8 mars 1987 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à la télévision espagnole le 8 mars 1987, sur l'instauration d'un sommet franco-espagnol dans le cadre de l'entrée de l'Espagne dans la CEE.

QUESTION.- La visite que vous allez organiser à Madrid est en quelque sorte historique, car c'est la première fois que les deux pays vont avoir une réunion commune présidée pour le chef de l'Etat français chez le chef du gouvernement espagnol. Pensez-vous que cette réunion soit l'équivalent de celle que vous avez avec l'Allemagne fédérale, le Royaume-Uni et l'Italie ?
- LE PRESIDENT.- C'est fait pour cela. Si j'ai tenu à ce que ce type de relations s'établisse entre l'Espagne et la France, c'est parce que je pensais que maintenant que l'Espagne est dans la Communauté, il n'y a pas de raison que nous agissions différemment qu'avec l'Allemagne, la Grande-Bretagne et l'Italie.
- QUESTION.- Vous êtes, sans doute, une des personnes qui a fait le plus pour l'entrée de l'Espagne dans la Communauté `CEE`. Pensez-vous que votre pays a compris votre attitude ou, qu'au contraire, qu'il y a beaucoup de Français qui pensent encore qu'il s'agit d'une erreur au sujet des agriculteurs et des pêcheurs français ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas d'instrument pour mesurer cela. Je pense que si cet instrument s'exerçait, on constaterait que la majorité des Français approuvent la présence de l'Espagne dans la Communauté. Bien entendu, il y a des intérêts contradictoires en jeu. Au total, la France se trouve, grâce à cette adhésion, recentrée en Europe. Il y a désormais un prolongement de l'Europe au-delà des Pyrénées vers un grand peuple, un grand pays actif qui travaille et qui produit beaucoup. C'est pour la France, puisque vous me parlez de l'opinion française, un débouché qui peut être important. Cela dépend des Français que de savoir organiser leur présence concurrement à celle des autres pays qui ont tout naturellement vocation à traiter avec l'Espagne. Mais si l'on veut dépasser cet aspect purement mercantile qui n'est pas négligeable, la présence de l'Espagne donne une signification historique et culturelle, une dimension considérable que les Français ressentent. Ce n'était pas normal qu'il y ait une Europe sans l'Espagne. Et j'ajoute que, par -rapport au poids des pays du nord de l'Europe, cette présence paraît garantir un très juste équilibre.\
QUESTION.- Il est évident, monsieur le Président, que pendant votre septennat les relations France - Espagne ont choisi le même ... à tous les niveaux. Pensez-vous que ce sentiment soit en rapport avec votre victoire et celle des socialistes en France et la victoire des socialistes en Espagne ?
- LE PRESIDENT.- Cela n'est pas négligeable mais enfin, ce n'est pas la seule explication. Vous me dites que ces relations ont changé de -nature : j'ai pu le constater moi-même, car lors de mon premier voyage en Espagne, si j'ai été fort bien accueilli par les responsables politiques, d'abord par le Roi, par le Premier ministre, M. Calvo-Sotelo, par les dirigeants politiques de toutes les organisations, en revanche, la presse, les journaux et donc une partie de l'opinion publique étaient extrêmement exaspérés contre la France. Peut-être y a-t-il une donnée permanente de rivalité entre deux peuples voisins, cela existe ailleurs. Mais, je pense que cela était dû au fait que la France apparaissait souvent injustement comme l'obstacle à l'entrée de l'Espagne dans la Communauté européenne et la France donnait le sentiment - peut-être n'était-ce pas non plus tout à fait juste - de servir d'asile ou de refuge pour les relances terroristes surtout du côté basque. Alors, j'avais le sentiment que la France ne se comportait pas d'une façon amicale. Je répète, ce jugement mériterait d'être nuancé, mais c'était comme cela que les gens réagissaient. De leur côté, les Français ne marquaient pas toujours un empressement suffisant pour faciliter ce rétablissement de bonnes relations avec l'Espagne. Alors, j'ai décidé de changer cela et, en effet, lorsque j'ai présidé la Communauté en 1984, j'ai fait dessiner l'élargissement, que j'ai suivi un peu plus tard à Dublin et qui est entré en jeu, comme vous le savez, le 1er janvier 1986. J'ai réalisé les premiers accords pour que tous les actes de terrorisme en Espagne qui tombaient sous le coup des lois espagnoles, même si les auteurs de ces attentats ou les personnes suspectes de l'être se réfugiaient en France, soient soumis à la justice espagnole. C'est pourquoi j'ai décidé certaines extraditions qui ont été les premières d'une plus longue série.\
QUESTION.- En parlant du terrorisme, vous avez dit cette fois, monsieur le Président, qu'il fallait être très ferme avec les terroristes, et vous avez ajouté que vous n'avez jamais signé l'amnistie d'un terroriste. Le tout récent cas de M. Abdallah a été suivi avec intérêt dans notre pays, permettez-moi de vous demander, monsieur le Président, si, sachant qu'il y a des otages français au Liban, vous n'irez jamais jusqu'à accorder la grâce ?
- LE PRESIDENT.- L'amnistie pour parler du premier sujet que vous avez traité, a fait l'objet d'une récente polémique en France. Une amnistie - celle qui a été faite par M. Pompidou, celle qui a été faite par M. Giscard d'Estaing, lorsqu'ils ont été élus - c'est rituel, c'est traditionnel dans notre vie française. Tout nouveau chef de l'Etat prend certaines mesures de bienveillance. Et celles que j'ai décidées moi-même et que le Parlement a dû voter en 1981, étaient du même ordre, répondaient aux mêmes critères et les criminels - ceux qui étaient responsables de crimes de sang, qui avaient provoqué des blessures, des graves dommages à d'autres personnes - ont toujours été exclus de ces amnisties. Seules les personnes jugées coupables de contraventions c'est-à-dire les plus petites fautes passibles des plus petites peines, et de délits qui pouvaient conduire jusqu'à six mois de prison avec sursis ou quinze mois de prison réels, seules ces personnes jugées coupables pouvaient être relâchées : c'est-à-dire qu'aucun terroriste n'a été amnistié £ c'est stupide de penser cela. Il y en a un qui n'était pas encore criminel, qui l'est devenu depuis. Cela ne pouvait pas être prévu.
- Vous me parlez du cas d'Ibrahim Abdallah. Il a été condamné par la justice de mon pays à une détention perpétuelle £ c'est donc qu'il a été jugé coupable d'attentats qui ont provoqué la mort de Français ou bien des blessures ou des incapacités graves. C'est à la justice de se prononcer. Certes, je dispose du droit de grâce. Jusqu'ici, je n'en ai jamais usé. J'ai bien dit, il y a quelques mois, que si j'avais pu obtenir que l'on restituât à la France la totalité des otages détenus actuellement au Liban, j'envisagerais - si le gouvernement de la République me le demandait - une grâce. Pas deux, pas trois, pas quatre, pas cinq : une grâce. Cette ouverture n'a pas été saisie, elle est donc maintenant derrière nous. Le problème d'Ibrahim Abdallah n'a pas été posé, n'est pas posé, et ne le sera pas, j'imagine, en tout cas d'ici longtemps.
- QUESTION.- Vous savez que le Président du gouvernement espagnol a déclaré plusieurs fois qu'il fallait la coopération internationale dans la lutte contre le terrorisme, comment peut-on articuler ces luttes dans les relations européennes et même dans la scène du Marché commun ?
- LE PRESIDENT.- Ceux qui disent cela en Espagne ont raison, comme ceux qui le disent en France. Puisque le terrorisme est international, il est normal que la répression, la recherche, la prévention, les sanctions soient internationales. Il faut plus de solidarité entre les pays de la Communauté. J'ai donné mon accord pour que des organismes de police, des services de renseignements, des services d'action de toute sorte puissent agir en commun, s'informer en commun £ de la même façon - la pratique du terrorisme en Espagne `ETA militaire` l'a montré, nous en avons parlé il y a un moment - j'ai facilité l'action de la justice espagnole.\
QUESTION.- Puisque nous parlons de l'Europe, monsieur le Président, vous avez dit récemment, la France est votre patrie et que l'Europe est l'avenir, pensez-vous qu'un jour il y aura un état européen souverain ou croyez-vous plutôt que les nationalismes empêchent ce processus d'union ?
- LE PRESIDENT.- Les nationalismes devront s'incliner. L'esprit patriotique devra survivre et cela devrait permettre un jour la création d'une Europe unifiée. Je ne pense pas que l'on puisse penser d'ici longtemps à l'existence d'un Etat souverain, je pense que l'on peut imaginer un certain nombre de formules transitoires mais importantes qui permettront à l'Europe d'exprimer une volonté politique délibérée des Douze, une volonté politique, comme il y a, tout de même, une volonté économique et une volonté commerciale, une volonté technologique aussi, bien qu'insuffisante. Mais si sur le -plan technologique, sur le -plan commercial, sur le -plan agricole les choses ne vont pas assez bien, c'est parce qu'il n'y a pas assez de volonté politique. Il faut donc maintenant s'atteler à ce problème. Bien entendu, personnellement, je souhaite que l'Europe se dote de structures étatiques. Il ne sera pas concevable, alors, que l'Europe renforcée n'examine pas le problème de sa propre défense.\
QUESTION.- Mikhail Gorbatchev a fait des propositions concrètes sur les armements. Comme vous savez, M. Felipe Gonzales vient d'annonçer que l'Espagne allait signer le traité de non prolifération d'armes nucléaires. Vous-même avez répondu en gros à M. Gorbatchev que vous étiez d'accord avec ses propositions mais qu'elles n'affectent pas la France.
- LE PRESIDENT.- Je suis d'accord avec l'ouverture de négociations pour la disparition des forces nucléaires intermédiaires de longue et de courte portée £ et j'attends de connaître le résultat de cette négociation à laquelle ne participent que les Etats-Unis d'Amérique et l'Union soviétique pour savoir ce que j'en penserai.
- QUESTION.- Mais vous parlerez à Madrid des euromissiles ?
- LE PRESIDENT.- Je ne vois pas pourquoi on n'en parlerait pas. Il est normal que l'Espagne et la France traitent de tous les sujets qui touchent à leur sécurité.\
QUESTION.- Pour finir, monsieur le président, l'histoire montre que nos pays se sont méconnus, ignorés, enviés pendant des siècles. Votre visite à Madrid en tant que Président d'une délégation qui inclut le Premier ministre pourrait-elle constituer le début de la fin ou faudra-t-il expliquer avec plus de détails aux Français et aux Espagnols que ni les uns ni les autres ne sont aussi méchants ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que l'on a déjà commencé ce très bon travail, que la réconciliation est faite. Mais je crois, et vous avez raison de le dire, que nous avons encore besoin de beaucoup d'explications pour que cela aille jusqu'au fond de notre peuple, que cela touche tous les milieux, et que l'amitié devienne instinctive et pas simplement raisonnée. A cet égard, vous m'avez posé une question tout à l'heure, en me demandant si l'existence de ce gouvernement socialiste a facilité les choses. Avant l'existence d'un gouvernement socialiste, on avait déjà commencé, en disant cela, je ne fais que rendre justice aux autorités de l'époque. Mais c'est vrai qu'avec M. Felipe Gonzales et son gouvernement, en raison des relations personnelles déjà très anciennes que nous avions, s'est établi un dialogue direct, une facilité, une confiance, qui a permis de développer ce qui avait été commencé auparavant. Je compte beaucoup sur cette situation pour que l'explication en Espagne et l'explication en France permette à ces deux peuples de se comprendre mieux. J'ajoute que le rôle du Roi d'Espagne `Juan Carlos` a été très utile parce qu'il a montré en toutes circonstances une capacité à comprendre la nécessité de l'Europe. Alors, tout cela réuni fait qu'aujourd'hui je suis optimiste. Et je me réjouis de ma visite à Madrid dans des circonstances tout à fait officielles en réponse à la visite d'Etat que le Roi d'Espagne a bien voulu faire en France il y a plus d'un an, visite à l'occasion de laquelle a été signé un pacte d'amitié entre l'Espagne et la France. Eh bien moi, je viens souscrire une fois de plus, par ma présence à Madrid avec plusieurs membres du gouvernement, à cette tâche historique qui consiste à rendre justice du côté Français au grand peuple espagnol que je tiens à saluer grâce à vous par cette émission.\