoutons.
- LE PRESIDENT.- Mesdames, Messieurs, je suis heureux de rencontrer votre association. Elle est composée de journalistes français qui suivent de près, qui connaissent tous les aspects de notre politique extérieure et donc, les problèmes de défense. Je suis entouré de quelques hôtes étrangers, c'est pour moi une excellente occasion de répondre à vos questions qui, je l'imagine, feront le tour des grands problèmes qui nous occupent. Comme vient de vous le dire M. Bortoli, que je remercie de ses propos de bienvenue, nous consacrerons la première partie de notre débat aux problèmes Est-Ouest £ je le pensais bien. Ils sont par eux-mêmes fort importants £ ensuite, l'actualité les impose. Je voulais à ce propos, pour éviter peut-être une redondance, vous faire quelques réflexions très simples, très rapides.\
Pourquoi ai-je approuvé l'ouverture de négociations sur les forces nucléaires intermédiaires à longue portée ? Pourquoi le gouvernement de la République a-t-il choisi cette position ?
- La première raison qui vient à l'esprit est celle-ci : c'est une demande de l'Ouest, une demande de l'OTAN, de l'Alliance atlantique, c'est une demande du Président Reagan, c'est une demande du Chancelier Schmidt. C'est ce qui vient d'être rappelé par le Conseil ministériel de l'Atlantique Nord réuni à Bruxelles en décembre et qui rappelait après Reykjavik son entière approbation de la position américaine - sur ce point bien entendu - et appelait de tous ses voeux la disparition des forces nucléaires intermédiaires à longue portée sur le sol de l'Europe.
- Je pourrais donc dire : après huit ans de demandes incessantes de l'Ouest, enfin, l'Union soviétique s'apprête à répondre positivement ! Du moins elle s'est déjà prononcée par la voix du Secrétaire général du Parti communiste de l'Union soviétique, pour que s'ouvre la négociation. Enfin après huit ans : c'est en 1979 que ce que l'on a appelé la "double décision" prise par l'OTAN a consisté à dire aux soviétiques : n'armez pas sous forme de missiles intermédiaires de longue portée. Chacun sait bien ici que cela veut dire des missiles d'une portée comprise entre 1000 et 4000 kilomètres, qui ne traversent pas l'Atlantique. N'armez pas davantage, arrêtez vous ou, dans les quatre ans qui suivront, nous mettrons en place à notre tour un système comparable, en installant sur le sol européen des armes nucléaires intermédiaires américaines à longue portée. Cela a été les Pershing 2 et les missiles de croisière.
- Je suis allé moi-même au Bundestag pour dire que puisque les Soviétiques continuent de se surarmer dans ce domaine, il fallait que l'ensemble des alliés atlantiques contribuent à la défense commune, et il faudrait accepter l'installation des Pershing 2, en Allemagne, et des missiles de croisière, ici et là. Dès lors que huit ans après le début de ce débat, après que M. Reagan ait indiqué en 1981 que sa stratégie était celle de l'option zéro pour les forces nucléaires intermédiaire à longue portée, dès lors que l'OTAN sur ce point, avec la pleine approbation de la France, a accepté cette perspective, ce n'est pas parce que M. Gorbatchev s'y rallie que nous allons tourner casaque.\
`Suite sur l'approbation française de la réouverture des négociations Est-Ouest sur les FNI`
- Deuxième raison : la France, elle, ne renonce à rien dans cette affaire, elle n'est pas dans la négociation, ses armes ne sont pas en cause. Ni la France, ni la Grande-Bretagne, c'est-à-dire aucun des deux pays de l'Ouest européen qui disposent de forces atomiques, ni l'un, ni l'autre n'est dans la négociation et n'aura à renoncer à aucune de ses forces.
- Au demeurant, je dis ici que la France ne possède pas d'armes intermédiaires. Elle dispose d'un système central de caractère stratégique qui, je le répète, n'entre pas dans le domaine de la négociation envisagée.
- Enfin, si les Américains et les Soviétiques devaient renoncer à la présence de forces nucléaires intermédiaires à longue portée sur le sol de l'Europe, les systèmes centraux américains et soviétiques - qui représentent de part et d'autre entre 10000 et 13000 charges nucléaires - demeureraient capables de traverser l'Atlantique et de frapper au coeur chacun des deux pays, et tout autre bien entendu qui serait dans une guerre. C'est pourquoi joue l'équilibre, c'est pourquoi la stratégie de dissuasion a été choisie pour qu'on cherche non pas à gagner une guerre nucléaire, mais à ne pas la faire. Or, la dissuasion reste intacte. L'essentiel de la dissuasion, pour ce qui concerne la France, c'est son système stratégique. Tout ce qui est intermédiaire, à quelques nuances près, ne touche en rien à la dissuasion. Tout au plus s'agit-il d'avertissement ultime, avertissement et non point guerre nucléaire. Et la France n'entend pas renoncer à sa dissuasion pour devenir soudain une puissance offensive. Je répète ces données : la dissuasion reste notre stratégie. Elle reste aussi la stratégie des grands pays nucléaires de l'Ouest bien entendu.\
`Suite sur l'approbation française de la réouverture des négociations Est-Ouest sur les FNI`
- Trois pôles de réflexion s'imposent pour juger de l'intérêt de la négociation qui s'ouvre : d'abord le désarmement. On en parle assez sur toutes les tribunes. Dès lors qu'une occasion se propose, va-t-on la refuser, alors qu'on l'a soi-même proposée ?
- Deuxièmement : équilibre. Il y a souvent déséquilibre, il y a équilibre des systèmes centraux. Il y a déséquilibre des armes nucléaires intermédiaires à longue portée sur le sol de l'Europe au bénéfice de l'Union soviétique et il y a grave déséquilibre des armes intermédiaires ou de courte portée ou de très courte portée qui vont de 100 à 1000 kilomètres, en Europe au bénéfice de l'Union soviétique. Il faut corriger ces déséquilibres des armements.
- Contrôle enfin : il est bien évident que rien de ce que je viens de dire, de ce que disent les diplomates, les chefs d'Etat n'a de sens si on n'est pas en mesure de part et d'autre de contrôler la réalité de ce désarmement. Voilà ce que je voulais vous dire pour commencer, mesdames, messieurs, et maintenant je pense qu'il serait bon d'entrer dans le vif du sujet.\
Georges BORTOLI.- Maintenant, les questions. Qui commence ? Il est entendu que si vous voulez bien, on embraie sur ce chapitre Est-Ouest, désarmement. Qui souhaite poser la première question ?
- LE PRESIDENT.- Je veux dire à M. Bortoli et à l'assistance, que les télévisions, que je remercie d'être ici mais qui se trouvent au milieu de la salle, m'empêchent de voir les participants qui sont dans le dernier tiers de cette salle, si bien qu'il me sera difficile de répondre à leur appel s'il en est.
- Georges BORTOLI.- J'essaierai de vous aider, monsieur le Président.
- LE PRESIDENT.- Justement madame est dans ce secteur-là.
- Georges BORTOLI.- Vous voulez bien avancer ?
- QUESTION.- Monsieur le Président, vous ne parlez pas du tout du déséquilibre en matière d'armes conventionnelles £ est-ce qu'il n'y aurait pas un lien ? Est-ce que d'après vous, même s'il y avait une dénucléarisation en Europe de l'Ouest, s'il n'y a pas en même temps une négociation concernant ces armes-là, est-ce que l'Europe ne risque pas de courir un danger également ?
- LE PRESIDENT.- La négociation entre l'Est et l'Ouest porte sur le nucléaire. Je veux dire cette négociation-là. Il y a d'autres lieux où l'on débat actuellement de la réduction des tensions et des armements de type conventionnel ou classique. Donc, le sujet de la négociation, c'est le nucléaire £ voilà pourquoi je ne parle pas des armes conventionnelles.
- J'ai quand même indiqué à l'instant que la stratégie de l'Ouest, et particulièrement la stratégie de la France, était la dissuasion. Et la dissuasion, elle est nucléaire. Bien entendu, le problème des armes conventionnelles se poserait si, conformément à ce qu'on avait pu penser un moment, au lendemain de Reykjavik, il s'agissait de réduire à néant la totalité des armes nucléaires £ il a même été évoqué une position intermédiaire, celle de les réduire de 50 %. Le problème se poserait si le nucléaire devait disparaître, ou à partir d'un certain niveau de réduction. Nous n'en sommes pas là.\
M. SABLIER.- Monsieur le Président, je voulais vous demander si vous ne croyez pas qu'une des conséquences du retrait des forces nucléaires intermédiaires à longue portée d'Europe et des forces américaines pourrait entraîner deux conséquences :
- la première, ce serait de placer l'Europe occidentale à portée des fusées soviétiques sans avoir de riposte dans le même secteur £
- et la seconde, est-ce que cela n'entraînerait pas les Etats-Unis, éventuellement, à retirer leurs troupes d'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Cela reviendrait à replacer la situation de l'Europe telle qu'elle était avant 1979, comme elle a vécu entre 1945 et 1979, avec bien entendu, entre ces deux dates, une constante progression des armements, en qualité - si je puis dire - et en quantité. La situation d'avant 1979 n'était pas considérée comme désespérée par l'Europe. Il n'y avait pas de découplage, comme on dit, entre les Etats-Unis d'Amérique et la France.
- Est-ce que les Etats-Unis d'Amérique seraient incités à se retirer davantage ? Ce n'est pas forcément dans la présence des Pershing II et des missiles de croisière que se trouve l'affirmation de la présence américaine. D'abord, il y a une Alliance, c'est l'Alliance atlantique. Elle comporte des obligations mutuelles - et bien des accords, bien des affirmations, ont été signés ou affirmés depuis la dernière guerre mondiale, qui montrent la solidarité des alliés de l'Alliance atlantique. C'est donc dans la résolution du peuple américain, dans sa solidarité, et d'une façon plus précise encore dans la détermination du Président des Etats-Unis d'Amérique, que l'on trouverait la réponse complète à votre question.
- Le Général de Gaulle avait, vous vous en souvenez, estimé qu'on n'y avait pas répondu entièrement. C'est pourquoi il a voulu une force de frappe, une arme nucléaire, stratégique, française, autonome. Autonome cela veut dire que nous sommes dans l'Alliance - je dis cela pour que chacun m'entende - mais que nous n'appartenons pas au commandement militaire intégré de l'Alliance atlantique. Cette marge d'incertitude continue d'exister, mais elle existe indépendamment du problème des missiles de croisière et des Pershing II.
- Mais enfin, monsieur Sablier, nous ne sommes pas au bout de la négociation. Moi, je dis : oui à la négociation. La France n'y est pas, et je m'en réjouis. Nous n'avons rien à faire à ce niveau de discussion, alors qu'il s'agit de débattre d'armes que nous n'avons pas. Mais j'attends de savoir ce qui se passera dans la négociation pour conclure.\
M. MAZIERE.- Monsieur le Président, pourquoi pensez-vous que Gorbatchev accepte aujourd'hui ce qu'il n'acceptait pas hier ?
- LE PRESIDENT.- C'est une question que je me suis naturellement posée, et je vous remercie de la poser.
- Pourquoi M. Gorbatchev estime-t-il que son pays tirera avantage du retrait des forces soviétiques, plus nombreuses et plus puissantes que ce dont dispose l'Occident en Europe, toujours en ce qui concerne - nous parlons bien clairement le même langage - les missiles intermédiaires, c'est-à-dire ceux qui font entre 1000 et 4000 kms ? Les Soviétiques, de ce point de vue, vous le savez, disposent d'une force plus diverse, plus nombreuse, plus massive que les Occidentaux. Alors, en effet, votre question trouve sa pleine justification : pourquoi y renoncer ? Là, ce sont des conjectures... Je n'ai pas de confidences particulières, mais comme tous, je réfléchis.
- Je pense que le premier risque auquel veut parer M. Gorbatchev, c'est ce qu'on pourrait appeler celui de la première frappe. Le système central américain, par définition puisque je viens de prononcer ce mot de système central, stratégique, se trouve aux Etats-Unis d'Amérique. Ce sont les quelques 10000 à 13000 charges nucléaires pouvant traverser l'Atlantique et venir frapper au coeur l'Union soviétique. Il faut introduire un facteur déterminant dans ce calcul : celui du temps que mettent ces missiles à atteindre leur objectif. Combien de temps ? On va dire 23, 24, 25 minutes pour aller d'un continent à l'autre.
- Les Pershing II installés sur le sol allemand, de l'Allemagne fédérale, mettraient, calcule-t-on, six à sept minutes pour atteindre des objectifs en Union soviétique. Il ne s'agit d'ailleurs pas de l'ensemble du dispositif autour de Moscou, car les Pershing II ne font que 1800 kms de portée tandis que les SS 20, les armes intermédiaires à longue portée, nucléaires, soviétiques en font 4000 ... et il y a beaucoup plus de têtes de SS 20 qu'il n'y a de Pershing II, je crois 810, puisqu'il y a 270 ou 271 SS 20 à 3 têtes, et il y a 108 Pershing II ... 1800 kms donc pour les unes, 4000 kms pour les autres.
- Il y a les missiles de croisière, mais là aussi on n'a pas réalisé le programme : 464 prévus, il y en a actuellement un peu plus de 200 - certains même estiment un peu moins de 200 - aujourd'hui en place. De telle sorte que la différence est sensible. Raison de plus encore pour se poser la question que se pose M. Mazière.
- Je pense que le facteur-temps, les six minutes qui permettraient aux Américains de frapper d'abord un ensemble d'objectifs sur le territoire de l'Union soviétique - pas le système central, mais un certain nombre d'objectifs importants - est un facteur qui conduit les dirigeants soviétiques à réfléchir.\
`Suite sur les propositions soviétiques concernant les FNI`
- Mais moi, je juge du point de vue français et je ne désire pas que, soit les Américains, soit les Soviétiques, disposent d'une première frappe. Toute la théorie que je développe sans cesse, c'est l'équilibre, et cet équilibre risque d'être rompu si l'un des deux pays peut disposer d'une première frappe qui, le cas échéant, peut l'inciter à ce qu'on appellerait une guerre préventive.
- La situation de la France est différente, c'est la théorie dite du faible au fort - bien que nous soyons le fort, avec notre arme nucléaire -. C'est celle qui consiste à réserver entièrement le champ de ces hypothèses stratégiques, précisément parce que c'est de la surprise et de la dureté de sa réplique qu'un pays comme la France tient sa chance de dissuader un adversaire éventuel. Donc, moi, je ne me plains pas de cela. Si la notion de première frappe peut disparaître entre l'un et l'autre pays, qui à tour de rôle ont demandé que fût interdite cette possibilité - quand l'un était en mesure d'imposer sa volonté, alors il avait les oreilles fermées à la demande du partenaire, et vice versa - je ne m'en plains pas. Et puis je crois - c'est la deuxième raison, monsieur Mazière - que l'Union soviétique, et spécialement le Secrétaire général du Parti communiste soviétique, veut s'engager dans la voie d'un certain désarmement, d'un désarmement suffisant en tout cas pour pouvoir consacrer une part des forces vives de l'Union soviétique au redressement économique, à l'augmentation du pouvoir d'achat du citoyen soviétique. Je pense que toute une part de l'expérience soviétique actuelle se déroule sur ce terrain-là, et que c'est à cela, à cette action-là, que les citoyens soviétiques jugeront leur gouvernement. Peut-on indéfiniment, de part et d'autre, s'engager dans un surarmement continu, épuisant pour nos réserves économiques et dangereux en cas de guerre ? Je pense que personne ne veut une guerre atomique. Voilà les raisons qui me viennent à l'esprit, monsieur Mazière. Bien entendu, beaucoup de spécialistes qui se trouvent ici pourraient compléter ce que je viens de dire à l'instant.\
Philippe DEMONNET (La Vie).- Vous avez évoqué tout-à-l'heure, monsieur le Président, le dangereux déséquilibre qui existe en matière de missiles à courte ou très courte portée, et vous avez demandé, dans une déclaration préalable, que la négociation sur les euromissiles à portée intermédiaire soit liée à une négociation sur les euromissiles ou sur les missiles à courte portée. Ne craignez-vous pas que les Soviétiques, dans un second temps, demandent que les missiles Hadès et Pluton, qui sont des missiles français à courte portée, soient liés dans la négociation sur les euromissiles. C'est ma première question. La deuxième...
- LE PRESIDENT.- Si vous permettez, je vais d'abord répondre à celle-là. Cette éventualité existe. Cette négociation n'est pas ouverte. Je n'en connais pas les bases. J'en suivrai comme vous tous bien entendu l'évolution et j'aviserai en temps utile, mais, pour l'instant, le déséquilibre considérable existe, je l'ai dit dans ma déclaration préliminaire, à l'avantage des Soviétiques. Les armes intermédiaires de très courte et de courte portée sont beaucoup plus nombreuses du côté soviétique que du côté occidental, si l'on additionne les forces américaines, britanniques et françaises, et, de ce point de vue, s'il doit y avoir un premier correctif, c'est précisément celui-là : que les forces soviétiques diminuent avant de songer à discuter de la présence de forces occidentales. Or, nous sommes loin du compte, sur ce plan-là, étant bien entendu que la première négociation, celle dont nous avons accepté l'éventualité, est une négociation sur les forces nucléaires intermédiaires à très longue portée.
- Quand le problème se posera, bien entendu la question que vous avez posée est tout-à-fait raisonnable et pourra être examinée. D'ailleurs, les Occidentaux eux-mêmes l'ont posée £ elle figure dans toutes les déclarations anglaises, allemandes - et plus encore - françaises £ on en a parlé au Conseil des ministres. Bref, c'est une question qui se pose.\
Philippe DEMONNET.- Si vous permettez, je vais poser ma deuxième question :
- L'éventualité d'un retrait des euromissiles américains et soviétiques met donc au premier plan les forces de frappe française et britannique...
- LE PRESIDENT.- Qu'est-ce que cela veut dire : au premier plan ?
- Philippe DEMONNET.- Je veux dire qu'elles se retrouvent à nu, et puis, elles se retrouvent presque seules forces nucléaires en Europe...
- LE PRESIDENT.- Monsieur, je comprends que ces questions me soient posées puisque ce sont celles qui occupent l'esprit des Français. Vous en êtes les bons interprètes, mais permettez-moi de dire que les systèmes centraux continuent d'exister. Tous les missiles à longue portée américains peuvent atteindre l'Union soviétique, et les missiles à longue portée stratégique soviétiques peuvent atteindre les Etats-Unis d'Amérique.
- Les forces stratégiques françaises et britanniques essentiellement positionnées sur des sous-marins, peuvent atteindre tout adversaire éventuel, puisque leur portée est de plus de 4000 kms £ à ce moment-là, elles peuvent se placer là où elles le désirent dans le creux des océans. Donc, les systèmes centraux ne sont pas les moins du monde dénucléarisés. Nous n'avons pas, et d'ailleurs je le regrette, à débattre en même temps de la réduction - prenons l'hypothèse retenue un moment à Reykjavik - de 50 % de l'ensemble des forces nucléaires £ plus la disparition, l'option zéro (à l'exeption de 100 ogives de part et d'autre), des forces nucléaires intermédiaires à longue portée £ plus enfin le reste qui, alors, nous situerait directement sur le problème d'équilibre des armes conventionnelles. Il faudrait bien entendu prévoir cela avant de s'engager dans un système pareil.
- Donc, je ne pense pas qu'il y ait d'inquiétude particulière à nourrir sur ce terrain-là. Les systèmes centraux demeurent, on n'est pas à nu. Qui peut imaginer qu'on se servirait des armes, disons, de moyenne portée nucléaire dont la plus faible fait quatre fois Hiroshima, comme cela, simplement pour lancer un avertissement ? La dissuasion française, c'est un bloc £ cela joue sur, essentiellement, ses forces stratégiques. Nous n'avons pas de forces intermédiaires.
- Je connais l'argument soviétique, j'ai eu l'occasion de le contester fermement avec M. Gorbatchev chaque fois que je l'ai rencontré. La France n'a pas de forces intermédiaires à longue portée £ elle a un système stratégique, son système central £ simplement, ce système central, son centre - par définition, est en France, la décision est prise en France même si ces armes sont dispersées à travers les océans. Donc, nous sommes sur le même continent - l'Europe - que l'Union soviétique £ nous n'avons pas à retenir le vocabulaire incroyable employé par les deux grands partenaires qui consiste à considérer comme stratégique ce qui traverse l'Atlantique, comme intermédiaire ce qui concerne le continent. Cela n'a pas de sens, pour nous. Nous, nous sommes sur le continent et nous avons les mêmes besoins de sécurité que les autres £ nos forces sont stratégiques. J'ai dit à M. Vorontjov, que M. Gorbatchev m'a envoyé - je l'ai rencontré samedi matin - : "vous voudrez bien dire à M. le Secrétaire général du Parti communiste de l'Union soviétique que s'il devait, un jour, considérer, comme il l'a fait naguère, que la France disposait essentiellement d'armes intermédiaires qui pourraient, un jour ou l'autre, entrer dans la négociation, vous lui ferez dire que, moi, je considère que la totalité de l'armement soviétique, ce sont des euromissiles qui sont sur le même continent que nous £ donc, si l'on supprimait ces euromissiles, il conviendra que vous examiniez la suppression intégrale de tout votre armement nucléaire". Je n'ai pas le sentiment que cette proposition ait reçu un écho... La France demande d'être traitée par l'union Soviétique de la même façon que l'Union Soviétique sera traitée par la France.\
QUESTION.- Monsieur le Président, il est probable que s'il y a un accord signé sur les euromissiles, il y a aura immédiatement l'ouverture de négociations sur les missiles à courte portée et sur les armes nucléaires tactiques ou de terre. On entre là dans les rapports Est-Ouest, dans une logique de réduction très forte...
- LE PRESIDENT.- ... de désarmement.
- QUESTION.- ... Non, du nucléaire en Europe. Cela pose le problème du déséquilibre conventionnel. A Vienne, il y a une négociation, aujourd'hui, pour savoir quel forum est le plus approprié pour cela. Dans cette logique, la France, qu'elle le veuille ou non, ne va-t-elle pas rentrer dans une logique de négociation bloc à bloc, parce qu'on voit mal comment on peut négocier le petit nucléaire tactique ou les réductions de forces conventionnelles, comme le demandent les Etats-Unis ou la RFA, sans que ce soit une négociation bloc à bloc ?
- LE PRESIDENT.- C'est tout simple : la France ne négociera pas sa force stratégique. Elle ne dispose que d'un système stratégique même si elle a un certain nombre d'armes de courte portée, et sa dissuasion repose sur ce système stratégique qui n'est pas négociable. Cela fait d'ailleurs des années qu'on le répète, Dieu sait si nous avons été sollicités pour consentir à faciliter les négociations antérieures à 1983. J'ai chaque fois dit à M. Reagan comme à M. Gorbatchev et aux autres : il n'en est pas question, c'est notre sécurité. Il n'y aura donc pas passage d'une négociation à l'autre dans ce sens. Si l'on en arrive à une réduction par le bas, si je puis dire, sur ce qui est moins puissant que les forces stratégiques, je voudrais quand même vis-à-vis de vous, monsieur, comme vis-à-vis de tous ceux qui m'écoutent, bien répéter ce qui n'a peut-être pas été perçu par tous, que, pour moi, la dissuasion, c'est le système stratégique français, que tout ce qui est intermédiaire peut présenter certains avantages mais ne doit pas être confondu avec la dissuasion. Il ne doit pas y avoir plusieurs avertissements. On n'imagine pas que la France lancerait une bombe atomique qui serait d'une telle violence que cela ferait plusieurs Hiroshima à la fois, et qu'une guerre nucléaire ne s'ensuivrait pas. J'ai bien précisé dans ma réponse à quelques journalistes que l'on ne pouvait pas découpler, séparer l'armement tactique nucléaire de l'armement stratégique nucléaire £ que l'armement tactique nucléaire ne pouvait pas être couplé avec l'armement conventionnel. Ca n'est pas le dernier acte d'une guerre conventionnelle que de se servir des missiles nucléaires.\
Pour l'autre négociation, celle de Vienne, vous savez, M. de Sa Rego, que la question s'est déjà posée il y a quelque temps, puisque les Américains ont souhaité que cette négociation-là ait lieu de bloc à bloc. On l'a demandé.
- D'un côté, se réuniraient les membres de l'Alliance atlantique. De l'autre, se réuniraient les membres du Pacte de Varsovie.
- Je ne sais pas où seraient les autres. Et aucune délibération avec les pays du Pacte de Varsovie n'aurait lieu sans qu'ait été élaborée une doctrine commune aux membres de l'Alliance. Nous avons refusé. J'ai refusé. Le gouvernement a refusé. C'est l'un des rares endroits où tous les pays d'Europe peuvent se retrouver. Et il est très important que ces pays puissent délibérer en tant qu'Européens en présence et en bonnes relations avec leurs alliés extra-européens.
- Donc, nous avons continué et estimé indispensable la discussion où chaque pays s'exprimerait en tant que tel et selon ses intérêts. Ce qui n'interdit pas, bien entendu, que des relations soient établies entre alliés. Elles ont lieu constamment ... Mais que dans cette négociation-là on s'isole de bloc à bloc, non. Une solution intermédiaire avait été proposée qui consistait au moins à ce que , parallèlement, il puisse y avoir des réunions d'un bloc, du moins atlantique, tandis que l'ensemble des 35 se réunirait ailleurs dans la même ville, mais dans une autre salle. Nous avons refusé également. Cette négociation sur les armements conventionnels doit rester telle qu'elle est.
- QUESTION.- Vous pensez que cet effort de négociation sur la réduction de troupes en Europe soit dans l'intérêt de la France ?
- LE PRESIDENT.- Une forte réduction des troupes ... conventionnelles ?
- QUESTION.- Conventionnelles oui...
- LE PRESIDENT.- Pas actuellement, non. Cela irait plutôt dans le sens d'un renforcement de ces forces conventionnelles pour répondre aux besoins créés par l'inégalité qui préside en ce domaine. Il y a beaucoup plus d'armes conventionnelles prêtes au combat du côté soviétique que du côté occidental. Je souhaite qu'un jour un désarmement soit possible en ce domaine. On y travaille. La France est un élément actif de cette négociation mais s'il ne devait pas y avoir de fortes propositions de l'Union soviétique, actuellement, nous ne pourrions pas suivre.\
QUESTION.- Monsieur le Président, François d'Orcival, Valeurs Actuelles.
- Monsieur le Président, est-ce que vous n'avez pas le sentiment que le défi de cette nouvelle négociation sur les euromissiles ne devrait pas conduire la France à approfondir sa discussion avec ses partenaires immédiats européens que sont les Allemands et les Britanniques pour la défense de l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Naturellement ! Moi, je suis allé à Bonn plaider pour l'installation des Pershing II. Ce n'était pas par amour pour les Pershing II. Je peux vous en faire la confidence : c'est parce que je pensais que la volonté soviétique d'accroître encore son potentiel de forces nucléaires intermédiaires devenait insupportable et dangereuse. Et j'ai dit : "dès lors, il faut appliquer la deuxième décision qui consiste à implanter des armes du même type". A compter du moment où il est question de réduire l'ensemble et même de faire disparaître en Europe, l'ensemble des forces nucléaires intermédiaires à longue portée du point de vue soviétique, je me demande ce qui resterait de mon raisonnement de Bonn.
- Alors, le renforcement de la défense européenne, j'en suis tout à fait partisan. C'est tout à fait souhaitable. C'est assez difficile non pas de faire des progrès... il faut les faire ! ... Mais je m'y suis efforcé en mettant en vigueur des dispositions restées inappliquées du Traité de l'Elysée de 1963. Jamais les relations de caractère militaire de l'Allemagne fédérale n'ont été aussi constantes et serrées et sur le -plan des manoeuvres, et sur le -plan de la formation des hommes, des officiers, et sur le -plan des transferts d'informations, et sur le -plan des consultations mutuelles.
- Je souhaiterais que les progrès fussent accomplis dans le domaine des armements. De même, avec la Grande-Bretagne. La Grande-Bretagne, comme vous le savez, se fournit en Trident du côté américain tandis que nous fabriquons nous-mêmes des armements sophistiqués, à très grande puissance et, cependant, nous agissons chacun de notre côté. Les autres pays n'ont pas de forces nucléaires. Certains de ces pays ne sont pas autorisés par les accords internationaux à posséder du nucléaire. C'est difficile mais il faut y penser. J'en suis tout à fait partisan.\
M. BORTOLI.- Je vous propose encore une ou deux questions sur ce chapitre Est-Ouest pour passer ensuite, si vous en êtes d'accord, monsieur le Président, à d'autres rubriques pour faire un balayage complet de l'actualité internationale. Le détenteur du micro suivant ?
- QUESTION.- Monsieur le Président, une question simplement de parenthèse. Est-ce que vous pensez qu'à l'heure actuelle les Etats-Unis, enfin l'administration Reagan est-elle dans les meilleures conditions pour négocier avec l'URSS de M. Gorbatchev ?
- LE PRESIDENT.- Chacun a son opinion en ce domaine... Chacun a son opinion... Je ne suis pas obligé de vous la communiquer.
- M. BORTOLI.- S'il n'y a plus de questions brûlantes sur ce chapitre, encore une ou deux et après il faudrait passer à autre chose, non pas que ce ne soit pas intéressant...
- LE PRESIDENT.- De toute manière, je tiens les Etats-Unis d'Amérique pour des alliés loyaux. Et d'ailleurs la sécurité de la France repose sur la situation nucléaire...
- QUESTION.- Si les Américains et les Soviétiques se mettent d'accord pour retirer les SS 20 et les Pershing, ne faudrait-il pas que les Soviétiques détruisent les SS 20 pour que ce soit efficace ?
- Croyez-vous qu'il serait réaliste pour l'armée soviétique d'acceter cela ?
- LE PRESIDENT.- Question de contrôle. C'est une des questions les plus ardues. Et d'ailleurs nous constatons que c'est la première fois qu'un dirigeant soviétique s'engage à ce point sur ce terrain difficile du contrôle. Vous savez très bien qu'il existe une proposition américaine qui vient d'être remise, qui comporte quatre manières d'aborder ce contrôle. J'ai lu attentivement ces dépêches. C'est compliqué mais tant qu'il n'y aura pas une capacité de contrôle aussi précise que le demandent les Américains, il ne pourra pas y avoir d'accord sur l'option zéro.
- M. CHARPY.- Monsieur le Président, vous étiez autrefois hostile à la force de dissuasion française. Qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis ?
- LE PRESIDENT.- Cela date de 1977, monsieur Charpy, et vous m'avez posé la question tellement souvent que j'ai comme une lassitude à répéter nos vieilles histoires.
- M. BORTOLI.- Est-ce que vous êtes d'accord pour qu'on passe à un autre chapître maintenant ? Est-ce que par exemple il y aurait quelques questions sur les perspectives et les blocages éventuels de l'Europe en 1987 ?
- QUESTION.- Encore une question sur les relations Est-Ouest. Je voulais savoir si vous aviez eu du mal à convaincre l'ensemble du gouvernement ?
- LE PRESIDENT.- J'ai voulu attendre le Conseil des ministres pour saisir le gouvernement dans son entier de la façon dont je concevais les réponses à apporter à cette négociation. J'ai rencontré le Premier ministre pendant une heure environ avant la tenue du Conseil des ministres et je n'ai pas perçu de difficulté particulière.\
Georges BORTOLI.- L'Europe ne vous inspire pas, mesdames et messieurs ? Préférez-vous que nous parlions du Proche et du Moyen-Orient ?
- LE PRESIDENT.- L'Europe, non ? Pas de questions ?
- Georges BORTOLI.- En ce qui concerne l'Europe, je voudrais savoir, monsieur le Président, si nous allons vers un blocage.
- LE PRESIDENT.- J'ai lancé des avertissements - pour ne pas être pessimiste - à la fin de l'année dernière et au début de cette année. Je voyais et je vois toujours de grandes difficultés pour l'Europe, pendant l'année 1987. Il faut dire aussi qu'on lui demande beaucoup, à l'Europe : à se préparer, en maintenant moins de 5 ans, à aborder le marché unique. Cela nécessite des prises de position, des engagements dans tous les domaines, et la plupart de nos pays n'y sont pas prêts. Ils ont accepté difficilement, au demeurant, la décision de Luxembourg après les grandes difficultés que nous avions rencontrées à Milan. La décision est prise, il faut l'appliquer. Mais sur chaque point, il faut vaincre des obstacles. Bien entendu, si la Communauté ne se donnait pas les moyens financiers, politiques et techniques, de parvenir à ce marché unique le 1er janvier 1992, à ce moment-là ce serait un échec pour l'Europe, un grave échec pour l'Europe.\
`Suite sur la CEE`
- J'aperçois cependant qu'il y a des évolutions heureuses, même si elles restent timides. La discussion agricole a pris quand même meilleure tournure que celle que l'on pouvait craindre. Ce n'est pas fini, on n'a pas encore réglé l'accord sur les prix, il y a le problème des surplus, des excédents, etc...
- Sur le plan technologique, il y a eu à l'origine, une rétention, des crédits anglais, allemands, français. Cette rétention semble céder le pas à la nécessité. C'est un problème budgétaire. Des déclarations du Premier ministre à Strasbourg ont montré que la France était prête à faire un effort supplémentaire. Il est certain que si l'Europe n'est pas en mesure de suivre en même temps les différentes directions qu'elle s'est choisie, technologie, agriculture, politique régionale, structurelle comme on dit, ou programmes intégrés méditerranéens, alors l'Europe boitera. Certains accords manqueront, si d'autres accords ne se font pas. Il y a presque un marchandage constant, au sein de l'Europe des douze.
- Le financement à 1,4 % de TVA n'est plus suffisant £ il avait été prévu à Fontainebleau, par le Conseil européen, alors que j'assumais la présidence de la Communauté, que cela passerait, l'an prochain, à 1,6 %. Je pense qu'après bien des réticences, en particulier du côté britannique, on devrait y parvenir. C'est en tout cas indispensable, un minimum indispensable si l'on veut que l'Europe fonctionne.
- J'avais souhaité, moi, 1,8 % à l'époque. Un pays comme l'Italie avait proposé 2 %, c'est-à-dire doubler, passer de 1 à 2. C'est dire que c'était une démarche assez complexe. La dernière proposition de M. Delors consiste à dire : "Eh bien, cessons de fonder notre financement sur les ressources de la TVA, de calculer un taux de TVA propre à chacun des pays qui composent l'Europe, pour faire intervenir la notion du produit national, et au lieu de parler de 1,4 de TVA parlons de 1,4 % du produit national.
- Je pense que cette position, apparaît prématurée par rapport à la disposition d'esprit des principaux dirigeants de l'Europe. Mais je pense qu'un jour ou l'autre, on se dirigera vers cela et que ce n'est pas simplement une vue d'avenir posée sur la table, provocant quelques remous. On y sera bien obligé, sinon on ne pourra pas financier l'Europe. Je souhaite que chacun des dirigeants des douze pays le comprenne.\
Georges BORTOLI.- Votre voyage en Espagne, demain, s'inscrit dans cette perspective européenne ?
- LE PRESIDENT.- Oui, sans doute, elle s'inscrit dans le cadre des relations bilatérales entre l'Espagne et la France. Vous savez que ces relations ont été longtemps difficiles. Du côté espagnol, deux griefs étaient faits à la France £ le premier, c'était le refus attribué à la France de l'entrée de l'Espagne dans le Marché commun, et d'autre part, le terrorisme basque dont on disait qu'il trouvait refuge dans le Pays Basque français.
- J'ai tenu à régler ces deux problèmes. Je me suis fait l'avocat de l'adhésion de l'Espagne au Marché commun, et vous savez que cela n'a pas été sans de rudes oppositions, notamment lors des dernières élections législatives. Enfin, cela a été fait et cela n'a pas été défait. Ne revenons pas en arrière.
- D'autre part, j'ai commencé de mettre en application des accords pour la lutte contre le terrorisme, et le gouvernement d'avant le 16 mars 1986 a renvoyé en Espagne un certain nombre de personnes réputées criminelles, qui ont été remises aux mains de la justice espagnole. Et cela a fort bien suivi depuis lors, s'est même accru, de telle sorte que le comportement du gouvernement issu des élections de 1986 a continué en nous donnant un ton que je trouve excellent, d'amélioration ... On pourrait même dire de réconciliation franco-espagnole.
- Bien entendu, cela pose des questions. Par exemple, la France, non pas la France, les Français n'ont peut-être pas saisi l'occasion de l'ouverture de l'Espagne au Marché commun pour occuper des parts de marché suffisantes en Espagne. De cela, le gouvernement n'est pas responsable. Telle ou telle catégorie socio-professionnelle peuvent en éprouver quelques difficultés. Mais au total, ce sont de bons accords. Après avoir reçu le Roi et la Reine d'Espagne dans un voyage d'Etat, et signé avec le Roi d'Espagne, en 1985, un pacte d'amitié franco-espagnol, je compte avec le Premier ministre et les ministres qui m'accompagneront demain, revivifier encore si c'était nécessaire - mais ce n'est pas nécessaire, bien que les actes et symboles ne soient pas négligeables - l'amitié franco-espagnole.\
QUESTION.- Monsieur le Président, l'élection au suffrage universel d'un Président, proposée par votre prédécesseur, vous paraît-elle être une étape nécessaire de la construction de l'Europe ? A quelle échéance, ce Président devrait-il être celui de la Commission ou du Conseil ?
- LE PRESIDENT.- Je n'en sais rien, vous me posez là une question... Il est souhaitable qu'il y ait un Président dit de l'Europe ... en tout cas des Douze, de la Communauté. C'est souhaitable. Il y en a bien un, il dure six mois, dans l'ordre alphabétique des pays qui composent la Communauté européenne. Cela assure une présidence cahotante ou chaotique £ cela ne procède pas de la même terminologie, mais cela se rejoint. A vrai dire, en six mois, à peine a-t-on eu le temps de réunir les autres chefs d'Etat ou de gouvernement, on débouche in fine sur un sommet européen - cela aura lieu fin juin - et puis ce sera, à ce moment-là, après le président belge qui est remarquable, qui préside aux destinées du Conseil européen, ce sera un autre.
- On a avancé une autre idée de droit qui est : le président, six mois £ son prédécesseur, six mois £ son successeur, six mois... Ces trois-là représentent la présidence. Cela n'a pas donné de résultats très remarquables.
- Alors, l'idée d'un président qui serait de préférence issu du Conseil lui-même, donc désigné par un des pays et qui serait choisi d'un commun accord, pour présider pendant une durée raisonnable, les destinées du Conseil européen, ce serait une bonne chose. Personnellement je me rallie à cette idée-là. Plusieurs pays sont assez entêtés pour s'y refuser. Moi je pense que c'est une bonne chose.
- Alors comment serait désigné ce président ? Dans une première phase, il ne peut pas en aller autrement, c'est le Conseil qui le ferait, le Conseil lui-même. Avant de passer à d'autres stades, avec le Parlement, puis avec le peuple, avec le suffrage universel, de l'eau coulera sous les ponts, mais enfin c'est une bonne direction. C'est tout ce que je peux dire à ce sujet. Ce serait un lien et un liant pour l'Europe £ ne négligeons aucun élément qui pourrait cimenter cette difficile construction.\
QUESTION.- Monsieur le Président, pour revenir un tout petit peu en arrière sur la défense européenne, de récents sondages ont montré que l'opinion française évoluait non pas comme à la veille de la guerre de 40, mais tout de même montrait là aussi une sorte de désarmement, désarmement moral cette fois-ci, en ce sens qu'elle ne croit pas tout à fait au danger d'une guerre. Il le croit de moins en moins et il ne voit pas dans l'Union soviétique le premier ennemi.
- Cette mentalité peut être partagée par un certain nombre de pays européens, comme le Danemark, etc... Est-ce que vous ne pensez pas qu'il y a un lien direct entre cette mentalité et les récentes initiatives de M. Gorbatchev, le nouveau visage, si vous voulez, symbolisé par le Secrétaire général du Parti communiste, que représente l'Union soviétique à travers le visage de M. Gorbatchev ?
- LE PRESIDENT.- C'est possible. Je suppose que c'est ce qu'il recherche, parmi d'autres choses. Dans ce cas-là il aurait d'une certaine manière réglé dans nos sociétés modernes l'effet médiatique. Si M. Gorbatchev a réussi à prendre des contacts en dehors de la presse de son pays, s'il s'est adressé à la presse internationale de Paris, et même de quelques autres villes, en dehors de son pays, dans ce cas-là c'est que c'est un dirigeant qualifié. Je ne veux pas gloser sur une façon de faire qui se révèle efficace. Mais cela ne touche pas quand même le coeur du sujet. Bon, alors dans ce cas-là, il paraît clair que lorsque j'ai dit oui au désarmement, mais au désarmement équilibré dans tous les domaines, oui au désarmement contrôlé, mais pas par des phrases qui n'auraient pas de sens, d'une façon extrêmement précise, après des procédures établies, alors je pense que l'opinion ne peut qu'approuver la marche vers un désarmement, alors que depuis si longtemps nous n'avons connu que le surarmement.
- Il ne faut pas que la France dissipe son énergie, sa volonté de rester libre et souveraine. S'il y a des sirènes, n'écoutons pas leur voix. Pour cela, soyons sûrs de nous-mêmes. Je le répète, la force française nucléaire, qui est d'essence stratégique, nul ne peut prétendre l'atteindre ou la réduire, dans l'-état actuel des choses, qui dureront longtemps puisque la comparaison à établir est d'un côté, faut-il le redire, 10 à 13000 charges nucléaires de part et d'autre, Union soviétique, Etats-Unis d'Amérique, l'armement britannique, une centaine de charges, et l'armement français, à partir de 150, va avec la multiplication des têtes sur nos sous-marins, vers un chiffre qui restera très au-dessous de 500. Une telle disproportion fait que je n'accepterai pas qu'on parle de l'armement français avant que, comme je l'ai dit à la tribune de l'ONU, toute une série de dispositions déterminantes, capitales, drastiques, aient été prises par les deux plus grandes puissances.\
QUESTION.- Pour l'Europe, ne pensez-vous pas que l'idée un peu pédagogique de lancer un jour une télévision qui aurait des journaux quotidiens, où chaque pays pourrait parler, avec des magazines un peu européens, ferait un peu progresser l'idée que vous avez évoquée, d'ailleurs, d'une manière sous-jacente tout à l'heure, en faisant cette différence entre la France d'un côté et les Français vis-à-vis de l'Espagne ? Quel est votre sentiment ?
- LE PRESIDENT.- Je suis tout à fait favorable à cette démarche. L'Europe que nous mettons en place, avec l'accord de Luxembourg, l'Europe du marché unique après l'Europe de l'élargissement, l'Europe bleue, celle de la mer et des océans, l'Europe technologique, à la fois d'Eurêka, de la Communauté, du programme-cadre de la Commission européenne, tout cela j'y crois absolument et la France y travaille.
- Mais il faut déjà, je l'ai dit à Chatham House, songer à d'autres domaines, notamment à celui de la communication. Il est absolument indispensable, je dirai même urgent, que l'Europe cherche la manière de se doter de chaines européennes, de moyens d'information multiples, mais surtout de moyens techniques de fabrication et de diffusion des programmes. Songez que dans un pays comme la France, nous sommes capables de fabriquer 5000 heures de programmes et qu'il en faudrait pour l'Europe 125000. J'ai parlé de la France parce que le chiffre, je le connais, je ne connais pas ceux de l'Allemagne ou de la Grande-Bretagne, mais au total il reste un nombre considérable d'heures sur ces 125000, qui sont fournies par les Américains ou par les Japonais. Je veux dire que peu à peu, ce qui est civilisation européenne, ce qui est culture européenne a tendance à se confondre et à s'abolir dans des cultures extérieures. Oui, vous avez raison, c'est une façon primordiale de faire l'Europe.\
Georges BORTOLI.- Nous pourrions passer tout doucement aux problèmes du Moyen-Orient, peut-être...
- QUESTION.- Monsieur le Président, les problèmes du Moyen-Orient touchent les Français au coeur. Est-ce que la France est toujours désarmée face au problème des otages ?
- LE PRESIDENT.- Désarmée... Qu'est-ce que vous entendez par là ? Vous souhaiteriez - je n'ai pas dit "vous souhaitez" - qu'il y ait une action de force ?
- QUESTION.- Non, non...
- LE PRESIDENT.- Donc désarmée, cela veut dire diplomatiquement.
- QUESTION.- Impuissante.
- LE PRESIDENT.- Impuissante, comme les Etats-Unis d'Amérique, comme l'Allemagne, comme la Grande-Bretagne, à l'instar de tous ceux qui ont des compatriotes retenus en otages, notamment au Proche et au Moyen-Orient.
- Ce qui est vrai, c'est que les négociations qui ont eu lieu d'Etat à Etat n'ont pas permis de libérer tous les otages français. Est-ce un aveu d'impuissance ? C'est d'abord, une première reconnaissance que les conditions qui étaient posées par les ravisseurs - le cas échéant transmises par les Etats - n'étaient pas acceptables.
- Lorsque les premiers Français ont été enlevés à Beyrouth, quelles étaient les revendications des terroristes ? Les revendications touchaient d'autres intérêts nationaux £ je pense à l'intérêt de l'Iran qui réclamait le règlement des problèmes dits d'Eurodif £ c'était le départ ou l'expulsion des opposants iraniens sur le sol de France £ c'était la libération d'un certain nombre de personnes condamnées par les tribunaux donc réputées assassins pour avoir tué sur le territoire français, donc passibles de nos lois £ c'était - cela paraissait saugrenu à l'époque - la revendication, qui a disparu, qui est revenue, qu'on a retrouvée par ci et par là, de la libération d'un certain nombre de prisonniers du Koweit.
- Quand j'ai été informé de ces conditions, que pouvais-je faire d'autre que de refuser ? Si on appelle impuissance le fait de refuser des conditions inacceptables !... Je ne peux pas échanger un assassin contre un innocent !... C'est vrai que cela place les otages dans une situation, déjà dramatique par elle-même, qui les prive souvent d'espoir £ mais c'est inacceptable.
- On ne peut pas traiter avec le terrorisme ou avec ses délégués. J'ai dit publiquement, à un poste de radiodiffusion, donc à l'opinion publique, que j'avais accepté une fois, une seule fois, de grâcier un criminel jugé coupable `Anis Naccache`, avec quatre autres personnes, d'avoir assassiné deux Français, en voulant assassiner Chapour Baktiar. J'ai refusé tout échange avec les otages £ j'ai consenti une grâce si tous les otages étaient rendus sans autre condition. Cela ne s'est pas fait. Je n'ai grâcié ni amnistié, au demeurant, aucun terroriste.
- Si vous avez un moyen à me communiquer, je serais heureux de le recevoir. Si l'on ne veut pas recourir au moyen de la force pour épargner la vie de nos concitoyens, si l'on ne veut pas céder aux exigences qui nous sont proposées, il reste à conduire une diplomatie forte et subtile, celle peut-être qui nous conduira en raison des évolutions, des transformations de la situation dans le Proche-Orient, à voir ces rapports de force changer au bénéfice de nos otages. Voilà le point actuel de ces questions.\
QUESTION.- Monsieur le Président, pensez-vous que l'intervention de la Syrie à Beyrouth, récemment, constitue un de ces changements dont vous parlez ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que c'est évident. La Syrie est revenue en force. Elle n'était pas absente, elle est revenue en force à Beyrouth, Beyrouth-Est, où se déroulaient des combats multiples, fratricides entre Libanais et entre toute une série de forces venant de l'extérieur. Je n'ai pas à juger les conditions dans lesquelles la Syrie est intervenue : le Président Gemayel, le Président du Liban, s'est exprimé à ce sujet à deux reprises, d'ailleurs £ vous vous reporterez à ses déclarations. Mais c'est vrai qu'il y a un peu moins d'insécurité et de trouble aujourd'hui qu'hier. Si, comme je le souhaite, les otages français dans cette ville peuvent retrouver leur liberté grâce à ce changement dans le rapport de forces locales je m'en réjouirai £ notre diplomatie ne perd pas son temps.\
QUESTION.- Monsieur le Président, la France est un peu partie prenante dans la guerre Iran-Irak, puisqu'elle fournit des armes à l'Irak £ comment voyez-vous évoluer ce conflit ?
- LE PRESIDENT.- Je ne le vois pas évoluer. On dit que les dernières offensives iraniennes ont menacé gravement le dispositif de défense de l'Irak, mais cela n'a pas été finalement démontré £ la résistance de l'Irak s'est révélée plus forte et plus solide que déjà certains commentateurs commençaient à le penser.
- La France fournit des armes à l'Irak depuis, je crois, un accord de 1976. Elle continue. Mais elle n'est pas partie prenante dans le conflit, elle n'est pas l'ennemie de l'Iran. Il se trouve simplement que c'est l'Irak qui, depuis maintenant dix à onze ans, se trouve avoir contracté des armements avec la France. Ces fournitures ont continué. Elles ne se sont pas élargies. Des problèmes de réglements financiers se sont posés, mais la France n'a pas accepté de vendre des armes à l'Iran. C'est peut-être une des causes des difficultés rencontrées pour régler le contentieux franco-iranien et particulièrement régler le problème des otages.
- QUESTION.- Monsieur le Président, la Syrie et l'Iran ont, au Liban, des politiques tout à fait divergentes. Certains observateurs parlent de risques de conflits ouverts entre ces deux pays. Si ce conflit éclatait entre les deux pays, ne craignez-vous pas que les otages puissent être les victimes de cela ?
- LE PRESIDENT.- Que puis-je vous dire ? L'hypothèse d'un conflit entre la Syrie et l'Iran est une hypothèse. Celle-ce est très incertaine même s'il paraît évident que les relations se soient... comment dirais-je... grippées.
- L'influence grandissante de l'Iran auprès de certains secteurs de l'opinion libanaise et même je dirai les prises de position de force de l'Iran dans ce pays ne peuvent que gêner les autres. Et puis, il me semble bien que d'autres contentieux se soient développés... mais de là à imaginer un conflit, la marge est grande. La Syrie a montré des dispositions, au cours de ces derniers temps, qui ont indiqué son désir d'aboutir dans l'affaire des otages. Je continue de croire à ses intentions et je peux dire que j'espère que ces espoirs seront vérifiés sans pouvoir vous en dire davantage.\
QUESTION.- Est-ce que vous croyez que la condamnation à vie de Georges Ibrahim Abdallah peut avoir un effet sur le destin des otages à Beyrouth, comme l'avocat général l'a suggéré ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas à commenter une décision de justice. Ibrahim Abdallah a été condamné à la détention perpétuelle. Il est vraisemblable que ceux qui ont eu à connaître son dossier ont estimé que c'était une peine juste, correspondant aux responsabilités assumées par un homme qui était directement mêlé, d'une façon qui a paru comme évidente, à des actes de terrorisme sanglant.
- Pour l'instant, le lien n'a pas été fait. Dans les revendications qui viennent du côté des terroristes, personne ne l'a fait. Est-ce que cette condamnation à perpétuité va alourdir le dossier, rouvrir le contentieux avec l'ensemble du monde terroriste si divers ? C'est possible. Et même si je vous répondais : "c'est probable", cela ne changerait rien au sentiment qui est le mien qu'on ne traite pas avec le terrorisme et que l'on ne doit pas renoncer à de justes peines, aussi sévères soient-elles, parce que l'on attend je ne sais quel marchandage.\
QUESTION.- Est-ce que vous croyez que l'affaire Irangate peut affaiblir les chances de l'accord sur les euromissiles ou, au contraire, améliorer les chances d'un accord qui peut arriver assez vite ?
- LE PRESIDENT.- Ces propositions sont arrivées à un moment donné. Certains esprits malins diront : "elles sont arrivées au moment où le Président des Etats-Unis pouvait apparaître comme en difficulté". Les démarches dans le sens du désarmement étaient déjà allées beaucoup plus loin au point d'inquiéter un certain nombre de pays occidentaux. La démarche pour ce désarmement est déjà ancienne puisque j'ai rappelé moi-même que M. Reagan, en 1981, évoquait l'hypothèse de l'option zéro. Il n'y a donc pas un M. Reagan d'une époque qu'il faudrait opposer à un M. Reagan d'une autre époque. Il y a dans ce domaine continuité et nécessité de négocier le désarmement général, et particulièrement les forces nucléaires intermédiaires à longue portée.\
Georges BORTOLI.- Encore deux questions si vous voulez bien avant de terminer cet entretien.
- QUESTION.- Monsieur le Président, c'est une question à propos du Pacifique Sud : cette région devient de plus en plus un enjeu entre les Etats-Unis et l'Union soviétique. La France est présente en Nouvelle-Calédonie. Il avait été décidé d'agrandir la base militaire de Nouméa. Qu'en est-il maintenant du dossier, surtout après certaines divergences qui semblent être intervenues au sein du gouvernement ?
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas ce dont vous parlez dans la dernière partie de votre question. Pour ce qui touche à la base elle-même, ce projet continue d'être mis en oeuvre, même si c'est assez lent.
- Qu'ai-je demandé et qu'est-ce qui est nécessaire, non pas pour la Nouvelle-Calédonie, mais pour la France, dans le Pacifique Sud ?
- C'est que les pistes d'aviation puissent recevoir les avions modernes £ c'est que les quais par où l'on aborde puissent recevoir les navires de guerre.
- Jusque là, la piste d'aviation ne permettait pas aux avions les plus sophistiqués d'atterrir ou de décoller £ et les navires de guerre étaient obligés de transborder leur personnel pour atteindre la terre. Donc, je demande des aéroports qui permettent aux avions de venir et de repartir, un port militaire où les navires puissent aborder, et je demande également - ou j'ai demandé, vous vous en souvenez sans doute - que nos sous-marins puissent disposer de quelque abri là-bas.
- Par conséquent avoir des avions qui puissent se poser et repartir, des navires qui puissent accoster, des sous-marins qui puissent faire escale, cela me paraît le minimum à attendre de la présence française dans cette région du monde.\
Odile LEROUX.- Monsieur le Président, que pensez-vous de l'évolution de la situation au Tchad ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien, je la vois comme vous. Les forces du Président Hissène Habré se sont renforcées, il a pu pénétrer avec succès au nord du 16ème parallèle, s'y implanter... Cela représente déjà une certaine durée, une capacité que personne ne déniait au Président du Tchad de tenir la guérilla dans le Tibesti... Bref, c'est un homme qui conduit intelligemment les actions militaires auxquelles il est contraint pour récupérer l'intégrité de son territoire. Et l'aide française s'accroît de mois en mois.
- Georges BORTOLI.- C'était, en principe, la dernière question...
- QUESTION.- Monsieur le Président, ces dernières semaines, beaucoup de choses qui ont évolué au Tchad, tant sur le terrain militaire que diplomatique, et je crois que demain se réunit le Conseil de l'Organisation de l'unité africaine. Qu'est-ce que ces évolutions, ces gesticulations en tout cas, sur le -plan diplomatique, vont nous amener ? Est-ce que vous avez le sentiment qu'on va vers une solution ?
- LE PRESIDENT.- La solution est d'abord militaire, malheureusement. Elle se joue sur le terrain. Je constate que des points ont été marqués par le gouvernement légitime au Tchad, avec l'aide de la France. Je constate également que les troupes libyennes occupent - continuent d'occuper - indûment, illégitimement, une partie du territoire du Tchad. Cela pose un problème de caractère militaire.
- Sur le -plan politique, c'est vrai qu'il y a une prise de conscience qui s'accélère du côté africain. Les dernières dispositions prises par l'OUA, les dernières résolutions, vous avez pu le remarquer, marquent que cette occupation d'un territoire étranger par un autre pays est de moins en moins acceptée, de moins en moins tolérée.
- Donc, je crois que les événements du Tchad se sont orientés d'une façon qui devrait permettre d'en finir avec ce problème, mais nous n'en sommes pas là.\
Georges BORTOLI.- Je crois, monsieur le Président, que si vous en êtes d'accord, nous pourrions passer à table.
- LE PRESIDENT.- Non, je dirai un mot de conclusion, pour terminer, car puisqu'il ne nous est possible - et cela est parfaitement compréhensible - de parler de tout, il faut que quelques lignes de force apparaissent à l'issue de notre conversation.
- La politique extérieure de la France, telle qu'elle est menée au travers des différents Présidents de la République et des différents gouvernements, marque, pour certaines données fondamentales, sa constance et sa continuité. C'est vrai, en particulier, des relations Est-Ouest.
- C'est vrai de sa politique méditerranéenne et africaine.
- C'est vrai - il y a des variantes de temps à autre, naturellement - de la politique française au Proche et au Moyen-Orient. C'est vrai de la politique à l'égard de certains conflits ouverts d'Asie... Afghanistan, Cambodge, etc...
- C'est plus en plus vrai de la politique à l'égard du tiers monde. J'entends avec plaisir un certain nombre de solos qui viennent rejoindre le choeur que j'avais tenté d'organiser auparavant pour que l'aide au tiers monde, la réduction du fossé qui sépare les pays riches des pays pauvres, fussent enfin -entreprises. Je pense qu'il n'est pas concevable qu'il n'y ait pas, par exemple, abandon de la dette par les pays les plus riches à l'égard des pays les plus pauvres... abandon de certaines fractions de dette, ou de la dette, et aménagement pour les autres.
- Je pense que la France doit rester fidèle - et la politique de la France reste constante aussi en ce point - à l'égard des droits des peuples à décider eux-mêmes de leur destin. Aucune intervention d'un pays plus puissant sur le territoire d'un pays jugé plus faible, n'est tolérable. En Amérique latine, ou plus encore centrale, la règle de conduite, c'est que la France soutient les pétitions de principe du Groupe de Contadora et du Groupe de Lima qui supposent le refus de toute ingérence ou intervention militaire étrangère dans l'un de ces pays.
- Pour en revenir à la politique africaine, bien entendu, nos amis traditionnels sont les francophones, mais nous continuons - et j'en suis également heureux - de participer à l'évolution et au développement de pays comme l'Angola ou le Mozambique, c'est-à-dire des pays qui sortent de l'aire traditionnelle de l'influence française.\
`Suite sur la politique étrangère de la France`
- Je pourrais continuer ainsi, en insistant maintenant sur la continuité de la politique de la France, malgré les incidents de passage, à l'égard de l'Europe. La France a accepté tous les grands actes qui ont marqué le développement de l'Europe depuis l'origine : les accords de Gaulle - Adenauer, sous le septennat de M. Giscard d'Estaing, le Conseil européen, le système monétaire européen, l'élection du Parlement au suffrage universel, sous mon septennat l'Europe maritime, l'Europe de la pêche, l'Europe bleue, l'élargissement du Marché commun à l'Espagne et au Portugal, l'Europe de la technologie, l'accord de Luxembourg, je l'espère, pour pouvoir ajouter l'Europe structurelle et régionale. Sur tous ces grands dossiers, on observe ici et là des positions plus ou moins favorables, quelquefois des reculs £ la France est parfois contrainte, par ses propres possibilités budgétaires, de réduire la portée de ses initiatives et cela peut se comprendre dès lors que cela n'est pas systématique, mais la démarche européenne de la France marque une constante.
- C'est pourquoi, lorsque je vois, ici ou là, un certain nombre de commentateurs qui disent : mais, sur le -plan de la politique extérieure, la situation née des élections du 16 mars `1986`, le fait qu'il y ait un Président de la République élu par une majorité, un gouvernement représentatif d'une autre majorité font que la politique étrangère de la France nécessite sans aucune doute, à tous moments, une mise au point permanente et précise, je réponds que la ligne générale est celle dont j'ai hérité ou que j'ai décidée, et j'espère qu'il en ira ainsi après moi, parce qu'un pays comme la France ne peut pas se permettre d'avoir une politique étrangère sur les grands axes - bien entendu, il peut y avoir des différences ici ou là sur des problèmes secondaires - seulement pour sept ans ou pour cinq ans, et, quand je dis cinq ans, je pense à la durée de la législature £ c'est une politique pour - je ne veux pas improviser, là aussi il y a des variables - disons, un quart de siècle, en dehors de quoi un pays ne serait pas un grand pays.
- On me donne une petite note qui signale que Mme Thatcher va faire -état, aujourd'hui, d'un rendez-vous qui aura lieu avec moi le 23 mars en France. Comme Mme Thatcher vient de me le faire savoir, je serais très gêné, vis-à-vis de vous, de ne pas vous en avoir parlé. D'autre part, un rendez-vous doit avoir lieu avec le Chancelier Kohl avant la fin de ce mois. C'est M. Kohl également qui viendra en France. Donc, je vous donne ces deux dernières informations, vous auriez pu me reprocher de vous avoir laissé ignorer des dates que je ne connaissais pas.\
- Le Président de la République va commencer par vous dire quelques mots d'introduction, après quoi, de votre place, sauf pour ceux qui sont très mal placés derrière les caméras et qui auraient besoin de se montrer quand même, vous lui poserez directement vos questions. Si vous le permettez, nous allons essayer d'ordonner ces questions par chapitre, si le Président en est d'accord et nous pourrions commencer par les problèmes Est-Ouest dont on parle beaucoup actuellement, avec les propositions de désarmement que vous connaissez.
- Monsieur le Président, merci encore d'être parmi nous. Nous vous écoutons.
- LE PRESIDENT.- Mesdames, Messieurs, je suis heureux de rencontrer votre association. Elle est composée de journalistes français qui suivent de près, qui connaissent tous les aspects de notre politique extérieure et donc, les problèmes de défense. Je suis entouré de quelques hôtes étrangers, c'est pour moi une excellente occasion de répondre à vos questions qui, je l'imagine, feront le tour des grands problèmes qui nous occupent. Comme vient de vous le dire M. Bortoli, que je remercie de ses propos de bienvenue, nous consacrerons la première partie de notre débat aux problèmes Est-Ouest £ je le pensais bien. Ils sont par eux-mêmes fort importants £ ensuite, l'actualité les impose. Je voulais à ce propos, pour éviter peut-être une redondance, vous faire quelques réflexions très simples, très rapides.\
Pourquoi ai-je approuvé l'ouverture de négociations sur les forces nucléaires intermédiaires à longue portée ? Pourquoi le gouvernement de la République a-t-il choisi cette position ?
- La première raison qui vient à l'esprit est celle-ci : c'est une demande de l'Ouest, une demande de l'OTAN, de l'Alliance atlantique, c'est une demande du Président Reagan, c'est une demande du Chancelier Schmidt. C'est ce qui vient d'être rappelé par le Conseil ministériel de l'Atlantique Nord réuni à Bruxelles en décembre et qui rappelait après Reykjavik son entière approbation de la position américaine - sur ce point bien entendu - et appelait de tous ses voeux la disparition des forces nucléaires intermédiaires à longue portée sur le sol de l'Europe.
- Je pourrais donc dire : après huit ans de demandes incessantes de l'Ouest, enfin, l'Union soviétique s'apprête à répondre positivement ! Du moins elle s'est déjà prononcée par la voix du Secrétaire général du Parti communiste de l'Union soviétique, pour que s'ouvre la négociation. Enfin après huit ans : c'est en 1979 que ce que l'on a appelé la "double décision" prise par l'OTAN a consisté à dire aux soviétiques : n'armez pas sous forme de missiles intermédiaires de longue portée. Chacun sait bien ici que cela veut dire des missiles d'une portée comprise entre 1000 et 4000 kilomètres, qui ne traversent pas l'Atlantique. N'armez pas davantage, arrêtez vous ou, dans les quatre ans qui suivront, nous mettrons en place à notre tour un système comparable, en installant sur le sol européen des armes nucléaires intermédiaires américaines à longue portée. Cela a été les Pershing 2 et les missiles de croisière.
- Je suis allé moi-même au Bundestag pour dire que puisque les Soviétiques continuent de se surarmer dans ce domaine, il fallait que l'ensemble des alliés atlantiques contribuent à la défense commune, et il faudrait accepter l'installation des Pershing 2, en Allemagne, et des missiles de croisière, ici et là. Dès lors que huit ans après le début de ce débat, après que M. Reagan ait indiqué en 1981 que sa stratégie était celle de l'option zéro pour les forces nucléaires intermédiaire à longue portée, dès lors que l'OTAN sur ce point, avec la pleine approbation de la France, a accepté cette perspective, ce n'est pas parce que M. Gorbatchev s'y rallie que nous allons tourner casaque.\
`Suite sur l'approbation française de la réouverture des négociations Est-Ouest sur les FNI`
- Deuxième raison : la France, elle, ne renonce à rien dans cette affaire, elle n'est pas dans la négociation, ses armes ne sont pas en cause. Ni la France, ni la Grande-Bretagne, c'est-à-dire aucun des deux pays de l'Ouest européen qui disposent de forces atomiques, ni l'un, ni l'autre n'est dans la négociation et n'aura à renoncer à aucune de ses forces.
- Au demeurant, je dis ici que la France ne possède pas d'armes intermédiaires. Elle dispose d'un système central de caractère stratégique qui, je le répète, n'entre pas dans le domaine de la négociation envisagée.
- Enfin, si les Américains et les Soviétiques devaient renoncer à la présence de forces nucléaires intermédiaires à longue portée sur le sol de l'Europe, les systèmes centraux américains et soviétiques - qui représentent de part et d'autre entre 10000 et 13000 charges nucléaires - demeureraient capables de traverser l'Atlantique et de frapper au coeur chacun des deux pays, et tout autre bien entendu qui serait dans une guerre. C'est pourquoi joue l'équilibre, c'est pourquoi la stratégie de dissuasion a été choisie pour qu'on cherche non pas à gagner une guerre nucléaire, mais à ne pas la faire. Or, la dissuasion reste intacte. L'essentiel de la dissuasion, pour ce qui concerne la France, c'est son système stratégique. Tout ce qui est intermédiaire, à quelques nuances près, ne touche en rien à la dissuasion. Tout au plus s'agit-il d'avertissement ultime, avertissement et non point guerre nucléaire. Et la France n'entend pas renoncer à sa dissuasion pour devenir soudain une puissance offensive. Je répète ces données : la dissuasion reste notre stratégie. Elle reste aussi la stratégie des grands pays nucléaires de l'Ouest bien entendu.\
`Suite sur l'approbation française de la réouverture des négociations Est-Ouest sur les FNI`
- Trois pôles de réflexion s'imposent pour juger de l'intérêt de la négociation qui s'ouvre : d'abord le désarmement. On en parle assez sur toutes les tribunes. Dès lors qu'une occasion se propose, va-t-on la refuser, alors qu'on l'a soi-même proposée ?
- Deuxièmement : équilibre. Il y a souvent déséquilibre, il y a équilibre des systèmes centraux. Il y a déséquilibre des armes nucléaires intermédiaires à longue portée sur le sol de l'Europe au bénéfice de l'Union soviétique et il y a grave déséquilibre des armes intermédiaires ou de courte portée ou de très courte portée qui vont de 100 à 1000 kilomètres, en Europe au bénéfice de l'Union soviétique. Il faut corriger ces déséquilibres des armements.
- Contrôle enfin : il est bien évident que rien de ce que je viens de dire, de ce que disent les diplomates, les chefs d'Etat n'a de sens si on n'est pas en mesure de part et d'autre de contrôler la réalité de ce désarmement. Voilà ce que je voulais vous dire pour commencer, mesdames, messieurs, et maintenant je pense qu'il serait bon d'entrer dans le vif du sujet.\
Georges BORTOLI.- Maintenant, les questions. Qui commence ? Il est entendu que si vous voulez bien, on embraie sur ce chapitre Est-Ouest, désarmement. Qui souhaite poser la première question ?
- LE PRESIDENT.- Je veux dire à M. Bortoli et à l'assistance, que les télévisions, que je remercie d'être ici mais qui se trouvent au milieu de la salle, m'empêchent de voir les participants qui sont dans le dernier tiers de cette salle, si bien qu'il me sera difficile de répondre à leur appel s'il en est.
- Georges BORTOLI.- J'essaierai de vous aider, monsieur le Président.
- LE PRESIDENT.- Justement madame est dans ce secteur-là.
- Georges BORTOLI.- Vous voulez bien avancer ?
- QUESTION.- Monsieur le Président, vous ne parlez pas du tout du déséquilibre en matière d'armes conventionnelles £ est-ce qu'il n'y aurait pas un lien ? Est-ce que d'après vous, même s'il y avait une dénucléarisation en Europe de l'Ouest, s'il n'y a pas en même temps une négociation concernant ces armes-là, est-ce que l'Europe ne risque pas de courir un danger également ?
- LE PRESIDENT.- La négociation entre l'Est et l'Ouest porte sur le nucléaire. Je veux dire cette négociation-là. Il y a d'autres lieux où l'on débat actuellement de la réduction des tensions et des armements de type conventionnel ou classique. Donc, le sujet de la négociation, c'est le nucléaire £ voilà pourquoi je ne parle pas des armes conventionnelles.
- J'ai quand même indiqué à l'instant que la stratégie de l'Ouest, et particulièrement la stratégie de la France, était la dissuasion. Et la dissuasion, elle est nucléaire. Bien entendu, le problème des armes conventionnelles se poserait si, conformément à ce qu'on avait pu penser un moment, au lendemain de Reykjavik, il s'agissait de réduire à néant la totalité des armes nucléaires £ il a même été évoqué une position intermédiaire, celle de les réduire de 50 %. Le problème se poserait si le nucléaire devait disparaître, ou à partir d'un certain niveau de réduction. Nous n'en sommes pas là.\
M. SABLIER.- Monsieur le Président, je voulais vous demander si vous ne croyez pas qu'une des conséquences du retrait des forces nucléaires intermédiaires à longue portée d'Europe et des forces américaines pourrait entraîner deux conséquences :
- la première, ce serait de placer l'Europe occidentale à portée des fusées soviétiques sans avoir de riposte dans le même secteur £
- et la seconde, est-ce que cela n'entraînerait pas les Etats-Unis, éventuellement, à retirer leurs troupes d'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Cela reviendrait à replacer la situation de l'Europe telle qu'elle était avant 1979, comme elle a vécu entre 1945 et 1979, avec bien entendu, entre ces deux dates, une constante progression des armements, en qualité - si je puis dire - et en quantité. La situation d'avant 1979 n'était pas considérée comme désespérée par l'Europe. Il n'y avait pas de découplage, comme on dit, entre les Etats-Unis d'Amérique et la France.
- Est-ce que les Etats-Unis d'Amérique seraient incités à se retirer davantage ? Ce n'est pas forcément dans la présence des Pershing II et des missiles de croisière que se trouve l'affirmation de la présence américaine. D'abord, il y a une Alliance, c'est l'Alliance atlantique. Elle comporte des obligations mutuelles - et bien des accords, bien des affirmations, ont été signés ou affirmés depuis la dernière guerre mondiale, qui montrent la solidarité des alliés de l'Alliance atlantique. C'est donc dans la résolution du peuple américain, dans sa solidarité, et d'une façon plus précise encore dans la détermination du Président des Etats-Unis d'Amérique, que l'on trouverait la réponse complète à votre question.
- Le Général de Gaulle avait, vous vous en souvenez, estimé qu'on n'y avait pas répondu entièrement. C'est pourquoi il a voulu une force de frappe, une arme nucléaire, stratégique, française, autonome. Autonome cela veut dire que nous sommes dans l'Alliance - je dis cela pour que chacun m'entende - mais que nous n'appartenons pas au commandement militaire intégré de l'Alliance atlantique. Cette marge d'incertitude continue d'exister, mais elle existe indépendamment du problème des missiles de croisière et des Pershing II.
- Mais enfin, monsieur Sablier, nous ne sommes pas au bout de la négociation. Moi, je dis : oui à la négociation. La France n'y est pas, et je m'en réjouis. Nous n'avons rien à faire à ce niveau de discussion, alors qu'il s'agit de débattre d'armes que nous n'avons pas. Mais j'attends de savoir ce qui se passera dans la négociation pour conclure.\
M. MAZIERE.- Monsieur le Président, pourquoi pensez-vous que Gorbatchev accepte aujourd'hui ce qu'il n'acceptait pas hier ?
- LE PRESIDENT.- C'est une question que je me suis naturellement posée, et je vous remercie de la poser.
- Pourquoi M. Gorbatchev estime-t-il que son pays tirera avantage du retrait des forces soviétiques, plus nombreuses et plus puissantes que ce dont dispose l'Occident en Europe, toujours en ce qui concerne - nous parlons bien clairement le même langage - les missiles intermédiaires, c'est-à-dire ceux qui font entre 1000 et 4000 kms ? Les Soviétiques, de ce point de vue, vous le savez, disposent d'une force plus diverse, plus nombreuse, plus massive que les Occidentaux. Alors, en effet, votre question trouve sa pleine justification : pourquoi y renoncer ? Là, ce sont des conjectures... Je n'ai pas de confidences particulières, mais comme tous, je réfléchis.
- Je pense que le premier risque auquel veut parer M. Gorbatchev, c'est ce qu'on pourrait appeler celui de la première frappe. Le système central américain, par définition puisque je viens de prononcer ce mot de système central, stratégique, se trouve aux Etats-Unis d'Amérique. Ce sont les quelques 10000 à 13000 charges nucléaires pouvant traverser l'Atlantique et venir frapper au coeur l'Union soviétique. Il faut introduire un facteur déterminant dans ce calcul : celui du temps que mettent ces missiles à atteindre leur objectif. Combien de temps ? On va dire 23, 24, 25 minutes pour aller d'un continent à l'autre.
- Les Pershing II installés sur le sol allemand, de l'Allemagne fédérale, mettraient, calcule-t-on, six à sept minutes pour atteindre des objectifs en Union soviétique. Il ne s'agit d'ailleurs pas de l'ensemble du dispositif autour de Moscou, car les Pershing II ne font que 1800 kms de portée tandis que les SS 20, les armes intermédiaires à longue portée, nucléaires, soviétiques en font 4000 ... et il y a beaucoup plus de têtes de SS 20 qu'il n'y a de Pershing II, je crois 810, puisqu'il y a 270 ou 271 SS 20 à 3 têtes, et il y a 108 Pershing II ... 1800 kms donc pour les unes, 4000 kms pour les autres.
- Il y a les missiles de croisière, mais là aussi on n'a pas réalisé le programme : 464 prévus, il y en a actuellement un peu plus de 200 - certains même estiment un peu moins de 200 - aujourd'hui en place. De telle sorte que la différence est sensible. Raison de plus encore pour se poser la question que se pose M. Mazière.
- Je pense que le facteur-temps, les six minutes qui permettraient aux Américains de frapper d'abord un ensemble d'objectifs sur le territoire de l'Union soviétique - pas le système central, mais un certain nombre d'objectifs importants - est un facteur qui conduit les dirigeants soviétiques à réfléchir.\
`Suite sur les propositions soviétiques concernant les FNI`
- Mais moi, je juge du point de vue français et je ne désire pas que, soit les Américains, soit les Soviétiques, disposent d'une première frappe. Toute la théorie que je développe sans cesse, c'est l'équilibre, et cet équilibre risque d'être rompu si l'un des deux pays peut disposer d'une première frappe qui, le cas échéant, peut l'inciter à ce qu'on appellerait une guerre préventive.
- La situation de la France est différente, c'est la théorie dite du faible au fort - bien que nous soyons le fort, avec notre arme nucléaire -. C'est celle qui consiste à réserver entièrement le champ de ces hypothèses stratégiques, précisément parce que c'est de la surprise et de la dureté de sa réplique qu'un pays comme la France tient sa chance de dissuader un adversaire éventuel. Donc, moi, je ne me plains pas de cela. Si la notion de première frappe peut disparaître entre l'un et l'autre pays, qui à tour de rôle ont demandé que fût interdite cette possibilité - quand l'un était en mesure d'imposer sa volonté, alors il avait les oreilles fermées à la demande du partenaire, et vice versa - je ne m'en plains pas. Et puis je crois - c'est la deuxième raison, monsieur Mazière - que l'Union soviétique, et spécialement le Secrétaire général du Parti communiste soviétique, veut s'engager dans la voie d'un certain désarmement, d'un désarmement suffisant en tout cas pour pouvoir consacrer une part des forces vives de l'Union soviétique au redressement économique, à l'augmentation du pouvoir d'achat du citoyen soviétique. Je pense que toute une part de l'expérience soviétique actuelle se déroule sur ce terrain-là, et que c'est à cela, à cette action-là, que les citoyens soviétiques jugeront leur gouvernement. Peut-on indéfiniment, de part et d'autre, s'engager dans un surarmement continu, épuisant pour nos réserves économiques et dangereux en cas de guerre ? Je pense que personne ne veut une guerre atomique. Voilà les raisons qui me viennent à l'esprit, monsieur Mazière. Bien entendu, beaucoup de spécialistes qui se trouvent ici pourraient compléter ce que je viens de dire à l'instant.\
Philippe DEMONNET (La Vie).- Vous avez évoqué tout-à-l'heure, monsieur le Président, le dangereux déséquilibre qui existe en matière de missiles à courte ou très courte portée, et vous avez demandé, dans une déclaration préalable, que la négociation sur les euromissiles à portée intermédiaire soit liée à une négociation sur les euromissiles ou sur les missiles à courte portée. Ne craignez-vous pas que les Soviétiques, dans un second temps, demandent que les missiles Hadès et Pluton, qui sont des missiles français à courte portée, soient liés dans la négociation sur les euromissiles. C'est ma première question. La deuxième...
- LE PRESIDENT.- Si vous permettez, je vais d'abord répondre à celle-là. Cette éventualité existe. Cette négociation n'est pas ouverte. Je n'en connais pas les bases. J'en suivrai comme vous tous bien entendu l'évolution et j'aviserai en temps utile, mais, pour l'instant, le déséquilibre considérable existe, je l'ai dit dans ma déclaration préliminaire, à l'avantage des Soviétiques. Les armes intermédiaires de très courte et de courte portée sont beaucoup plus nombreuses du côté soviétique que du côté occidental, si l'on additionne les forces américaines, britanniques et françaises, et, de ce point de vue, s'il doit y avoir un premier correctif, c'est précisément celui-là : que les forces soviétiques diminuent avant de songer à discuter de la présence de forces occidentales. Or, nous sommes loin du compte, sur ce plan-là, étant bien entendu que la première négociation, celle dont nous avons accepté l'éventualité, est une négociation sur les forces nucléaires intermédiaires à très longue portée.
- Quand le problème se posera, bien entendu la question que vous avez posée est tout-à-fait raisonnable et pourra être examinée. D'ailleurs, les Occidentaux eux-mêmes l'ont posée £ elle figure dans toutes les déclarations anglaises, allemandes - et plus encore - françaises £ on en a parlé au Conseil des ministres. Bref, c'est une question qui se pose.\
Philippe DEMONNET.- Si vous permettez, je vais poser ma deuxième question :
- L'éventualité d'un retrait des euromissiles américains et soviétiques met donc au premier plan les forces de frappe française et britannique...
- LE PRESIDENT.- Qu'est-ce que cela veut dire : au premier plan ?
- Philippe DEMONNET.- Je veux dire qu'elles se retrouvent à nu, et puis, elles se retrouvent presque seules forces nucléaires en Europe...
- LE PRESIDENT.- Monsieur, je comprends que ces questions me soient posées puisque ce sont celles qui occupent l'esprit des Français. Vous en êtes les bons interprètes, mais permettez-moi de dire que les systèmes centraux continuent d'exister. Tous les missiles à longue portée américains peuvent atteindre l'Union soviétique, et les missiles à longue portée stratégique soviétiques peuvent atteindre les Etats-Unis d'Amérique.
- Les forces stratégiques françaises et britanniques essentiellement positionnées sur des sous-marins, peuvent atteindre tout adversaire éventuel, puisque leur portée est de plus de 4000 kms £ à ce moment-là, elles peuvent se placer là où elles le désirent dans le creux des océans. Donc, les systèmes centraux ne sont pas les moins du monde dénucléarisés. Nous n'avons pas, et d'ailleurs je le regrette, à débattre en même temps de la réduction - prenons l'hypothèse retenue un moment à Reykjavik - de 50 % de l'ensemble des forces nucléaires £ plus la disparition, l'option zéro (à l'exeption de 100 ogives de part et d'autre), des forces nucléaires intermédiaires à longue portée £ plus enfin le reste qui, alors, nous situerait directement sur le problème d'équilibre des armes conventionnelles. Il faudrait bien entendu prévoir cela avant de s'engager dans un système pareil.
- Donc, je ne pense pas qu'il y ait d'inquiétude particulière à nourrir sur ce terrain-là. Les systèmes centraux demeurent, on n'est pas à nu. Qui peut imaginer qu'on se servirait des armes, disons, de moyenne portée nucléaire dont la plus faible fait quatre fois Hiroshima, comme cela, simplement pour lancer un avertissement ? La dissuasion française, c'est un bloc £ cela joue sur, essentiellement, ses forces stratégiques. Nous n'avons pas de forces intermédiaires.
- Je connais l'argument soviétique, j'ai eu l'occasion de le contester fermement avec M. Gorbatchev chaque fois que je l'ai rencontré. La France n'a pas de forces intermédiaires à longue portée £ elle a un système stratégique, son système central £ simplement, ce système central, son centre - par définition, est en France, la décision est prise en France même si ces armes sont dispersées à travers les océans. Donc, nous sommes sur le même continent - l'Europe - que l'Union soviétique £ nous n'avons pas à retenir le vocabulaire incroyable employé par les deux grands partenaires qui consiste à considérer comme stratégique ce qui traverse l'Atlantique, comme intermédiaire ce qui concerne le continent. Cela n'a pas de sens, pour nous. Nous, nous sommes sur le continent et nous avons les mêmes besoins de sécurité que les autres £ nos forces sont stratégiques. J'ai dit à M. Vorontjov, que M. Gorbatchev m'a envoyé - je l'ai rencontré samedi matin - : "vous voudrez bien dire à M. le Secrétaire général du Parti communiste de l'Union soviétique que s'il devait, un jour, considérer, comme il l'a fait naguère, que la France disposait essentiellement d'armes intermédiaires qui pourraient, un jour ou l'autre, entrer dans la négociation, vous lui ferez dire que, moi, je considère que la totalité de l'armement soviétique, ce sont des euromissiles qui sont sur le même continent que nous £ donc, si l'on supprimait ces euromissiles, il conviendra que vous examiniez la suppression intégrale de tout votre armement nucléaire". Je n'ai pas le sentiment que cette proposition ait reçu un écho... La France demande d'être traitée par l'union Soviétique de la même façon que l'Union Soviétique sera traitée par la France.\
QUESTION.- Monsieur le Président, il est probable que s'il y a un accord signé sur les euromissiles, il y a aura immédiatement l'ouverture de négociations sur les missiles à courte portée et sur les armes nucléaires tactiques ou de terre. On entre là dans les rapports Est-Ouest, dans une logique de réduction très forte...
- LE PRESIDENT.- ... de désarmement.
- QUESTION.- ... Non, du nucléaire en Europe. Cela pose le problème du déséquilibre conventionnel. A Vienne, il y a une négociation, aujourd'hui, pour savoir quel forum est le plus approprié pour cela. Dans cette logique, la France, qu'elle le veuille ou non, ne va-t-elle pas rentrer dans une logique de négociation bloc à bloc, parce qu'on voit mal comment on peut négocier le petit nucléaire tactique ou les réductions de forces conventionnelles, comme le demandent les Etats-Unis ou la RFA, sans que ce soit une négociation bloc à bloc ?
- LE PRESIDENT.- C'est tout simple : la France ne négociera pas sa force stratégique. Elle ne dispose que d'un système stratégique même si elle a un certain nombre d'armes de courte portée, et sa dissuasion repose sur ce système stratégique qui n'est pas négociable. Cela fait d'ailleurs des années qu'on le répète, Dieu sait si nous avons été sollicités pour consentir à faciliter les négociations antérieures à 1983. J'ai chaque fois dit à M. Reagan comme à M. Gorbatchev et aux autres : il n'en est pas question, c'est notre sécurité. Il n'y aura donc pas passage d'une négociation à l'autre dans ce sens. Si l'on en arrive à une réduction par le bas, si je puis dire, sur ce qui est moins puissant que les forces stratégiques, je voudrais quand même vis-à-vis de vous, monsieur, comme vis-à-vis de tous ceux qui m'écoutent, bien répéter ce qui n'a peut-être pas été perçu par tous, que, pour moi, la dissuasion, c'est le système stratégique français, que tout ce qui est intermédiaire peut présenter certains avantages mais ne doit pas être confondu avec la dissuasion. Il ne doit pas y avoir plusieurs avertissements. On n'imagine pas que la France lancerait une bombe atomique qui serait d'une telle violence que cela ferait plusieurs Hiroshima à la fois, et qu'une guerre nucléaire ne s'ensuivrait pas. J'ai bien précisé dans ma réponse à quelques journalistes que l'on ne pouvait pas découpler, séparer l'armement tactique nucléaire de l'armement stratégique nucléaire £ que l'armement tactique nucléaire ne pouvait pas être couplé avec l'armement conventionnel. Ca n'est pas le dernier acte d'une guerre conventionnelle que de se servir des missiles nucléaires.\
Pour l'autre négociation, celle de Vienne, vous savez, M. de Sa Rego, que la question s'est déjà posée il y a quelque temps, puisque les Américains ont souhaité que cette négociation-là ait lieu de bloc à bloc. On l'a demandé.
- D'un côté, se réuniraient les membres de l'Alliance atlantique. De l'autre, se réuniraient les membres du Pacte de Varsovie.
- Je ne sais pas où seraient les autres. Et aucune délibération avec les pays du Pacte de Varsovie n'aurait lieu sans qu'ait été élaborée une doctrine commune aux membres de l'Alliance. Nous avons refusé. J'ai refusé. Le gouvernement a refusé. C'est l'un des rares endroits où tous les pays d'Europe peuvent se retrouver. Et il est très important que ces pays puissent délibérer en tant qu'Européens en présence et en bonnes relations avec leurs alliés extra-européens.
- Donc, nous avons continué et estimé indispensable la discussion où chaque pays s'exprimerait en tant que tel et selon ses intérêts. Ce qui n'interdit pas, bien entendu, que des relations soient établies entre alliés. Elles ont lieu constamment ... Mais que dans cette négociation-là on s'isole de bloc à bloc, non. Une solution intermédiaire avait été proposée qui consistait au moins à ce que , parallèlement, il puisse y avoir des réunions d'un bloc, du moins atlantique, tandis que l'ensemble des 35 se réunirait ailleurs dans la même ville, mais dans une autre salle. Nous avons refusé également. Cette négociation sur les armements conventionnels doit rester telle qu'elle est.
- QUESTION.- Vous pensez que cet effort de négociation sur la réduction de troupes en Europe soit dans l'intérêt de la France ?
- LE PRESIDENT.- Une forte réduction des troupes ... conventionnelles ?
- QUESTION.- Conventionnelles oui...
- LE PRESIDENT.- Pas actuellement, non. Cela irait plutôt dans le sens d'un renforcement de ces forces conventionnelles pour répondre aux besoins créés par l'inégalité qui préside en ce domaine. Il y a beaucoup plus d'armes conventionnelles prêtes au combat du côté soviétique que du côté occidental. Je souhaite qu'un jour un désarmement soit possible en ce domaine. On y travaille. La France est un élément actif de cette négociation mais s'il ne devait pas y avoir de fortes propositions de l'Union soviétique, actuellement, nous ne pourrions pas suivre.\
QUESTION.- Monsieur le Président, François d'Orcival, Valeurs Actuelles.
- Monsieur le Président, est-ce que vous n'avez pas le sentiment que le défi de cette nouvelle négociation sur les euromissiles ne devrait pas conduire la France à approfondir sa discussion avec ses partenaires immédiats européens que sont les Allemands et les Britanniques pour la défense de l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Naturellement ! Moi, je suis allé à Bonn plaider pour l'installation des Pershing II. Ce n'était pas par amour pour les Pershing II. Je peux vous en faire la confidence : c'est parce que je pensais que la volonté soviétique d'accroître encore son potentiel de forces nucléaires intermédiaires devenait insupportable et dangereuse. Et j'ai dit : "dès lors, il faut appliquer la deuxième décision qui consiste à implanter des armes du même type". A compter du moment où il est question de réduire l'ensemble et même de faire disparaître en Europe, l'ensemble des forces nucléaires intermédiaires à longue portée du point de vue soviétique, je me demande ce qui resterait de mon raisonnement de Bonn.
- Alors, le renforcement de la défense européenne, j'en suis tout à fait partisan. C'est tout à fait souhaitable. C'est assez difficile non pas de faire des progrès... il faut les faire ! ... Mais je m'y suis efforcé en mettant en vigueur des dispositions restées inappliquées du Traité de l'Elysée de 1963. Jamais les relations de caractère militaire de l'Allemagne fédérale n'ont été aussi constantes et serrées et sur le -plan des manoeuvres, et sur le -plan de la formation des hommes, des officiers, et sur le -plan des transferts d'informations, et sur le -plan des consultations mutuelles.
- Je souhaiterais que les progrès fussent accomplis dans le domaine des armements. De même, avec la Grande-Bretagne. La Grande-Bretagne, comme vous le savez, se fournit en Trident du côté américain tandis que nous fabriquons nous-mêmes des armements sophistiqués, à très grande puissance et, cependant, nous agissons chacun de notre côté. Les autres pays n'ont pas de forces nucléaires. Certains de ces pays ne sont pas autorisés par les accords internationaux à posséder du nucléaire. C'est difficile mais il faut y penser. J'en suis tout à fait partisan.\
M. BORTOLI.- Je vous propose encore une ou deux questions sur ce chapitre Est-Ouest pour passer ensuite, si vous en êtes d'accord, monsieur le Président, à d'autres rubriques pour faire un balayage complet de l'actualité internationale. Le détenteur du micro suivant ?
- QUESTION.- Monsieur le Président, une question simplement de parenthèse. Est-ce que vous pensez qu'à l'heure actuelle les Etats-Unis, enfin l'administration Reagan est-elle dans les meilleures conditions pour négocier avec l'URSS de M. Gorbatchev ?
- LE PRESIDENT.- Chacun a son opinion en ce domaine... Chacun a son opinion... Je ne suis pas obligé de vous la communiquer.
- M. BORTOLI.- S'il n'y a plus de questions brûlantes sur ce chapitre, encore une ou deux et après il faudrait passer à autre chose, non pas que ce ne soit pas intéressant...
- LE PRESIDENT.- De toute manière, je tiens les Etats-Unis d'Amérique pour des alliés loyaux. Et d'ailleurs la sécurité de la France repose sur la situation nucléaire...
- QUESTION.- Si les Américains et les Soviétiques se mettent d'accord pour retirer les SS 20 et les Pershing, ne faudrait-il pas que les Soviétiques détruisent les SS 20 pour que ce soit efficace ?
- Croyez-vous qu'il serait réaliste pour l'armée soviétique d'acceter cela ?
- LE PRESIDENT.- Question de contrôle. C'est une des questions les plus ardues. Et d'ailleurs nous constatons que c'est la première fois qu'un dirigeant soviétique s'engage à ce point sur ce terrain difficile du contrôle. Vous savez très bien qu'il existe une proposition américaine qui vient d'être remise, qui comporte quatre manières d'aborder ce contrôle. J'ai lu attentivement ces dépêches. C'est compliqué mais tant qu'il n'y aura pas une capacité de contrôle aussi précise que le demandent les Américains, il ne pourra pas y avoir d'accord sur l'option zéro.
- M. CHARPY.- Monsieur le Président, vous étiez autrefois hostile à la force de dissuasion française. Qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis ?
- LE PRESIDENT.- Cela date de 1977, monsieur Charpy, et vous m'avez posé la question tellement souvent que j'ai comme une lassitude à répéter nos vieilles histoires.
- M. BORTOLI.- Est-ce que vous êtes d'accord pour qu'on passe à un autre chapître maintenant ? Est-ce que par exemple il y aurait quelques questions sur les perspectives et les blocages éventuels de l'Europe en 1987 ?
- QUESTION.- Encore une question sur les relations Est-Ouest. Je voulais savoir si vous aviez eu du mal à convaincre l'ensemble du gouvernement ?
- LE PRESIDENT.- J'ai voulu attendre le Conseil des ministres pour saisir le gouvernement dans son entier de la façon dont je concevais les réponses à apporter à cette négociation. J'ai rencontré le Premier ministre pendant une heure environ avant la tenue du Conseil des ministres et je n'ai pas perçu de difficulté particulière.\
Georges BORTOLI.- L'Europe ne vous inspire pas, mesdames et messieurs ? Préférez-vous que nous parlions du Proche et du Moyen-Orient ?
- LE PRESIDENT.- L'Europe, non ? Pas de questions ?
- Georges BORTOLI.- En ce qui concerne l'Europe, je voudrais savoir, monsieur le Président, si nous allons vers un blocage.
- LE PRESIDENT.- J'ai lancé des avertissements - pour ne pas être pessimiste - à la fin de l'année dernière et au début de cette année. Je voyais et je vois toujours de grandes difficultés pour l'Europe, pendant l'année 1987. Il faut dire aussi qu'on lui demande beaucoup, à l'Europe : à se préparer, en maintenant moins de 5 ans, à aborder le marché unique. Cela nécessite des prises de position, des engagements dans tous les domaines, et la plupart de nos pays n'y sont pas prêts. Ils ont accepté difficilement, au demeurant, la décision de Luxembourg après les grandes difficultés que nous avions rencontrées à Milan. La décision est prise, il faut l'appliquer. Mais sur chaque point, il faut vaincre des obstacles. Bien entendu, si la Communauté ne se donnait pas les moyens financiers, politiques et techniques, de parvenir à ce marché unique le 1er janvier 1992, à ce moment-là ce serait un échec pour l'Europe, un grave échec pour l'Europe.\
`Suite sur la CEE`
- J'aperçois cependant qu'il y a des évolutions heureuses, même si elles restent timides. La discussion agricole a pris quand même meilleure tournure que celle que l'on pouvait craindre. Ce n'est pas fini, on n'a pas encore réglé l'accord sur les prix, il y a le problème des surplus, des excédents, etc...
- Sur le plan technologique, il y a eu à l'origine, une rétention, des crédits anglais, allemands, français. Cette rétention semble céder le pas à la nécessité. C'est un problème budgétaire. Des déclarations du Premier ministre à Strasbourg ont montré que la France était prête à faire un effort supplémentaire. Il est certain que si l'Europe n'est pas en mesure de suivre en même temps les différentes directions qu'elle s'est choisie, technologie, agriculture, politique régionale, structurelle comme on dit, ou programmes intégrés méditerranéens, alors l'Europe boitera. Certains accords manqueront, si d'autres accords ne se font pas. Il y a presque un marchandage constant, au sein de l'Europe des douze.
- Le financement à 1,4 % de TVA n'est plus suffisant £ il avait été prévu à Fontainebleau, par le Conseil européen, alors que j'assumais la présidence de la Communauté, que cela passerait, l'an prochain, à 1,6 %. Je pense qu'après bien des réticences, en particulier du côté britannique, on devrait y parvenir. C'est en tout cas indispensable, un minimum indispensable si l'on veut que l'Europe fonctionne.
- J'avais souhaité, moi, 1,8 % à l'époque. Un pays comme l'Italie avait proposé 2 %, c'est-à-dire doubler, passer de 1 à 2. C'est dire que c'était une démarche assez complexe. La dernière proposition de M. Delors consiste à dire : "Eh bien, cessons de fonder notre financement sur les ressources de la TVA, de calculer un taux de TVA propre à chacun des pays qui composent l'Europe, pour faire intervenir la notion du produit national, et au lieu de parler de 1,4 de TVA parlons de 1,4 % du produit national.
- Je pense que cette position, apparaît prématurée par rapport à la disposition d'esprit des principaux dirigeants de l'Europe. Mais je pense qu'un jour ou l'autre, on se dirigera vers cela et que ce n'est pas simplement une vue d'avenir posée sur la table, provocant quelques remous. On y sera bien obligé, sinon on ne pourra pas financier l'Europe. Je souhaite que chacun des dirigeants des douze pays le comprenne.\
Georges BORTOLI.- Votre voyage en Espagne, demain, s'inscrit dans cette perspective européenne ?
- LE PRESIDENT.- Oui, sans doute, elle s'inscrit dans le cadre des relations bilatérales entre l'Espagne et la France. Vous savez que ces relations ont été longtemps difficiles. Du côté espagnol, deux griefs étaient faits à la France £ le premier, c'était le refus attribué à la France de l'entrée de l'Espagne dans le Marché commun, et d'autre part, le terrorisme basque dont on disait qu'il trouvait refuge dans le Pays Basque français.
- J'ai tenu à régler ces deux problèmes. Je me suis fait l'avocat de l'adhésion de l'Espagne au Marché commun, et vous savez que cela n'a pas été sans de rudes oppositions, notamment lors des dernières élections législatives. Enfin, cela a été fait et cela n'a pas été défait. Ne revenons pas en arrière.
- D'autre part, j'ai commencé de mettre en application des accords pour la lutte contre le terrorisme, et le gouvernement d'avant le 16 mars 1986 a renvoyé en Espagne un certain nombre de personnes réputées criminelles, qui ont été remises aux mains de la justice espagnole. Et cela a fort bien suivi depuis lors, s'est même accru, de telle sorte que le comportement du gouvernement issu des élections de 1986 a continué en nous donnant un ton que je trouve excellent, d'amélioration ... On pourrait même dire de réconciliation franco-espagnole.
- Bien entendu, cela pose des questions. Par exemple, la France, non pas la France, les Français n'ont peut-être pas saisi l'occasion de l'ouverture de l'Espagne au Marché commun pour occuper des parts de marché suffisantes en Espagne. De cela, le gouvernement n'est pas responsable. Telle ou telle catégorie socio-professionnelle peuvent en éprouver quelques difficultés. Mais au total, ce sont de bons accords. Après avoir reçu le Roi et la Reine d'Espagne dans un voyage d'Etat, et signé avec le Roi d'Espagne, en 1985, un pacte d'amitié franco-espagnol, je compte avec le Premier ministre et les ministres qui m'accompagneront demain, revivifier encore si c'était nécessaire - mais ce n'est pas nécessaire, bien que les actes et symboles ne soient pas négligeables - l'amitié franco-espagnole.\
QUESTION.- Monsieur le Président, l'élection au suffrage universel d'un Président, proposée par votre prédécesseur, vous paraît-elle être une étape nécessaire de la construction de l'Europe ? A quelle échéance, ce Président devrait-il être celui de la Commission ou du Conseil ?
- LE PRESIDENT.- Je n'en sais rien, vous me posez là une question... Il est souhaitable qu'il y ait un Président dit de l'Europe ... en tout cas des Douze, de la Communauté. C'est souhaitable. Il y en a bien un, il dure six mois, dans l'ordre alphabétique des pays qui composent la Communauté européenne. Cela assure une présidence cahotante ou chaotique £ cela ne procède pas de la même terminologie, mais cela se rejoint. A vrai dire, en six mois, à peine a-t-on eu le temps de réunir les autres chefs d'Etat ou de gouvernement, on débouche in fine sur un sommet européen - cela aura lieu fin juin - et puis ce sera, à ce moment-là, après le président belge qui est remarquable, qui préside aux destinées du Conseil européen, ce sera un autre.
- On a avancé une autre idée de droit qui est : le président, six mois £ son prédécesseur, six mois £ son successeur, six mois... Ces trois-là représentent la présidence. Cela n'a pas donné de résultats très remarquables.
- Alors, l'idée d'un président qui serait de préférence issu du Conseil lui-même, donc désigné par un des pays et qui serait choisi d'un commun accord, pour présider pendant une durée raisonnable, les destinées du Conseil européen, ce serait une bonne chose. Personnellement je me rallie à cette idée-là. Plusieurs pays sont assez entêtés pour s'y refuser. Moi je pense que c'est une bonne chose.
- Alors comment serait désigné ce président ? Dans une première phase, il ne peut pas en aller autrement, c'est le Conseil qui le ferait, le Conseil lui-même. Avant de passer à d'autres stades, avec le Parlement, puis avec le peuple, avec le suffrage universel, de l'eau coulera sous les ponts, mais enfin c'est une bonne direction. C'est tout ce que je peux dire à ce sujet. Ce serait un lien et un liant pour l'Europe £ ne négligeons aucun élément qui pourrait cimenter cette difficile construction.\
QUESTION.- Monsieur le Président, pour revenir un tout petit peu en arrière sur la défense européenne, de récents sondages ont montré que l'opinion française évoluait non pas comme à la veille de la guerre de 40, mais tout de même montrait là aussi une sorte de désarmement, désarmement moral cette fois-ci, en ce sens qu'elle ne croit pas tout à fait au danger d'une guerre. Il le croit de moins en moins et il ne voit pas dans l'Union soviétique le premier ennemi.
- Cette mentalité peut être partagée par un certain nombre de pays européens, comme le Danemark, etc... Est-ce que vous ne pensez pas qu'il y a un lien direct entre cette mentalité et les récentes initiatives de M. Gorbatchev, le nouveau visage, si vous voulez, symbolisé par le Secrétaire général du Parti communiste, que représente l'Union soviétique à travers le visage de M. Gorbatchev ?
- LE PRESIDENT.- C'est possible. Je suppose que c'est ce qu'il recherche, parmi d'autres choses. Dans ce cas-là il aurait d'une certaine manière réglé dans nos sociétés modernes l'effet médiatique. Si M. Gorbatchev a réussi à prendre des contacts en dehors de la presse de son pays, s'il s'est adressé à la presse internationale de Paris, et même de quelques autres villes, en dehors de son pays, dans ce cas-là c'est que c'est un dirigeant qualifié. Je ne veux pas gloser sur une façon de faire qui se révèle efficace. Mais cela ne touche pas quand même le coeur du sujet. Bon, alors dans ce cas-là, il paraît clair que lorsque j'ai dit oui au désarmement, mais au désarmement équilibré dans tous les domaines, oui au désarmement contrôlé, mais pas par des phrases qui n'auraient pas de sens, d'une façon extrêmement précise, après des procédures établies, alors je pense que l'opinion ne peut qu'approuver la marche vers un désarmement, alors que depuis si longtemps nous n'avons connu que le surarmement.
- Il ne faut pas que la France dissipe son énergie, sa volonté de rester libre et souveraine. S'il y a des sirènes, n'écoutons pas leur voix. Pour cela, soyons sûrs de nous-mêmes. Je le répète, la force française nucléaire, qui est d'essence stratégique, nul ne peut prétendre l'atteindre ou la réduire, dans l'-état actuel des choses, qui dureront longtemps puisque la comparaison à établir est d'un côté, faut-il le redire, 10 à 13000 charges nucléaires de part et d'autre, Union soviétique, Etats-Unis d'Amérique, l'armement britannique, une centaine de charges, et l'armement français, à partir de 150, va avec la multiplication des têtes sur nos sous-marins, vers un chiffre qui restera très au-dessous de 500. Une telle disproportion fait que je n'accepterai pas qu'on parle de l'armement français avant que, comme je l'ai dit à la tribune de l'ONU, toute une série de dispositions déterminantes, capitales, drastiques, aient été prises par les deux plus grandes puissances.\
QUESTION.- Pour l'Europe, ne pensez-vous pas que l'idée un peu pédagogique de lancer un jour une télévision qui aurait des journaux quotidiens, où chaque pays pourrait parler, avec des magazines un peu européens, ferait un peu progresser l'idée que vous avez évoquée, d'ailleurs, d'une manière sous-jacente tout à l'heure, en faisant cette différence entre la France d'un côté et les Français vis-à-vis de l'Espagne ? Quel est votre sentiment ?
- LE PRESIDENT.- Je suis tout à fait favorable à cette démarche. L'Europe que nous mettons en place, avec l'accord de Luxembourg, l'Europe du marché unique après l'Europe de l'élargissement, l'Europe bleue, celle de la mer et des océans, l'Europe technologique, à la fois d'Eurêka, de la Communauté, du programme-cadre de la Commission européenne, tout cela j'y crois absolument et la France y travaille.
- Mais il faut déjà, je l'ai dit à Chatham House, songer à d'autres domaines, notamment à celui de la communication. Il est absolument indispensable, je dirai même urgent, que l'Europe cherche la manière de se doter de chaines européennes, de moyens d'information multiples, mais surtout de moyens techniques de fabrication et de diffusion des programmes. Songez que dans un pays comme la France, nous sommes capables de fabriquer 5000 heures de programmes et qu'il en faudrait pour l'Europe 125000. J'ai parlé de la France parce que le chiffre, je le connais, je ne connais pas ceux de l'Allemagne ou de la Grande-Bretagne, mais au total il reste un nombre considérable d'heures sur ces 125000, qui sont fournies par les Américains ou par les Japonais. Je veux dire que peu à peu, ce qui est civilisation européenne, ce qui est culture européenne a tendance à se confondre et à s'abolir dans des cultures extérieures. Oui, vous avez raison, c'est une façon primordiale de faire l'Europe.\
Georges BORTOLI.- Nous pourrions passer tout doucement aux problèmes du Moyen-Orient, peut-être...
- QUESTION.- Monsieur le Président, les problèmes du Moyen-Orient touchent les Français au coeur. Est-ce que la France est toujours désarmée face au problème des otages ?
- LE PRESIDENT.- Désarmée... Qu'est-ce que vous entendez par là ? Vous souhaiteriez - je n'ai pas dit "vous souhaitez" - qu'il y ait une action de force ?
- QUESTION.- Non, non...
- LE PRESIDENT.- Donc désarmée, cela veut dire diplomatiquement.
- QUESTION.- Impuissante.
- LE PRESIDENT.- Impuissante, comme les Etats-Unis d'Amérique, comme l'Allemagne, comme la Grande-Bretagne, à l'instar de tous ceux qui ont des compatriotes retenus en otages, notamment au Proche et au Moyen-Orient.
- Ce qui est vrai, c'est que les négociations qui ont eu lieu d'Etat à Etat n'ont pas permis de libérer tous les otages français. Est-ce un aveu d'impuissance ? C'est d'abord, une première reconnaissance que les conditions qui étaient posées par les ravisseurs - le cas échéant transmises par les Etats - n'étaient pas acceptables.
- Lorsque les premiers Français ont été enlevés à Beyrouth, quelles étaient les revendications des terroristes ? Les revendications touchaient d'autres intérêts nationaux £ je pense à l'intérêt de l'Iran qui réclamait le règlement des problèmes dits d'Eurodif £ c'était le départ ou l'expulsion des opposants iraniens sur le sol de France £ c'était la libération d'un certain nombre de personnes condamnées par les tribunaux donc réputées assassins pour avoir tué sur le territoire français, donc passibles de nos lois £ c'était - cela paraissait saugrenu à l'époque - la revendication, qui a disparu, qui est revenue, qu'on a retrouvée par ci et par là, de la libération d'un certain nombre de prisonniers du Koweit.
- Quand j'ai été informé de ces conditions, que pouvais-je faire d'autre que de refuser ? Si on appelle impuissance le fait de refuser des conditions inacceptables !... Je ne peux pas échanger un assassin contre un innocent !... C'est vrai que cela place les otages dans une situation, déjà dramatique par elle-même, qui les prive souvent d'espoir £ mais c'est inacceptable.
- On ne peut pas traiter avec le terrorisme ou avec ses délégués. J'ai dit publiquement, à un poste de radiodiffusion, donc à l'opinion publique, que j'avais accepté une fois, une seule fois, de grâcier un criminel jugé coupable `Anis Naccache`, avec quatre autres personnes, d'avoir assassiné deux Français, en voulant assassiner Chapour Baktiar. J'ai refusé tout échange avec les otages £ j'ai consenti une grâce si tous les otages étaient rendus sans autre condition. Cela ne s'est pas fait. Je n'ai grâcié ni amnistié, au demeurant, aucun terroriste.
- Si vous avez un moyen à me communiquer, je serais heureux de le recevoir. Si l'on ne veut pas recourir au moyen de la force pour épargner la vie de nos concitoyens, si l'on ne veut pas céder aux exigences qui nous sont proposées, il reste à conduire une diplomatie forte et subtile, celle peut-être qui nous conduira en raison des évolutions, des transformations de la situation dans le Proche-Orient, à voir ces rapports de force changer au bénéfice de nos otages. Voilà le point actuel de ces questions.\
QUESTION.- Monsieur le Président, pensez-vous que l'intervention de la Syrie à Beyrouth, récemment, constitue un de ces changements dont vous parlez ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que c'est évident. La Syrie est revenue en force. Elle n'était pas absente, elle est revenue en force à Beyrouth, Beyrouth-Est, où se déroulaient des combats multiples, fratricides entre Libanais et entre toute une série de forces venant de l'extérieur. Je n'ai pas à juger les conditions dans lesquelles la Syrie est intervenue : le Président Gemayel, le Président du Liban, s'est exprimé à ce sujet à deux reprises, d'ailleurs £ vous vous reporterez à ses déclarations. Mais c'est vrai qu'il y a un peu moins d'insécurité et de trouble aujourd'hui qu'hier. Si, comme je le souhaite, les otages français dans cette ville peuvent retrouver leur liberté grâce à ce changement dans le rapport de forces locales je m'en réjouirai £ notre diplomatie ne perd pas son temps.\
QUESTION.- Monsieur le Président, la France est un peu partie prenante dans la guerre Iran-Irak, puisqu'elle fournit des armes à l'Irak £ comment voyez-vous évoluer ce conflit ?
- LE PRESIDENT.- Je ne le vois pas évoluer. On dit que les dernières offensives iraniennes ont menacé gravement le dispositif de défense de l'Irak, mais cela n'a pas été finalement démontré £ la résistance de l'Irak s'est révélée plus forte et plus solide que déjà certains commentateurs commençaient à le penser.
- La France fournit des armes à l'Irak depuis, je crois, un accord de 1976. Elle continue. Mais elle n'est pas partie prenante dans le conflit, elle n'est pas l'ennemie de l'Iran. Il se trouve simplement que c'est l'Irak qui, depuis maintenant dix à onze ans, se trouve avoir contracté des armements avec la France. Ces fournitures ont continué. Elles ne se sont pas élargies. Des problèmes de réglements financiers se sont posés, mais la France n'a pas accepté de vendre des armes à l'Iran. C'est peut-être une des causes des difficultés rencontrées pour régler le contentieux franco-iranien et particulièrement régler le problème des otages.
- QUESTION.- Monsieur le Président, la Syrie et l'Iran ont, au Liban, des politiques tout à fait divergentes. Certains observateurs parlent de risques de conflits ouverts entre ces deux pays. Si ce conflit éclatait entre les deux pays, ne craignez-vous pas que les otages puissent être les victimes de cela ?
- LE PRESIDENT.- Que puis-je vous dire ? L'hypothèse d'un conflit entre la Syrie et l'Iran est une hypothèse. Celle-ce est très incertaine même s'il paraît évident que les relations se soient... comment dirais-je... grippées.
- L'influence grandissante de l'Iran auprès de certains secteurs de l'opinion libanaise et même je dirai les prises de position de force de l'Iran dans ce pays ne peuvent que gêner les autres. Et puis, il me semble bien que d'autres contentieux se soient développés... mais de là à imaginer un conflit, la marge est grande. La Syrie a montré des dispositions, au cours de ces derniers temps, qui ont indiqué son désir d'aboutir dans l'affaire des otages. Je continue de croire à ses intentions et je peux dire que j'espère que ces espoirs seront vérifiés sans pouvoir vous en dire davantage.\
QUESTION.- Est-ce que vous croyez que la condamnation à vie de Georges Ibrahim Abdallah peut avoir un effet sur le destin des otages à Beyrouth, comme l'avocat général l'a suggéré ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas à commenter une décision de justice. Ibrahim Abdallah a été condamné à la détention perpétuelle. Il est vraisemblable que ceux qui ont eu à connaître son dossier ont estimé que c'était une peine juste, correspondant aux responsabilités assumées par un homme qui était directement mêlé, d'une façon qui a paru comme évidente, à des actes de terrorisme sanglant.
- Pour l'instant, le lien n'a pas été fait. Dans les revendications qui viennent du côté des terroristes, personne ne l'a fait. Est-ce que cette condamnation à perpétuité va alourdir le dossier, rouvrir le contentieux avec l'ensemble du monde terroriste si divers ? C'est possible. Et même si je vous répondais : "c'est probable", cela ne changerait rien au sentiment qui est le mien qu'on ne traite pas avec le terrorisme et que l'on ne doit pas renoncer à de justes peines, aussi sévères soient-elles, parce que l'on attend je ne sais quel marchandage.\
QUESTION.- Est-ce que vous croyez que l'affaire Irangate peut affaiblir les chances de l'accord sur les euromissiles ou, au contraire, améliorer les chances d'un accord qui peut arriver assez vite ?
- LE PRESIDENT.- Ces propositions sont arrivées à un moment donné. Certains esprits malins diront : "elles sont arrivées au moment où le Président des Etats-Unis pouvait apparaître comme en difficulté". Les démarches dans le sens du désarmement étaient déjà allées beaucoup plus loin au point d'inquiéter un certain nombre de pays occidentaux. La démarche pour ce désarmement est déjà ancienne puisque j'ai rappelé moi-même que M. Reagan, en 1981, évoquait l'hypothèse de l'option zéro. Il n'y a donc pas un M. Reagan d'une époque qu'il faudrait opposer à un M. Reagan d'une autre époque. Il y a dans ce domaine continuité et nécessité de négocier le désarmement général, et particulièrement les forces nucléaires intermédiaires à longue portée.\
Georges BORTOLI.- Encore deux questions si vous voulez bien avant de terminer cet entretien.
- QUESTION.- Monsieur le Président, c'est une question à propos du Pacifique Sud : cette région devient de plus en plus un enjeu entre les Etats-Unis et l'Union soviétique. La France est présente en Nouvelle-Calédonie. Il avait été décidé d'agrandir la base militaire de Nouméa. Qu'en est-il maintenant du dossier, surtout après certaines divergences qui semblent être intervenues au sein du gouvernement ?
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas ce dont vous parlez dans la dernière partie de votre question. Pour ce qui touche à la base elle-même, ce projet continue d'être mis en oeuvre, même si c'est assez lent.
- Qu'ai-je demandé et qu'est-ce qui est nécessaire, non pas pour la Nouvelle-Calédonie, mais pour la France, dans le Pacifique Sud ?
- C'est que les pistes d'aviation puissent recevoir les avions modernes £ c'est que les quais par où l'on aborde puissent recevoir les navires de guerre.
- Jusque là, la piste d'aviation ne permettait pas aux avions les plus sophistiqués d'atterrir ou de décoller £ et les navires de guerre étaient obligés de transborder leur personnel pour atteindre la terre. Donc, je demande des aéroports qui permettent aux avions de venir et de repartir, un port militaire où les navires puissent aborder, et je demande également - ou j'ai demandé, vous vous en souvenez sans doute - que nos sous-marins puissent disposer de quelque abri là-bas.
- Par conséquent avoir des avions qui puissent se poser et repartir, des navires qui puissent accoster, des sous-marins qui puissent faire escale, cela me paraît le minimum à attendre de la présence française dans cette région du monde.\
Odile LEROUX.- Monsieur le Président, que pensez-vous de l'évolution de la situation au Tchad ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien, je la vois comme vous. Les forces du Président Hissène Habré se sont renforcées, il a pu pénétrer avec succès au nord du 16ème parallèle, s'y implanter... Cela représente déjà une certaine durée, une capacité que personne ne déniait au Président du Tchad de tenir la guérilla dans le Tibesti... Bref, c'est un homme qui conduit intelligemment les actions militaires auxquelles il est contraint pour récupérer l'intégrité de son territoire. Et l'aide française s'accroît de mois en mois.
- Georges BORTOLI.- C'était, en principe, la dernière question...
- QUESTION.- Monsieur le Président, ces dernières semaines, beaucoup de choses qui ont évolué au Tchad, tant sur le terrain militaire que diplomatique, et je crois que demain se réunit le Conseil de l'Organisation de l'unité africaine. Qu'est-ce que ces évolutions, ces gesticulations en tout cas, sur le -plan diplomatique, vont nous amener ? Est-ce que vous avez le sentiment qu'on va vers une solution ?
- LE PRESIDENT.- La solution est d'abord militaire, malheureusement. Elle se joue sur le terrain. Je constate que des points ont été marqués par le gouvernement légitime au Tchad, avec l'aide de la France. Je constate également que les troupes libyennes occupent - continuent d'occuper - indûment, illégitimement, une partie du territoire du Tchad. Cela pose un problème de caractère militaire.
- Sur le -plan politique, c'est vrai qu'il y a une prise de conscience qui s'accélère du côté africain. Les dernières dispositions prises par l'OUA, les dernières résolutions, vous avez pu le remarquer, marquent que cette occupation d'un territoire étranger par un autre pays est de moins en moins acceptée, de moins en moins tolérée.
- Donc, je crois que les événements du Tchad se sont orientés d'une façon qui devrait permettre d'en finir avec ce problème, mais nous n'en sommes pas là.\
Georges BORTOLI.- Je crois, monsieur le Président, que si vous en êtes d'accord, nous pourrions passer à table.
- LE PRESIDENT.- Non, je dirai un mot de conclusion, pour terminer, car puisqu'il ne nous est possible - et cela est parfaitement compréhensible - de parler de tout, il faut que quelques lignes de force apparaissent à l'issue de notre conversation.
- La politique extérieure de la France, telle qu'elle est menée au travers des différents Présidents de la République et des différents gouvernements, marque, pour certaines données fondamentales, sa constance et sa continuité. C'est vrai, en particulier, des relations Est-Ouest.
- C'est vrai de sa politique méditerranéenne et africaine.
- C'est vrai - il y a des variantes de temps à autre, naturellement - de la politique française au Proche et au Moyen-Orient. C'est vrai de la politique à l'égard de certains conflits ouverts d'Asie... Afghanistan, Cambodge, etc...
- C'est plus en plus vrai de la politique à l'égard du tiers monde. J'entends avec plaisir un certain nombre de solos qui viennent rejoindre le choeur que j'avais tenté d'organiser auparavant pour que l'aide au tiers monde, la réduction du fossé qui sépare les pays riches des pays pauvres, fussent enfin -entreprises. Je pense qu'il n'est pas concevable qu'il n'y ait pas, par exemple, abandon de la dette par les pays les plus riches à l'égard des pays les plus pauvres... abandon de certaines fractions de dette, ou de la dette, et aménagement pour les autres.
- Je pense que la France doit rester fidèle - et la politique de la France reste constante aussi en ce point - à l'égard des droits des peuples à décider eux-mêmes de leur destin. Aucune intervention d'un pays plus puissant sur le territoire d'un pays jugé plus faible, n'est tolérable. En Amérique latine, ou plus encore centrale, la règle de conduite, c'est que la France soutient les pétitions de principe du Groupe de Contadora et du Groupe de Lima qui supposent le refus de toute ingérence ou intervention militaire étrangère dans l'un de ces pays.
- Pour en revenir à la politique africaine, bien entendu, nos amis traditionnels sont les francophones, mais nous continuons - et j'en suis également heureux - de participer à l'évolution et au développement de pays comme l'Angola ou le Mozambique, c'est-à-dire des pays qui sortent de l'aire traditionnelle de l'influence française.\
`Suite sur la politique étrangère de la France`
- Je pourrais continuer ainsi, en insistant maintenant sur la continuité de la politique de la France, malgré les incidents de passage, à l'égard de l'Europe. La France a accepté tous les grands actes qui ont marqué le développement de l'Europe depuis l'origine : les accords de Gaulle - Adenauer, sous le septennat de M. Giscard d'Estaing, le Conseil européen, le système monétaire européen, l'élection du Parlement au suffrage universel, sous mon septennat l'Europe maritime, l'Europe de la pêche, l'Europe bleue, l'élargissement du Marché commun à l'Espagne et au Portugal, l'Europe de la technologie, l'accord de Luxembourg, je l'espère, pour pouvoir ajouter l'Europe structurelle et régionale. Sur tous ces grands dossiers, on observe ici et là des positions plus ou moins favorables, quelquefois des reculs £ la France est parfois contrainte, par ses propres possibilités budgétaires, de réduire la portée de ses initiatives et cela peut se comprendre dès lors que cela n'est pas systématique, mais la démarche européenne de la France marque une constante.
- C'est pourquoi, lorsque je vois, ici ou là, un certain nombre de commentateurs qui disent : mais, sur le -plan de la politique extérieure, la situation née des élections du 16 mars `1986`, le fait qu'il y ait un Président de la République élu par une majorité, un gouvernement représentatif d'une autre majorité font que la politique étrangère de la France nécessite sans aucune doute, à tous moments, une mise au point permanente et précise, je réponds que la ligne générale est celle dont j'ai hérité ou que j'ai décidée, et j'espère qu'il en ira ainsi après moi, parce qu'un pays comme la France ne peut pas se permettre d'avoir une politique étrangère sur les grands axes - bien entendu, il peut y avoir des différences ici ou là sur des problèmes secondaires - seulement pour sept ans ou pour cinq ans, et, quand je dis cinq ans, je pense à la durée de la législature £ c'est une politique pour - je ne veux pas improviser, là aussi il y a des variables - disons, un quart de siècle, en dehors de quoi un pays ne serait pas un grand pays.
- On me donne une petite note qui signale que Mme Thatcher va faire -état, aujourd'hui, d'un rendez-vous qui aura lieu avec moi le 23 mars en France. Comme Mme Thatcher vient de me le faire savoir, je serais très gêné, vis-à-vis de vous, de ne pas vous en avoir parlé. D'autre part, un rendez-vous doit avoir lieu avec le Chancelier Kohl avant la fin de ce mois. C'est M. Kohl également qui viendra en France. Donc, je vous donne ces deux dernières informations, vous auriez pu me reprocher de vous avoir laissé ignorer des dates que je ne connaissais pas.\