18 décembre 1986 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur le rôle du développement régional dans la construction européenne, ainsi que sur le climat social en France, Bourg-en-Bresse, jeudi 18 décembre 1986.

Monsieur le maire,
- Mesdames et messieurs,
- J'ai en effet profité de ce voyage d'inauguration de l'autoroute dont vous venez de parler et qui est dans tous les esprits, pour faire ce bref arrêt à Bourg-en-Bresse à l'issue de l'invitation que j'avais reçue. Pour moi, même d'une façon brève, car je dois rentrer à Paris très rapidement, c'était une excellente occasion de retrouver des amis personnels, une ville que j'aime, que je connais en effet assez bien, toute une tradition qui m'a accompagné au cours de ces dernières décennies. Et puis, sachant les efforts qui sont accomplis dans cette ville, je tenais à les honorer.
- Ce que j'ai vu, ce matin, là vers le Bugey, cette percée qui permettra bientôt, de Mâcon à Genève, d'établir une voie de communication rapide, c'est une transformation catégorique. L'Ain se trouvait désavantagé par la géographie en dépit de la qualité de ses habitants, de la qualité de certaines de ses productions, de sa riche histoire. Il était important d'ouvrir d'abord cette ville, sa capitale, mais aussi ces principaux centres vers l'Est. Ce n'est pas encore fait, c'est en voie de s'achever et j'ai pu admirer l'étonnante qualité des ouvrages d'art qui représentent une réalisation très audacieuse, esthétiquement belle puisqu'il faut franchir des hauteurs estimables, franchir aussi des ravins £ tout l'art, à travers les tunnels, à travers les viaducs, tout l'art de nos ingénieurs, de nos architectes, de nos paysagistes, de nos travailleurs a pu là s'exercer et s'affirmer. C'est vraiment une belle chose.\
J'ai insisté, au cours de l'allocution que j'ai prononcée au tunnel de Chamoise `à Nantua`, sur le développement de nos régions, imbriquées dans l'Europe. Si j'ai tant insisté, il n'y a pas très longtemps, pour que l'Europe s'élargisse aux dimensions de l'Espagne et du Portugal, il y avait beaucoup de raisons pour cela.
- Des raisons politiques : aucune raison d'écarter de la Communauté des pays qui avaient su dominer les crises politiques qu'ils avaient connues, écarter les dictatures, instaurer la démocratie £ des pays de vieilles civilisations européennes qui ont compté parmi ceux qui ont le plus apporté à ce qui est aujourd'hui notre civilisation, notre culture.
- Mais sur le -plan simplement géographique et économique, nous avons restitué à la France son rôle central. Notre pays se trouve là pratiquement au centre de toutes les voies de communication aussi bien aériennes, mais enfin là on peut se moquer des distances, mais par la voie ferrée, par la route et par l'autoroute, la France désormais n'a plus le butoir des Pyrénées et nous pouvons communiquer - ce que l'on vient de faire à l'instant en est un exemple - on va pouvoir communiquer de toute l'Europe des douze, d'un point à l'autre sans difficulté, en passant par où ? Par chez nous. Ce sera donc un apport de circulation, un apport de biens, des échanges d'hommes, de marchandises, d'idées. Et je suis très heureux de voir que l'Ain va pouvoir se trouver associé à ce mouvement dont il était le plus souvent écarté.\
C'est la géographie qui commande l'histoire. Il y a les grandes vallées, vraiment les traditions depuis que l'histoire existe, depuis qu'on en connaît les cheminements. Et puis, il y a les régions que leur situation géographique a écartées de ces grands mouvements. Par le génie de l'homme aujourd'hui, on peut effacer cette inégalité, et je crois que les grands travaux auxquels je viens d'assister - je viens d'assister à leur épanouissement - sont la preuve que votre région peut entrer délibérément dans le monde moderne, tout en préservant ce qu'elle est, c'est-à-dire ses traditions, le type de ses habitants, leurs moeurs, leurs attachements au terroir, toutes choses que vous n'êtes pas, j'imagine, prêts à voir disparaître. Et quand vous évoquiez tout-à-l'heure les différentes manifestations qui se déroulent pour célébrer la volaille de Bresse, j'ai connu un temps où la Bresse précisément souffrait beaucoup, où c'était vraiment la terre des ventres jaunes, là, et où il était difficile lorsque l'on était agriculteur de pouvoir espérer élever dignement sa famille. Cela exigait beaucoup d'efforts, beaucoup de peine. Il y avait souvent une grande misère.
- Je me souviens des premiers ouvrages de Raymond Dumay qui est un de vos nouveaux concitoyens, "L'herbe pousse dans la prairie, là tout près de la Saône et du côté de l'Ain", et ses ouvrages étaient très émouvants car ils montraient bien de quelle façon, le paysan - il était fils de paysan - le paysan bressain était privé d'espoir.
- Et puis, cela a changé. Cà a changé pourquoi ? Parce qu'il y a eu des hommes audacieux, des hommes intelligents, un travail considérable et l'utilisation fine de ce qui faisait la valeur originale de ce département. Donc, c'est une bonne nouvelle que vous m'annoncez là, en me disant que dans trois points de votre département vous bâtissiez, vous célébriez des décisions qui ne sont pas si anciennes, mais qui ont ouvert votre département aux grands échanges économiques modernes.
- Il y a beaucoup d'autres raisons de dire que ce département méritait cette accession aux grands échanges. Je ne suis pas venu ici pour cela... d'autant plus que les élus d'ici, de ce département, seraient beaucoup plus qualifiés que moi pour dire ce que moi-même j'ignore. Donc, je m'arrête là, j'ai simplement voulu marquer, je pense que c'est mon rôle, l'attachement que je portais au développement d'un certain nombre de nos régions jusqu'ici oubliées par le progrès - ce qui n'est pas le cas de l'Ain exactement - mais tout de même en retard par -rapport à beaucoup d'autres, faute de disposer des équipements nécessaires. Non pas, vous ne manquez pas de la qualité, mais il manquait des équipements et les équipements aujourd'hui sont à votre portée.
- Je connais le travail de votre municipalité, vous avez bien voulu évoquer les relations d'amitié qui m'unissent depuis déjà très longtemps à notre ami Robin. Vous savez, j'ai eu l'occasion de rencontrer beaucoup d'entre vous que j'aperçois ici à travers les périgrinations de ces dernières années, périgrinations de toutes sortes. Et c'est quand même assez agréable de temps à autre de pouvoir s'arrêter, considérer le travail accompli, le chemin parcouru, retrouver ses amitiés, un bref moment de repos psychologique et moral qui permet de se sentir tout-à-fait bien chez soi avec les pieds bien enracinés dans notre terre nationale.\
Mais, dans le développement que je faisais ce matin, j'exprimais une idée sur laquelle je reviens de semaine en semaine quel qu'en soit le motif, et sur lequel je me permets d'insister pour en saisir vraiment la conscience des Français. C'est la nécessité de l'Europe. C'est bien de développer l'équipement en France, c'est mieux encore de l'ouvrir sur l'extérieur. Aucune nation de cette Europe, que je n'appellerai pas occidentale puisqu'il y a déjà quelques pays de l'Europe orientale qui y participent, enfin, aucun pays de cette Europe communautaire ne pourra se développer vraiment sans les autres. Cette Europe-là représente peut-être 320 millions d'habitants, c'est un pays de vieille culture, là se trouvent les techniques peut-être les plus avancées, là se trouvent les hommes et les femmes capables de les maîtriser. Si nous ne sommes pas capables de donner à cet ensemble, au-delà des accords économiques et structurels, un esprit, une volonté que j'appellerai même une volonté politique, alors, en raison-même de la démographie qui se développe dans les autres parties du monde, que ce soit de l'autre côté de la Méditerranée ou que ce soit en Asie, vous apercevrez le déclin de l'Europe qui entraînera derrière lui le déclin de chacune de ses parties.
- Alors il faut y veiller. Nous devons de plus en plus avoir le sentiment que la Communauté européenne représente notre chance principale. Principale, c'est beaucoup dire, cette chance ne sera exploitée que si nous portons à leur maximum les vertus propres de la France. Car il ne s'agit pas pour autant de disparaître dans un ensemble, il s'agit de s'affirmer dans un ensemble, et par cet ensemble. Et c'est comme cela qu'il faut considérer le devenir de l'Europe. Je suis autant que quiconque ici attaché par toutes mes fibres à nos valeurs nationales et je serais très triste de les voir se confondre peu à peu dans une synthèse qui oublierait les caractères particuliers de chaque peuple composant l'Europe. Mais voilà, il faut quand même savoir ce que l'on veut. Il faut donc des structures, il faut donc des institutions, il faut donc une volonté. J'espère que les Français le comprendront de plus en plus.\
`Suite sur la nécessité de l'Europe`
- On a fait l'Europe agricole, aujourd'hui elle est obligée de réfléchir, de se repenser elle-même, le temps a changé depuis le Traité de Rome £ on a fait quelques formes d'Europe spécifique, abordé une certaine forme d'Europe des transports mais finalement on a été très timide, très timide depuis 30 ans. On aurait dû aller plus vite. Il y a même eu des périodes en France où nos gouvernements ont freiné abusivement le développement de l'Europe. Par une conception retardataire, par un regard trop tourné vers le passé, pas assez vers l'avenir. Alors on a lancé quelques idées, au cours du septennat précédent, de bonnes choses ont été faites puisque développer le Parlement européen, créer un système monétaire, instituer le Conseil européen, le Conseil des chefs d'Etat et de gouvernement, sont d'excellentes choses. Et maintenant, depuis quelques années, depuis 81 `1981`, on a continué, on a fait l'Europe bleue, l'Europe de la mer. On a fait l'Europe élargie, je le disais tout-à-l'heure, l'Espagne et le Portugal. On a fait Eurêka, c'est-à-dire l'Europe technologique, et là cela doit être précisé car l'Europe d'Eurêka dépasse et de loin les limites de la Communauté puisqu'il rassemble dix-huit pays. Mais à l'intérieur de ces dix-huit pays, les Douze, autour du projet déposé par Jacques Delors, président de la Commission des Douze, s'organisent sur un programme-cadre technologique. Comment voulez-vous accepter qu'en l'espace de peu de temps, peut-être en cinq ans, l'ensemble de nos techniques, de nos industries, peut-être aussi de nos moyens culturels, soit dominé comme il risque de l'être totalement par les technologies plus avancées que les nôtres par manque de cohérence chez nous, uniquement par capacité intellectuelle venant du Japon, des Etats-Unis d'Amérique ou ailleurs.
- Alors, je voudrais vraiment vous appeler à développer au maximum les chances de votre région, rattrapant, dans le -cadre de notre patrie, les chances de l'Europe. Là c'est toute une conception, c'est une conception globale, on ne peut pas séparer l'un de l'autre. Il faut, comme le disaient les chinois de Mao Tsé Toung, il faut marcher sur ses deux jambes. Bon, là, il ne faut pas oublier la dimension européenne, lorsque l'on pense à la dimension régionale. En réalité on marche autour d'un axe, et l'axe, cela reste bien entendu la France. Je souhaite, mesdames et messieurs, qu'au cours de cette réunion sympathique, à Bourg-en-Bresse, dans cet hôtel de ville, où je suis très heureux d'être reçu, auprès de M. le maire que je suis également très heureux de retrouver, je souhaite que l'on prenne conscience de cela. Après tout, c'est mon rôle que de le dire.\
Beaucoup d'autres pouvoirs sont occupés par la vie quotidienne, bien qu'elle ne me soit pas du tout indifférente et que je la suive d'assez près, mais enfin, la charge de tous les actes de pouvoir, à ce point de vue-là, un certain équilibre des institutions se dessine qu'il faudra poursuivre au travers des années futures.
- Mais mon rôle est de montrer aux Français que leur cohésion, dont je rappelais à l'instant à quelques journalistes qui m'interrogeaient, qu'il ne pouvait pas y avoir de cohésion nationale sans cohésion sociale, que les termes étaient liés, que l'on devait prendre garde, tout autant, à préserver l'une que l'autre, puisqu'au fond, c'est la même chose, les grandes idées.\
`Suite sur la nécessité de l'Europe`
- L'Europe par tous les moyens dont nous disposons, la culture, la technologie, l'économie, la politique, un jour quand les choses auront changé - mais elles changent - on parlera de sécurité commune, on commence à en parler, on a bien raison, on trouvera les ondes du temps qui passera et de l'éloignement où l'Europe se trouvera des conséquences directes de la guerre de 1939 - 45, de la deuxième guerre mondiale. Un concept de défense commune, dès lors on pourra aller hardiment vers le siècle prochain et savoir que la France inspiratrice des plus grands projets du temps qui vient affirmera mieux encore sa présence, dans un -cadre que j'ai situé et qui est celui de l'Europe.
- Nous avons commencé la matinée et en même temps mon discours avec la région, plutôt avec le département, mais le département vu dans ses liaisons avec l'extérieur et les autres départements et puis en direction de la Suisse, en direction de l'Italie et l'on pouvait facilement observer que par l'ensemble du tissu qui aujourd'hui représente celui des communications en France, c'est l'Europe du Nord, qui rejoint l'Europe de la pointe méridionale, c'est l'Est et l'Ouest qui se rejoignent.
- Eh bien, au travers de cette oeuvre remarquable accomplie par nos techniciens dans votre département, du -concours apporté par les collectivités locales, la compréhension qu'ont eu spécialement les habitants de l'Ain, les Burgiens, les Burgiennes, je sais à quel point vous y avez participé, je me souviens de la difficulté dans laquelle je me trouvais lors de ma première visite, parce que l'on ne me parlait que de la route là, que des camions qui passaient sous vos fenêtres. Et ce sont des problèmes humbles peut-être, mais qui gâchent la vie. On a déjà je le crois pris un petit peu de champ par -rapport aux inconvénients et aux pollutions de la vie moderne. Mais il faut continuer. Il faut que peu à peu l'homme se rende maître, maître des pouvoirs dont il peut disposer sans jamais détruire la nature mais pour la servir puisque la nature c'est l'humain.\
Voilà, mesdames et messieurs, monsieur le maire, je vous remercie de vos propos si aimables, d'avoir l'occasion comme cela au passage de m'adresser aux Français, de leur dire à quel point je me sens à l'unisson avec eux, à quel point je me soucie de leur éviter autant qu'il est possible des crises inutiles, je ne confonds pas le mouvement et les crises, il faut toujours qu'un pays soit en mouvement, ne pas s'effrayer lorsque le mouvement provoque des difficultés mais il faut que ce mouvement aille toujours de l'avant et si possible, et c'est toujours possible quand on le veut, il faut ménager les transitions de telle sorte que les Français se sentent en harmonie avec la France, qu'elle ne soit pas déchirée inutilement. Notre démocratie est faite pour le débat et pour la dialectique, pour les oppositions, c'est parfaitement normal, c'est notre grandeur, encore faut-il savoir autant qu'il est possible et en toute circonstance grave préserver l'essentiel £ l'essentiel, eh bien c'est que les Français sont faits pour vivre ensemble. Voilà mon travail, en tout cas je m'efforce de l'accomplir du mieux possible, ce n'est pas toujours très aisé, sans vous faire de confidence, vous pouvez le deviner, mais je crois que chacun le comprend et je me réjouis de me trouver parmi vous. En ce jour, il y a en dehors de cette salle beaucoup de gens qui n'ont pas craint d'affronter la pluie, qui se trouvent à l'extérieur, je les salue et au-delà d'eux-mêmes, je salue leurs familles et tout le petit peuple du département de l'Ain qui m'a toujours réservé un accueil amical.
- Merci.\