3 février 1987 - Seul le prononcé fait foi

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Déclaration à la presse de M. François Mitterrand, Président de la République, sur le rôle des missiles du plateau d'Albion dans la dissuasion nucléaire, Saint-Christol (Vaucluse), mardi 3 février 1987.

Je suis ici, sur le plateau d'Albion, parce que c'est un des éléments principaux de notre dispositif militaire stratégique et je tiens à visiter, à connaître chacun des points qui compte dans ce dispositif, celui-là au premier chef. Il y a d'autres points que j'irai visiter. La plupart d'entre vous suivent de près ces problèmes, je n'ai donc rien à leur apprendre. Cependant vous avez peut-être des questions à me poser sur le sujet qui nous occupe aujourd'hui.
- QUESTION.- Est-ce que ce genre de visite vous conforte dans la qualité de notre dissuasion ?
- LE PRESIDENT.- Je n'avais pas de raison d'en douter. La France dispose de la troisième force militaire à base nucléaire dans le monde. Je l'ai reconnu. Nous avons un commandement et des troupes extrêmement formées à ce type de discipline, à la fois scientifique et opérationnelle. C'est un très bon instrument. Encore faut-il constamment l'adapter car l'évolution va vite. Nous avons d'un côté les forces sous-marines et de l'autre ces forces-là. Ce ne sont pas les seules.
- L'élément nucléaire stratégique est un élément particulièrement important, mais n'est qu'un élément de l'ensemble de nos forces qui contribuent toutes au dispositif général.
- Ce que je vois, ne me "confirme" pas dans la conviction que j'ai de la nécessité de disposer d'une stratégie de dissuasion et d'un instrument adapté, mais elle me permet d'en avoir une meilleure appréhension personnelle. Les officiers qui sont ici, qui en connaissent et qui en pratiquent le maniement, me l'ont exposé, le ministre de la défense est, lui-même, personnellement très informé.
- Tout cela me permet de suivre au mieux les besoins nouveaux qui s'affirment, et de voir comment s'insèrent d'une année sur l'autre, d'une loi-programme sur loi-programme, toutes les questions qu'on peut et que l'on doit se poser sur le devenir de la force de dissuasion, par comparaison avec le développement des forces détenues par les grandes puissances. C'est la raison même de ces visites.
- QUESTION.- Monsieur le Président, si vous le permettez, je voudrais vous poser une question qui touche, je pense, directement à la défense nationale, sur la situation au Liban...
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas du tout le sujet de notre brève rencontre de ce soir. Je n'ai pas l'intention de parler des autres questions. Je vois un certain nombre d'entre vous qui sont très spécialisés, d'autres qui sont des journalistes d'information générale, mais je voudrais rester dans le domaine qui nous occupe. C'est important, la stratégie française.\
QUESTION.- Sur ce terrain, il y a, on dit souvent, un consensus dans l'opinion. Avez-vous le sentiment que la cohabitation renforce ce consensus ? Avez-vous déjà vu avec le Premier ministre ces problèmes de défense ?
- LE PRESIDENT.- La France a une défense. Elle n'appartient à personne en particulier. Elle appartient au pays et au peuple français, et à ceux qui ont la charge de conduire la politique de ce peuple, et en particulier, la charge de la défense. N'allons pas compliquer les choses. Il n'y a pas deux, trois ou quatre défense selon le pouvoir qui s'exprime, il n'y en a qu'une. C'est le Président de la République qui en a la responsabilité principale. Ce qui ne veut pas dire que les autres n'ont pas de responsabilités considérables, aussi. Mais là, nous entrons par une porte qui n'est même pas dérobée dans le domaine politique qui chaque fois vous intéresse. On le traitera, on a souvent l'occasion de le faire.
- Vous savez quel rôle remplit ALbion, la composante terrestre, dans notre défense, ainsi que les évolutions qui sont à l'heure actuelle en cours, dans les types d'armements dont nous avons besoin, les problèmes qui se posent sur le -plan mondial, à la fois dans l'espace et dans la relation directe sol-sol, inter-continentale, entre la France, pays d'Europe de l'Ouest, et tout autre pays qui pourrait menacer notre sécurité.
- C'est un type d'armes bien déterminé, mais qui concourent évidemment au développement de notre force. L'autre composante sous-marine, vous la connaissez bien, je l'ai d'ailleurs visitée avec certains d'entre vous, lorsque je me suis rendu à l'Ile Longue `Brest`. C'est cette place d'Albion dans la défense française qui représente, à mon sens, l'élément le plus intéressant de cette conversation. Je suis convaincu qu'il s'agit là d'une place et d'une situation indispensables. On peut se poser des questions, et on se les pose, comment endurcir, comment faire que l'ensemble du dispositif d'Albion soit moins perméable encore à une agression éventuelle, comment faire qu'à partir d'Albion, nous soyons en mesure d'engager ou de riposter. Il s'agit de dissuasion, il faut donc employer les termes qui conviennent. De quelle façon tout adversaire doit-il savoir que nous sommes en mesure de lui causer des dommages suffisants pour qu'il renonce à l'agression. Albion joue là un rôle fort important.
- Il faut bien savoir qu'Albion faisant partie de notre dissuasion, toute attaque sur cette région déclencherait la guerre nucléaire. C'est un élément de la dissuasion. On ne peut pas penser : "on va s'en prendre à Albion, tenter de détruire ce qui s'y trouve, et puis, ensuite, dans un deuxième temps seulement, peut-être la France se décidera-t-elle à faire jouer sa dissuasion". Non, c'est un élément de base de la dissuasion. Albion fait partie au premier degré de notre système, comme tout ce qui menace l'intégrité de notre sol, et par là notre indépendance. Donc là, vous avez vraiment ce qui touche à l'épiderme même de notre défense. Il ne faut pas y toucher, autrement ce serait le signe que l'adversaire prend le risque d'une guerre, se serait déjà lancé dans une guerre nucléaire. Notre raisonnement continue de valoir, notre dissuasion joue, nous sommes encore et nous continuerons d'être au-dessus du seuil de crédibilité, notamment, grâce à Albion. C'est pourquoi j'y tiens beaucoup et je tiens à ce que l'on préserve ce site, à ce qu'on le durcisse, à ce qu'on le renforce quitte à suivre de près ce qui se passe dans le monde quant aux armements qui conviennent et qui, tout les cinq, dix ou vingt ans, doivent être modifiés. Nous connaîtrons d'ailleurs d'ici à la fin du siècle, dans les années 95 à l'an 2000, certaines mutations importantes de notre armement nucléaire.\
QUESTION.- Monsieur le Président, le Premier secrétaire du Parti socialiste `Lionel Jospin` a émis des doutes sur l'intérêt de continuer les essais ...
- LE PRESIDENT.- Je voudrais vous dire que le Président de la République et le Gouvernement, qui sont dans la ligne d'une politique militaire instaurée depuis longtemps, doivent procéder à des consultations auprès des techniciens, mais n'organisent pas de consultations auprès des formations politiques avant de se déterminer.
- Mururoa existe déjà, et Mururoa continuera d'exister. Détenir une force nucléaire suppose que l'on soit en mesure de procéder à des expérimentations. Tous les pays qui possèdent l'arme nucléaire doivent le faire et le font. Pourquoi l'attention est-elle attirée sur Mururoa, alors que, comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, assez souvent, les expériences qui se déroulent sur le territoire de l'Union soviétique et les expériences américaines et anglaises qui se déroulent au Nevada, peuvent menacer, si menace il y a, la sécurité de 15, et de l'autre côté 35 millions de personnes, dans un rayon de 1000 kms, tandis qu'autour de Mururoa, dans ce rayon-là, on ne trouve que 500 personnes ? Ce qui n'enlève rien à la force de l'argument, la vie d'un seul homme doit être protégée. Au aucun moment nous n'avons constaté qu'il y avait eu dommage humain ou dommage sur les choses avec notre centre d'essais de Mururoa. De telle sorte que je ne pense pas que le problème se pose dans les termes, qui, quelques fois en effet, paraissent comme importants à un certain nombre de pays étrangers. Soit les pays étrangers détenteurs d'armes nucléaires qui, au fond, ne souhaitent pas que la France dispose d'une politique autonome, soit les pays du Pacifique sud qui n'ont pas étudié d'assez près la géographie et qui n'ont pas l'air de s'être rendu compte que Mururoa est plus loin de chez eux que les champs d'expériences soviétiques ne le sont de Paris. Nous n'avons pas souffert dans nos santés des expériences soviétiques. Je ne reçois pas de pétitions en ce sens !\
QUESTION.- Est-ce qu'une éventuelle mobilité, vous paraîtrait une valeur ajoutée pour le successeur du missile S 3 ?
- LE PRESIDENT.- Après une discussion fort importante, fort intéressante et très nécessaire - on doit se poser toutes les questions quand on parle de ces choses, il s'agit de la sécurité du pays - j'ai tranché en faveur du renforcement d'Albion et de l'installation à Albion des nouveaux missiles, qui auront d'ailleurs une dimension moindre et un poids moindre que les missiles actuellement en service. Ce qui ne pose pas de problème technique très complexe. Si le problème se posait en d'autres termes, si les installations actuelles s'y prêtaient moins bien, il faudrait les changer, mais les maintenir. Changer leurs caractéristiques et maintenir leur site. Albion représente un ensemble d'installations, en même temps qu'une réalité géographique, tout à fait exceptionnelles et des troupes parfaitement au point. Il y a une formation militaire adaptée à ces techniques très avancées, qui a véritablement de quoi rassurer, s'ils avaient besoin de l'être, ceux qui ont la charge du pays. La mobilité, c'est un débat qui a eu lieu. Je ne dis pas qu'il aura toujours lieu. Il a lieu aussi aux Etats-Unis d'Amérique, il a lieu partout. Il a dû avoir lieu en Union soviétique dont les SS 20 sont mobiles. C'est donc un problème sérieux, on ne peut pas a priori refuser, quelque esprit que ce soit, le droit de se poser cette question. Mais la réponse est que notre dispositif d'Albion nous permet de disposer d'une deuxième composante suffisante selon les prévisions d'aujourd'hui, en vue de la fin du siècle, pour les missiles qui seront employés à la fin de ce siècle, à partir de 95 environ.\
QUESTION (Dominique Laury - A2).- Je sais que l'Europe vous est très chère, mais la défense européenne n'est-elle pas quelque chose d'utopique ?
- LE PRESIDENT.- Je ne crois pas que cela soit utopique. Je crois que nous sommes encore dans la zone directement dépendante de la dernière guerre mondiale. L'Europe n'est pas encore dégagée des accords de Téhéran et de Yalta. Et d'autre part, il y a les statuts particuliers de l'Allemagne. Nous sommes encore dans le temps où, malgré les années et les décennies passées, plus de 40 ans, l'Europe vit encore dans le domaine fixé par la conclusion de la deuxième guerre mondiale.
- Mais cela ne sera pas éternel et d'autre part, on peut penser que l'Europe en ressentira de plus en plus le besoin. Quand je dis l'Europe, je veux parler de l'Europe occidentale. On peut dire l'Europe des douze. Et encore le terme n'est pas tout à fait exact parce qu'il y a d'autres pays qui échappent un peu à l'ordre de l'Europe strictement occidentale. Mais enfin, le coeur-même des pays principaux de cette Europe devra aller vers des formes de défense commune. Ils ne peuvent pas aller directement à une forme d'armée nucléaire commune, en raison de l'impossibilité où l'on est de communiquer les commandements, parce que la sauvegarde fondamentale de l'indépendance de chaque pays doit obéir à l'autorité du pays en question, en raison de la nature-même de ce type d'arme et de la capacité de destructions que cela représente.
- Mais il n'y a pas que cela. Il y a des domaines multiples de concertation, de coordination, de formation, d'échanges préalables, rapport à la situation actuelle. C'est ce que j'ai eu récemment l'occasion de dire aux Anglais, c'est ce que nous pratiquons déjà pour partie avec les Allemands. On pourrait reprendre cette discussion avec tous nos partenaires de l'Europe des douze, avec ceux qui le désireraient. Faisons ce qu'on peut faire, et on peut faire beaucoup.
- Quant à l'idée d'une défense européenne pour les années qui viennent, 1988, 1989, 1990, qui disposerait d'une armée européenne dotée de la puissance nucléaire, la situation de l'Europe ne le permet pas pour l'instant. Au demeurant on se trompe souvent sur les intentions des uns et des autres. Ainsi on parle toujours de la sécurité de l'Allemagne et nous le comprenons très bien, car nous sommes les amis et les alliés de l'Allemagne fédérale. Mais l'Allemagne ne réclame pas du tout la détention de l'arme nucléaire, elle ne le souhaite pas. Il n'y a pas de demande allemande. Il y a quelquefois des hommes politiques, qui ont de très hautes responsabilités, qui esquissent des projets de ce type. Cela a été le cas du Chancelier Schmidt dans un discours au Bundestag en 1984. Mais les gouvernements allemands n'ont jamais demandé de prendre part à la décision nucléaire. Donc, je le rappelle, nous sommes encore dans le temps où la grande déchirure de l'Europe s'étant produite, on n'a pas encore pansé toutes les plaies. "Ce sont les cicatrices de l'histoire".\