9 décembre 1986 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, lors de l'émission "Découvertes" sur Europe 1, notamment sur le mouvement de contestation des étudiants, le rôle du Président de la République dans le fonctionnement de la cohabitation, ainsi que sur les otages du Liban, Paris, Palais de l'Élysée, mardi 9 décembre 1986.

M. ELKABBACH.- Merci de tenir la promesse que vous m'avez faite l'année dernière, jour pour jour, et au même endroit dans cette bibliothèque de l'Elysée. Nous serons ensemble entre 18h00 et 20h00, avec les deux journaux de Edmond Zuchelli et Sylvain Attal, seuls dans cette bibliothèque, tout seuls. Au départ il ne s'agissait pas d'un entretien de circonstance ou d'actualité, mais de voir comment le Président de la République a vécu la situation issue du 16 mars 1986, inédite et historique pour lui et pour les Français.
- Entre le 9 décembre 1985, l'an dernier, et aujourd'hui, vous avez l'expérience unique pour un Président sous la Vème République, monsieur Mitterrand, d'avoir tout le pouvoir, jusqu'en mars dernier, et c'est ensuite l'expérience de la relève de votre majorité parlementaire battue par une nouvelle déterminée à conduire une politique différente de la vôtre.
- Cela fait neuf mois de cohabitation, secouée par deux graves crises, vécues, sans doute, avec intensité et émotion par les Français : le terrorisme et la protestation de la jeunesse.
- Est-ce qu'il y aura pour vous, monsieur Mitterrand, un avant et un après décembre 1986 ?
- LE PRESIDENT.- Il y a un "avant le 16 mars" et un "après le 16 mars". Le problème qui est posé est d'abord celui de la majorité parlementaire élue par notre peuple, par le suffrage universel, quelques années après que le même suffrage universel ait élu un Président de la République sur des options différentes. Le problème est posé £ il durera au-delà du mois de décembre 1986.
- L'évolution interne de la situation due aux événements qui se sont déroulés - notamment les événements de ces derniers jours - conduit naturellement à penser que la façon d'aborder les problèmes peut changer £ j'ai presque envie de dire doit changer.
- M. ELKABBACH.- Le gouvernement vient d'annoncer la pause, vient d'annoncer qu'il allait changer de rythme £ qu'en pensez-vous ?
- LE PRESIDENT.- Je pense qu'il a raison. L'acte de sagesse qui a consisté à retirer le projet de loi sur les universités doit être suivi d'un comportement conforme à cette attitude. Mieux vaut apaiser les passions, afin de faciliter le retour à la cohésion nationale que j'appelais de tous mes voeux.
- M. ELKABBACH.- Nous avons beaucoup de choses à nous dire, monsieur François Mitterrand £ j'ai beaucoup de questions. Mais on dit souvent la cohabitation c'est le mensonge, la cohabitation c'est le non-dit.
- LE PRESIDENT.- Non. Je ne sais pas du tout qui dit cela. Je pense que c'est injuste. J'ai coutume de m'exprimer selon ma pensée et je le ferai, ce soir, comme je le ferai en toutes circonstances. Simplement, il faut bien se pénétrer de cette réalité : le 16 mars, j'ai tenu compte de la volonté populaire £ j'ai presque envie de dire - mais je ne voudrais pas que mes propos soient interprêtés d'une façon abusive - s'il y avait une autre fois, j'agirais de même. Quel est mon devoir ? Tenir compte du sentiment et de la volonté des Français. Mais moi, je ne dois pas me perdre dans des débats inutiles. J'assure la permanence de l'Etat. J'applique la Constitution que se sont donné les Français. Je ne dois rien laisser passer de ce qui peut atteindre à l'essentiel dans ma conception de la démocratie. Voilà, c'est simple à dire £ c'est plus difficile à faire, bien entendu.\
M. ELKABBACH.- Alors, voyons tout de suite l'actualité. Il y aura de nombreuses questions sur les différents temps, les événements forts que vous avez vécus, que les Français ont vécus. Le Premier ministre, votre Premier ministre, M. Jacques Chirac, a donc retiré hier le projet Devaquet £ et aujourd'hui, il vient de décider ce que mes confrères appelle déjà une pause, avec un "changement de rythme", selon M. Rossinot qui est un des ministres de M. Chirac. Est-ce que vous pensez qu'il a su repartir vite d'une défaite ? Il a su reprendre l'initiative ?
- LE PRESIDENT.- Dispensez-moi de ce genre d'appréciation. Je pense simplement que le Premier ministre a raison d'adopter ce nouveau rythme.
- M. ELKABBACH.- Est-ce que cela veut dire que l'idéologie, cela ne marche pas en France ? Les socialistes en 82/83 `1982 - 1983` avaient été obligés de marquer une pause après neuf mois de gouvernement ? Les libéraux le font ?
- LE PRESIDENT.- Ne disons pas idéologie. Il faut avoir quand même des idées, autant que possible cohérentes.. Sans quoi, comment voulez-vous concevoir la politique pour un pays ? Mais il ne faut pas d'esprit de système. Et l'esprit de système, c'est, il faut le reconnaître, la tendance assez naturelle de beaucoup de nos concitoyens. L'esprit de système qui se termine très vite en esprit d'intolérance, n'est pas acceptable.
- M. ELKABBACH.- Vous-même en 1982, si je me souviens bien, vous aviez dit "le programme socialiste ce n'est pas la bible" ?
- LE PRESIDENT.- Je crois dans les idées que je défends. Et je ne me sépare pas de celles que j'ai proposées moi-même au pays. Mais je me méfie de cet aspect systématique qui veut - comment dirais-je - "mettre en conserve la vie", la vie-même d'un pays. Cela ne peut pas être réduit à des recettes de cuisine.
- M. ELKABBACH.- Mais vous l'avez appris, vous aussi, depuis 1981 ?
- LE PRESIDENT.- J'ai, en effet, appris beaucoup de choses, utiles à mon expérience. Elles ne me font pas changer d'idées, mais peut-être, parfois, de méthode.\
M. ELKABBACH.- Monsieur le Président, généralement en conseil des ministres, vous ne laissez rien passer. Or, cette fois pourquoi n'avez-vous pas émis de réserves sur le projet Devaquet ?
- LE PRESIDENT.- Il n'est pas exact de dire que j'interviens publiquement sur chaque projet de loi. Depuis un mois et demi, je le fais assez souvent, c'est vrai, parce qu'il y a eu un train précipité de réformes de toutes sortes qui m'ont contraint, puisque je ne les approuvais pas, de m'exprimer. Mais il y a d'autres projets de loi sur lesquels j'émets des réserves et à propos desquels je ne dis rien en Conseil des ministres ou bien sur lesquels mes collaborateurs ne procèdent à aucune déclaration. Simplement, par -rapport à ce projet-là, j'ai demandé des explications.
- M. ELKABBACH.- Quand ?
- LE PRESIDENT.- Au mois de juillet, au moment où le projet de loi nous a été remis. Car le Président de la République, on lui soumet avant le Conseil des ministres le projet qui sera débattu. Ces explications tendaient tout simplement à savoir ce qu'il en était de ce que l'on appelle la sélection, les diplômes nationaux, les droits d'inscription, l'organisation de l'université. C'était d'autant plus légitime dans mon esprit que j'étais, en somme, le co-auteur, comme Président de la République, de la loi précédente, celle précisément que l'on réformait. Il m'a été indiqué que la concertation continuait sur ce sujet £ et je n'avais pas de raison d'intervenir avant que le débat soit clos.\
`Suite sur le retrait du projet Devaquet sur l'enseignement supérieur`
- M. ELKABBACH.- Alors Matignon a démenti que le mercredi 3 décembre, c'est-à-dire avant la manifestation du 4, vous en aviez parlé au Premier ministre. Alors, à quel moment vous avez jugé le projet inopportun, inutile ? Est-ce que c'est le 3, est-ce que c'est à Londres, le 5, la nuit du 6 à l'Elysée, lorsque vous aviez invité le Premier ministre ? Et vous l'avez dit, ce n'est pas une querelle subalterne me semble-t-il, parce que c'est pour les Français une manière de montrer comment fonctionne l'exécutif dans cette phase de cohabitation ?
- LE PRESIDENT.- D'abord, je ne sais pas ce que cela veut dire, Matignon ? Ensuite, par -rapport à la question précise que vous me posez, il y a ce que je pense, ce que je dis, ce que tout le monde sait sur le fond. Je m'étais exprimé au début novembre dans le journal hebdomadaire "Le Point", pour dire que ce n'était pas parce que je ne protestais pas que j'approuvais, et que je ne me reconnais que la paternité des actes dont je prends l'initiative ou bien que j'approuve d'une façon claire.
- Mais, je reviens à un autre rendez-vous avec l'opinion publique, c'était celui d'Auxerre, peut-être s'en souvient-on.
- M. ELKABBACH.- Si vous voulez on va réécouter la phrase, parce que je voulais vous posez une question sur Auxerre et sur les manifestations. Ce que vous disiez à Auxerre, justement à quelques journalistes.
- (CITATIONS DE LA PHRASE).
- LE PRESIDENT.- Je suppose que le gouvernement et le Premier ministre ont eu connaissance de cette déclaration. D'ailleurs, elle a été le prétexte à quelques polémiques auxquelles je n'ai pas participé. Disons que ...
- M. ELKABBACH.- J'y reviendrai...
- LE PRESIDENT.- Alors je n'insiste pas.
- Pour le reste, je vais simplement vous posez une question. Comment, au cours de nos multiples rencontres de cette semaine, le mercredi matin, avant le conseil des ministres, et par le hasard du calendrier, Londres, le sommet européen deux jours de suite, le samedi soir pendant le rendez-vous que j'ai demandé au Premier ministre - il est venu me voir à mon bureau - n'aurions-nous rien dit ? Comment n'aurais-je pas rappelé que dans une situation de ce type - encore qu'il n'y ait eu en 1984, ni mort, ni blessé, ni provocation, ni casseur - j'avais jugé sage de retirer un projet de loi qui rencontrait une vaste opposition ? Comment n'aurais-je pas suggéré, comment n'aurais-je pas recommandé, conseillé et finalement - peu importe le verbe - demandé, puisque le gouvernement dans le courant de la semaine avait déjà retiré j'allais dire l'essentiel des revendications des étudiants et lycéens, la sélection, l'inscription dans les universités, les diplômes nationaux ou locaux. A partir du moment où la loi tombait en morceaux, pourquoi en garder un ?
- M. ELKABBACH.- Il n'y avait pas tous les morceaux qui étaient encore tombés ?
- LE PRESIDENT.- Pourquoi en garder un ? Samedi dernier il n'en restait qu'un, celui de l'organisation des universités £ les autres avaient disparu. Et cela était déjà de trop ! J'en ai naturellement fait la remarque. Mais comme je n'ai pas coutume de rendre compte des conversations que j'ai avec le Premier ministre, - c'est bien normal, et vous le comprendrez -, j'arrête là mon explication. Qui peut imaginer que j'aurais été l'un des rares Français à ne pas souhaiter, et, dans mon cas donc, demander le retrait du projet de loi ?\
M. ELKABBACH.- Mais alors, sans demander de confidences, monsieur le Président, s'il y a des maladresses ou des erreurs qui sont prévisibles ou que vous êtes, d'après vous, sensé avoir remarqué, le Président de la République en 1986 observe, parle, ne peut rien empêcher £ c'est le témoin impuissant d'une révolte qui est en train de s'amplifier ? Et puis, des gens peuvent se demander si la cohabitation, finalement, ce n'est pas la politique du pire ?
- LE PRESIDENT.- Non, cela dépend des sujets. Je l'ai souvent dit à l'opinion publique. Il existe une Constitution. Cette Constitution, dans son article 20, laisse au gouvernement de larges pouvoirs, accorde au gouvernement de larges pouvoirs, puisqu'il détermine et conduit la politique de la nation. Mais cela, bien entendu, sous couvert des articles qui précèdent, notamment l'article 5, et qui définissent les compétences du Président de la République. Et ces compétences touchent, je l'ai dit pour commencer, à la permanence ou à la continuité de l'Etat, à la défense de la République. Il a également une vaste compétence sur le -plan du droit des personnes, du droit des citoyens, de la politique étrangère, de la défense. Mais qui fait la loi ? Celui qui fait la loi, en politique intérieure, économique, sociale, des faits de sociétés, c'est le Parlement. Et la relation qui préside à l'édification de la loi - projet, initiative, élaboration, vote - c'est une relation entre le gouvernement et le parlement. Le Président de la République n'a pas cette initiative. Il lui reste donc, dans le domaine de la politique intérieure, tel que je viens de le définir, à faire connaître - lorsqu'il le juge nécessaire - son jugement ou à mettre en garde l'opinion contre ce qu'il penserait dangereux pour ce que j'ai appelé la cohésion nationale.
- M. ELKABBACH.- A ce moment-là le Président de la République, il est un peu arbitre. Est-ce qu'il siffle des fautes ? Par exemple, dans cette affaire, est-ce qu'il y a eu des fautes ? De qui ? A quel moment ? Est-ce que c'est une protestation de la jeunesse, peut-être manipulée ? Est-ce que c'est le résultat d'une politique ou d'une manière de gouverner ? Qu'est-ce que c'est ?
- LE PRESIDENT.- Là, vous me posez deux questions à la fois. Une question de principe institutionnel : quelle est l'exacte fonction du Président de la République ? C'est une fonction qui présente divers aspects. C'est une fonction d'autorité dans les domaines que je viens d'évoquer.\
`Suite sur la "fonction d'autorité" du Président de la République`
- M. ELKABBACH.- Même après le 16 mars `élections législatives 1986` ?
- LE PRESIDENT.- Bien entendu, dans les domaines que je viens d'indiquer, la Constitution n'a pas changé. On m'avait dit - je crois l'avoir lu quelque part, entendu assez souvent - le Président de la République, moi en l'occasion, devra, s'il y a un changement de majorité, se soumettre ou se démettre : référence historique bien connue. Je ne me suis pas soumis et je ne me suis pas démis. J'ai continué d'exercer ma fonction selon l'idée que j'en ai et dans l'intérêt du pays. Alors, si vous me posez une question de caractère institutionnel, quel est le rôle exact du Président de la République ? Vous dites, est-ce un arbitre ? Oui, c'est un arbitre dans de nombreux domaines. On dira pour être plus juste, que c'est un peu un juge - arbitre, c'est-à-dire qu'il lui appartient de temps à autres de siffler, quand ce ne serait que la fin de la partie.
- M. ELKABBACH.- Oui, mais est-ce qu'on peut imaginer un Président de la République socialiste impartial, arbitre, alors que ce sont des joueurs de droite qui jouent la partie ?
- LE PRESIDENT.- Je demande simplement qu'on fasse confiance dans le sens que j'ai de l'Etat et de l'intérêt national. Je ne fais pas passer mes convictions personnelles avant ce que je crois être mon devoir national £ et si mes convictions personnelles devaient être exagérément froissées, il m'appartiendrait d'en tirer les conclusions.
- M. ELKABBACH.- Jusqu'à présent, cela n'a pas été le cas ?
- LE PRESIDENT.- Il y a beaucoup de choses - je dis tout cela pour répéter des choses que chacun sait - où je ne suis pas en accord avec des mesures prises par l'actuel gouvernement qui réforme des mesures que j'ai souhaité prendre dans la situation ou dans la phase précédente. Mais, pour ce qui touche aux grands intérêts de la France dont j'ai la charge, alors là je dis que, pour l'essentiel, la ligne a été suivie.\
M. ELKABBACH.- Pour être un arbitre si vous le permettez, monsieur le Président de la République, il faut noter les fautes des deux camps. Par exemple, quand il y a une effervescence, une tension, une passion dans toute l'opinion publique, est-ce que c'est bien...
- LE PRESIDENT.- Par exemple ?
- M. ELKABBACH.-... récemment, avec la révolte des étudiants, est-ce que c'est normal que tel ou tel ancien ministre, M. Lang par exemple, réclame la démission du Premier ministre ? Est-ce que vous le sifflez à ce moment-là ?
- LE PRESIDENT.- Monsieur Elkabbach, vous mélangez les rôles. Je ne suis pas à la tête d'un parti politique, je ne suis pas "partie prenante" dans le débat quotidien que se livrent entre eux - et c'est tout à fait légitime, c'est la République, c'est la démocratie - les formations politiques : je ne suis pas arbitre dans ce domaine-là. Je dois simplement intervenir lorsque je sens qu'il y a danger. Danger pour l'unité du pays, ou danger pour l'intérêt général. A partir de là, j'interviens et, croyez-moi, dans cette crise de ces huit derniers jours, certaines décisions n'auraient pas été prises si l'on n'avait pas eu conscience que sans doute l'opinion, sans doute les étudiants, sans doute les lycéens, sans doute beaucoup de professeurs, sans doute les parents d'élèves mais aussi le Président de la République...
- M. ELKABBACH.- Vous voulez dire qu'à ce moment-là l'institution présidentielle a fonctionné comme une sorte de recours ou de protection ou de garantie ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que les décisions prises hier ont été prises à temps...
- M. ELKABBACH.- Alors vous avez fait allusion, tout-à-l'heure, monsieur Mitterrand, à ce que vous disiez ou vous aviez dit à Auxerre...
- LE PRESIDENT.- ... Un peu tard, mais encore à temps.
- M. Elkabbach.= Pourquoi un peu tard ? On le sait, on l'a compris mais pourquoi ?
- LE PRESIDENT.- Mais puisque vous avez compris, pourquoi le répéter ?\
M. ELKABBACH.- Alors à Auxerre, vous avez fait allusion à cette phrase : "Comment voulez-vous que je me sente déphasé avec ce que veulent exprimer ceux qui vont manifester ?" Pour un peu...
- LE PRESIDENT.- Est-ce que c'est clair ?
- M. ELKABBACH.- Tout à fait. On avait l'impression que, pour un peu, vous alliez défiler avec eux.
- LE PRESIDENT.- Non. Les questions que vous me posez sont faites pour être difficiles et j'y ai consenti puisque je suis là avec vous.
- M. ELKABBACH.- Je vous en remercie.
- LE PRESIDENT.- Quoique j'insiste sur un point que vous avez déjà deux fois souligné : cette rencontre de ce soir n'est pas une rencontre de circonstance. Le rendez-vous avait été pris avant que ne commencent les graves difficultés dans l'université.
- M. ELKABBACH.- Alors justement, si vous permettez, au passage, s'il n'y avait pas eu ce rendez-vous prévu depuis un an, est-ce que vous seriez intervenu ? Et à quel moment seriez-vous intervenu ? Est-ce que vous avez la liberté de parler quand vous voulez, et dans des circonstances comme celles-là, est-ce que vous l'auriez fait ?
- LE PRESIDENT.- Vous ne m'avez jamais refusé vos antennes quand je le souhaitais, pas davantage les postes de télévision ou de radio. Non, je ne suis pas en peine de déclaration : de la même façon, la presse écrite m'a toujours ouvert ses colonnes. Donc, pas de difficultés.
- Le problème est simplement pour moi celui-ci, et vous y étiez, vous le touchiez du doigt, il y a un instant : je suis le premier responsable de la nation. Le gouvernement de la République fonctionne. Ce gouvernement de la République, j'ai eu pour charge de le constituer non pas directement, mais de nommer moi-même le Premier ministre. J'ai nommé un Premier ministre après en avoir informé l'opinion, un Premier ministre représentatif de la nouvelle majorité et il m'a présenté la liste de son gouvernement. Si je conteste, si je discute, si je débats, si mes opinions ne sont pas celles qu'exprime, sur beaucoup de terrains, ce gouvernement, il n'en reste pas moins que je suis le gardien de l'Etat £ et je ne peux pas me réjouir, je ne pourrais pas me réjouir s'il y avait, à quelque moment que ce fût, une sorte d'abaissement de l'autorité du gouvernement de la République. Non, ne me demandez pas d'y contribuer. Et, d'une certaine façon, les choses étant dites franchement, si vous aviez eu l'impression que je pouvais être mêlé aux manifestants, vous vous seriez trompé £ et c'est une des raisons pour lesquelles, pendant tous ces jours, j'ai observé avec, je le crois, une grande patience, pour saisir le moment où il me faudrait dire ce qu'il convenait de faire pour tirer le pays de l'ornière où il se trouvait.\
M. ELKABBACH.- Mais vous savez, monsieur Mitterrand, qu'il y avait une polémique qui était née, je vous avais interrompu en disant "on va en reparler", c'est le moment...
- LE PRESIDENT.- Je vous ai répondu là-dessus ...
- M. ELKABBACH.- Oui, oui, mais on a dit que l'Elysée avait encouragé la révolte des étudiants et des lycéens...
- LE PRESIDENT.- Qui est-ce qui a dit ça ?... Dans la mesure où les étudiants et les lycéens savaient bien que j'étais sur la même longueur d'ondes, dans la mesure aussi où c'était des étudiants remarquablement maîtres d'eux-mêmes, d'une grande sagesse, d'un esprit indiscutablement pacifique et respectueux de la démocratie, à partir de là oui, je me sentais, c'est le mot que j'ai employé à Auxerre, bien en phase £ mais je ne pouvais pas et je ne voulais pas aller au-delà.
- M. ELKABBACH.- Mais est-ce qu'ils ne défilaient pas un peu pour vous tous ceux qui criaient : "Tonton, tiens bon ! Nous reviendrons", si vous permettez que je vous appelle de cette façon ...
- LE PRESIDENT.- Ils ne défilaient pas pour moi, ils défilaient pour la cause au nom de laquelle ils s'étaient rassemblés. Si, bien entendu, ils savaient pouvoir compter sur la compréhension du Président de la République, pourquoi les aurais-je privés de ce qui n'était pas un renfort mais l'affirmation d'une présence et d'une pensée ? Au nom de quoi ?
- M. ELKABBACH.- Alors leur action pouvait déboucher sur une mise en difficulté de votre propre gouvernement ?
- LE PRESIDENT.- Une difficulté de mon propre gouvernement qui n'était pas de mon fait.
- M. ELKABBACH.- Vous voulez dire qu'elle aurait pu être évitée si l'on vous avait écouté ?
- LE PRESIDENT.- Je ne veux pas revenir là-dessus, nous en avons assez dit. D'ailleurs, au fond, le gouvernement a reconnu que les dispositions de la loi n'étaient pas heureuses ou, en tout cas, qu'elles n'étaient pas opportunes, pour ne pas interpréter abusivement sa pensée. Donc, finalement, nous nous sommes rejoints et il m'a rejoint sur la position qui était la mienne, et j'aurais bien tort de m'en plaindre, car quand un gouvernement, engagé dans une action à laquelle il croit, demande des réformes, il y adhère ...
- M. ELKABBACH.- Il a été élu pour ça, avec la majorité ...
- LE PRESIDENT.- Il pense, en tout cas, qu'il a été élu pour ça, même si l'opinion n'avait pas exactement prévu que, sur les universités, telle et telle disposition serait demandée et finalement tel ou tel incident éclaterait, incident qui a pris l'allure d'un moment dangereux pour le calme public. Mais, en fait, ce gouvernement agit selon sa conviction, selon sa conscience, et moi je ne peux pas considérer que l'on m'offense quand on défend sa conviction. Seulement nous n'avons pas les mêmes.\
M. ELKABBACH.- Alors je continue, à propos des événements, on va voir tout ce qui s'est passé et, en même temps tout-à-l'heure, si vous permettez, les conséquences pour l'avenir des jeunes, l'université, etc... sans trop nous attarder et, en même temps, les conséquences politiques.
- Samedi soir, vous avez dit ou fait dire : "Je condamne - et le pays avec moi - quiconque usera de la violence". Est-ce que ça veut dire, monsieur Mitterrand, que vous renvoyez dos-à-dos la violence de l'Etat, la violence des jeunes ?
- LE PRESIDENT.- Mais il n'y a pas eu de violence des jeunes. Cela devient clair. Il n'y a pas eu de violence des jeunes. Je dirai même que les jeunes ont fait preuve d'une étonnante maturité. Cela leur était difficile : vous savez, dès que l'on est dix mille, cinquante mille, cent mille, cinq cent mille ...
- M. ELKABBACH.- Mais les policiers blessés aussi ?
- LE PRESIDENT.- Bien entendu, il peut y avoir des actes individuels tout à fait répréhensibles. Mais je crois que l'on doit distinguer, parce que c'est clair dans mon esprit - la représentation imagée le démontre - entre les jeunes étudiants et lycéens, d'un côté, et ce qu'on appelle "les casseurs", de l'autre, c'est-à-dire les éternels agents du trouble, de la violence, de la brutalité, ceux pour lesquels le seul objectif à atteindre, c'est de détruire. Il faut distinguer et moi, personnellement, de l'endroit où j'étais - mais enfin je suis, comme vous, téléspectateur et je suis auditeur de radio, j'écoute et je regarde - j'ai constaté, pour les en remercier, la sagesse profonde d'étudiants, de lycéens qui se battaient pour une cause qui leur paraissait juste et qui est juste. Car, après tout, qu'y a-t-il de plus important, nous en parlerons sans doute tout-à-l'heure, que de donner à la jeunesse les moyens de son avenir et que de donner à cet avenir un sens qui dépasse l'instant ? Ce que je veux simplement répéter ici, c'est que ces jeunes gens n'ont pas été violents et même leur thèse - on sent bien qu'elle vient du fond du coeur - c'est : pas de violence. D'où leur révolte contre ce qu'ils ont cru apercevoir comme une violence, en face.
- M. ELKABBACH.- Alors justement, à votre avis, est-ce que les policiers ont fait leur travail, rien que leur travail, tout leur travail ? Ou certains sont-ils allés trop loin et s'ils l'ont fait est-ce que c'était un ordre ?
- LE PRESIDENT.- Non, non, les policiers ont un métier très difficile. Ils se sont trouvés aussi affrontés pendant les premières journées - je ne parle pas du samedi soir - à des mouvements considérables, à la fois fortement rassemblés et dilués dans Paris £ grande aussi était la fatigue, grande la tension nerveuse £ ce sont des gens qui, pour la plupart, connaissent leur devoir et le respectent. Mais enfin, j'ai entendu les déclarations de M. Deleplace, le secrétaire général du syndicat en question `FASP`, et j'ai entendu beaucoup d'autres observations, et il est tout-à-fait probable que certains ont cédé à leurs nerfs. Quant à samedi soir, indiscutablement, ce n'étaient plus les étudiants et les lycéens qui étaient en cause, c'étaient les violents, les amateurs de troubles et d'émeutes. De ce point de vue, c'est tout à fait différent £ je pense que la distinction n'a peut-être pas été assez faite, parce que la mort du jeune Malik vient tragiquement illustrer l'incompréhension mutuelle.\
M. ELKABBACH.- Vous êtes allé voir, justement, avec Elie Wiesel, la famille du jeune Malik assassiné, M. Pasqua, lui, a vu les policiers blessés... On se demande si c'est pas un calcul, un partage qui est, si vous le permettez, assez sinistre ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas comme cela que les choses se posent. J'ai déjà entendu l'une de vos consoeurs développer la même thèse ce matin sur Europe I. J'ai été peiné de ce que j'ai entendu. J'ai en effet visité la famille de Malik, mort dans les conditions que vous savez. C'est une famille algérienne, qui habite à Meudon-la-forêt. Ils sont ou ils étaient huit frères et soeurs. De cette visite qu'ai-je rapporté comme impression ? C'est une noble famille. J'ai rarement vu spectacle aussi remarquable d'unité familiale, d'amour mutuel, de droiture et de respect du pays dans lequel ils se trouvent, ne voulant rien ajouter au trouble des esprits. Je l'ai visitée. Pour quelle raison ai-je été le seul représentant des pouvoirs publics à faire cette visite que tout imposait ? Je n'ai pas à répondre à cette question. Mais, dans le même moment, j'ai écrit aux étudiants, aux trois étudiants grièvement blessés £ et j'ai envoyé mon directeur de cabinet `Jean-Claude Colliard` visiter les policiers blessés. Je ne suis pas allé voir moi-même les blessés de ce samedi soir. Il n'a donc pas de différence. Si j'avais appris la mort d'un policier mort en service commandé, j'aurais eu la même attitude. Quant à M. Pasqua, il est ministre de l'intérieur, il remplit son rôle en allant visiter le personnel atteint dans l'exécution de ses ordres.
- M. ELKABBACH.- Mais là où vous êtes, monsieur le Président de la République ?
- LE PRESIDENT.- On ne peut pas dire qu'il y a eu partage des rôles, qui serait choquant et désastreux, j'ai visité la famille du jeune étudiant mort...
- M. ELKABBACH.- ... et beaucoup de gens...
- LE PRESIDENT.- J'ai adressé un message aux personnes qui ont été grièvement blessées, et j'ai fait porter mes voeux de rétablissement par mon directeur de cabinet aux policiers blessés.
- M. ELKABBACH.- Oui, mais enfin cela semble ...
- LE PRESIDENT.- Non, non, non... !
- M. ELKABBACH.- ... dérisoire parfois ou tragique, est-ce que là où vous êtes, quand vous faites un geste comme ça ...
- LE PRESIDENT.- ... je ne permets pas que l'on dise cela. Je vous demande simplement, monsieur Elkabbach, devais-je ne pas aller visiter la famille de Malik ? C'est à vous de me répondre.
- M. ELKABBACH.- Moi, je pense que oui, je pense que M. Chirac aurait dû ou aurait pu. Mais vous rendez-vous compte que, là où vous êtes, chaque fois que vous faites un acte de cette -nature, vous prenez partie pour beaucoup de gens ?
- LE PRESIDENT.- C'est un acte de solidarité à l'égard d'une famille en grand deuil, c'est un acte de solidarité à l'égard de braves gens qui travaillent en France, c'est un acte de solidarité à l'égard d'un jeune homme qui, lui, était français.\
M. ELKABBACH.- Monsieur Mitterrand, est-ce que vous avez eu l'impression dimanche que la République ou les institutions, la République, la démocratie française étaient menacées ?
- LE PRESIDENT.- Dimanche la continuation des événements, des confrontations aurait menacé la République. Nous n'en étions pas là.
- M. ELKABBACH.- Alors est-ce que M. Pasqua avait raison lorsqu'il disait ceci : (citation de M. Pasqua, ` au 10ème anniversaire du RPR le 7 décembre 1986`)
- M. ELKABBACH.- M. Pasqua parlait devant des militants RPR £ mais est-ce qu'il ne traduisait pas d'une certaine façon ce que pensaient beaucoup de gens ?
- LE PRESIDENT.- J'allais faire cette première observation. Il s'agit d'un congrès politique où l'on élève facilement le ton. Mais je ne pense pas que la jeunesse française, celle des étudiants et des lycéens, se soit véritablement reconnue dans cette description que je viens d'entendre. Enfin, dernière observation, aucun parti politique - fût-il de la majorité - ne peut s'arroger les pouvoirs de la République.\
M. ELKABBACH.- Monsieur Mitterrand, demain les étudiants vont manifester une nouvelle fois. Leur slogan, je l'ai vu tout à l'heure avec mes confrères d'Europe 1 : "Plus jamais ça". Comment vous interprétez le "ça".
- LE PRESIDENT.- La violence, l'incompréhension de la violence. C'est un beau slogan.
- M. ELKABBACH.- Et votre phrase d'Auxerre ? Elle pourrait servir aussi ce soir ?
- LE PRESIDENT.- Je souhaite en tout cas que la manifestation de demain corresponde à cette volonté "plus jamais ça", donc plus jamais de violence entre Français. Affirmons notre vie dans la normalité démocratique, manifestons puisque cela est autorisé, montrons-nous, faisons-nous entendre, prouvons ce que nous sommes, mais ne nous dressons ni les uns contre les autres, ni les Français contre l'Etat. Jamais ça. Ils ont raison.\
M. ELKABBACH.- Quelles sont les conséquences de cette crise sur vos relations avec M. Jacques Chirac, le gouvernement, les institutions, la politique et sur l'avenir des jeunes. Entre vous deux, Jacques Chirac et vous, est-ce que cela peut être comme avant ?
- LE PRESIDENT.- J'aurais voulu, monsieur Elkabbach - si vous permettez que j'intervienne sur l'organisation de vos questions - j'aurais préféré que nous assurions le relai, après cette brève interruption, avec les étudiants. Nous y reviendrons peut-être un peu tard, après avoir parlé politique £ or on ne peut pas traiter de ce sujet - c'est-à-dire les manifestations, une sorte de révolte des étudiants et des lycéens et souvent de leur famille - sans étudier plus au fond les raisons de cette action.
- M. ELKABBACH.- La crise de l'éducation monsieur le Président, c'est l'échec de la Vème République. Souvent on l'a dit, y compris entre 1981 et 1986.
- LE PRESIDENT.- Non, non. Pourquoi dites-vous cela ? Il y a eu la crise autour de l'enseignement privé, c'est-à-dire autour de la notion qui est la nôtre de l'enseignement public qui comporte son pluralisme en lui-même. Non, cela n'a rien à voir avec les progrès tout à fait remarquables accomplis dans l'organisation de l'école et de l'université même si rien ne s'arrête à aucun moment, si l'on doit constamment adapter les lois, les dispositions publiques à l'évolution des faits.
- Ce que je veux dire simplement, c'est qu'il y a d'abord eu une sorte de "théorie des malentendus" : c'est le mot qui a été le plus souvent employé au début de la crise. Alors, à partir du moment où il y avait malentendu, il fallait être clair. Et le malentendu a été levé depuis la décision du Premier ministre de retirer la loi. Très bien. J'approuve. Mais sur le fond, il faut bien se rendre compte que la France a beaucoup plus besoin de plus d'étudiants que de moins d'étudiants. La France est à l'heure actuelle beaucoup moins équipée en nombre d'étudiants qualifiés que les pays concurrents comme l'Allemagne, le Japon, les Etats-Unis d'Amérique et quelques autres. Donc nous avons besoin de plus d'étudiants. Il faut ouvrir les portes. Or le dénouement actuel de la crise des étudiants et des lycéens ne doit quand même pas nous faire oublier les causes qui nous ont mené à cette exaspération et à cette attitude massive de protestations et d'interrogations. Et je voudrais bien qu'on parle un petit peu de ces causes.\
M. ELKABBACH.- Il y a ou on veut qu'il y ait 85 % de bâcheliers, il n'y a pas assez d'universités pour les accueillir, vous le dites, hiers des grands professeurs comme René Raimond, Alain Touraine le disaient dans l'émission Découvertes, mais est-ce qu'on ne triche pas en laissant entendre à chaque bachelier qu'il peut devenir un major de Polytechnique ?
- LE PRESIDENT.- Mais non, on ne le laisse pas entendre. Enfin, ceux qui le feraient seraient des inconscients. Ce que je veux dire c'est que la République a dû faire face à l'afflux massif des enfants du primaire à la fin de l'autre siècle et pendant toute la durée de la IIIème République £ elle a dû faire face à l'afflux des élèves du secondaire au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Ce sont des périodes de grandes difficultés. Ensuite, on s'est intéressé davantage à l'afflux des enfants, - la pré-éducation et la pré-instruction - c'est-à-dire à la maternelle, à tout ce quii précède le primaire. Et en même temps il a fallu déboucher sur l'enseignement supérieur. Tout cela n'est pas facile à faire, d'où les adapatations indispensables. Moi, je ne suis pas choqué quand on veut améliorer £ au contraire je suis très content. Et cette amélioration peut-être faite aussi bien aujourd'hui qu'elle a été commencée hier et avant-hier. Alors interrogeons-nous, - on ne va pas le faire maintenant - mai que les responsables s'interrogent sur les causes d'un malaise profond qui fait que l'université ne paraît pas assez ouverte et qu'elle ne débouche pas assez sur un métier.
- Je m'étais interrogé moi-même. Vous savez très bien que j'ai demandé au Collège de France en 1984, je crois, d'édifier un rapport, qui m'a été remis en 1985, rapport très intéressant et qui n'a pas été assez exploité. Il m'a été remis tardivement en 1985, non pas tardivement parce qu'ils ont fait un beau et rapide travail, mais tardivement puisque je n'ai eu cette idée qu'en 1984. Il faut dire que j'ai eu cette idée là pour la premlière fois depuis François Ier..., alors on peut dire que cette idée ne m'est pas venue immédiatement à l'espirt. Mais le Collège de France avait fait une dizaine de recommandations tout à fait remarquables.
- M. ELKABBACH.- On s'en souvient. On l'avait analysé à l'époque. Il serait intéressant que M. Monory le lise, à moins qu'il l'ait déjà lu.\
LE PRESIDENT.- Ce que vous avez dit tout à l'heure était profondément inexact parce que vous essayez de me pousser plus loin, de me sortir de mes gonds comme ont dit, en prétendant que tous les étudiants de France pourraient aspirer à être premier de Polytechnique. Ce que je puis dire c'est que tout enfant de France doit pouvoir disposer du moyen d'être premier à Polytechnique s'il en a le moyen lui-même, dans son caractère et son intelligence. Encore la société, elle, doit-elle donner les chances, pas simplement la chance, mais les chances car les chances sont diverses. Et la discussion qui s'est engagée, qui est à l'origine de tous ces troubles, c'est cette notion de sélection. Qu'il y ait une sélection à l'issue des études, on peut le comprendre, d'ailleurs il y a les examens...
- M. ELKABBACH.- Elle existe déjà dans de nombreux cas, les grandes écoles, etc...
- LE PRESIDENT.-... mais qu'elle soit à l'entrée, une fois passé le bac !... Je sais bien que ce n'est pas dit formellement dans la loi, mais il y a eu malentendu : à partir du moment où on laissait chaque université maîtresse des décisions à prendre, les étudiants et les lycéens pouvaient craindre... Alors ce que je veux dire, c'est qu'il ne s'agit pas de dire que tout enfant peutêtre premier de Polytechnique et peut acquérir les plus hautes situations, mais que tout enfant doit avoir une situation par le savoir. Il ne faut pas fermer la porte.
- M. ELKABBACH.- Je ne peux pas discuter avec le Président de la République comme je le ferai peut-être avec le ministre de l'éducation, de droite ou de gauche, avec M. Chevènement ou avec M. Monory. C'est intéressant mais vous voulez dire qu'on ne doit pas ranger dans un tiroir les grands problèmes de l'université, qu'il faut continuer à en débattre même si cette loi est écartée.
- LE PRESIDENT.- Naturellement. Bien entendu, si c'est pour reprendre les choses qui ont valu le désordre actuel, ce serait fâcheux.
- M. ELKABBACH.- Mais personne n'en a envie.\
M. ELKABBACH `suite`.- Alors pour les jeunes et l'éducation, au-delà de tout cela, est-ce qu'il est impossible que la droite et la gauche rangent leurs armes - peut-être suis-je naïf - et offrent à la fois l'argent et la nouvelle morale auxquels les jeunes s'attendent ou auxquels ils ont un droit légitime. Est-ce qu'on ne peut pas faire pour l'éducation ce que l'on fait pour la défense, pour les armements ? Est-ce qu'il ne peut pas y avoir un accord ?
- LE PRESIDENT.- Vous avez tout à fait raison. Il faut rechercher, sur les problèmes de l'éducation, un consentement de même ampleur et de même profondeur que celui que nous avons obtenu sur la défense de la patrie. Cela fait partie au demeurant de la défense de la patrie. C'est pour cela qu'il faut aller au fond des questions, au fond des questions proprement éducatives, sur l'éducation permanente, sur la nécessité d'être en mesure de posséder un métier, d'en changer, sur la valeur du diplôme... Passons là-dessus. Ce n'est pas mince mais ce n'est pas le sujet principal de notre discussion !
- Seulement, il y a derrière tout cela des valeurs, des valeurs qui doivent être simples. Quand M. Chevènement a demandé que l'on reprenne la vieille démarche oubliée de l'éducation civique à l'école, il a bien fait. Je vais paraître tout à fait banal : pour moi des valeurs simples, des valeurs neuves, cela s'appelle la fraternité, cela s'appelle la solidarité £ et cela s'appelle aussi le respect de l'environnement humain, de l'environnement naturel, le goût de l'ouvrage bien fait, le sens des responsabilités £ eh bien, cela c'est l'instruction de base.
- M. ELKABBACH.- Mais, monsieur le Président, est-ce que vous croyez que vous seul avez, je veux dire en propriété exclusive, la liberté, la fraternité, l'égalité ?
- LE PRESIDENT.- Mais pas du tout ! D'ailleurs ce sont des vertus simples qui ont pour mérite, pour principal mérite, d'être partagées aussi également que possible par tous les citoyens d'un pays. Et je pense que s'il est normal qu'il y ait des débats d'idées, des concepts différents entre ce qu'on appelle la droite et ce qu'on appelle la gauche, sur beaucoup de sujets, notamment sur les problèmes d'éducation, la conception que nous avons de l'égalité d'accès à l'université, quelle que soit la situation de fortune, quelle que soit la situation géographique, eh bien là-dessus, la droite et la gauche et le centre et le reste devraient, pourraient, seront d'ailleurs d'accord pour dire : "Ouvrons l'université à tous les enfants qui ont acquis le diplôme de base, le bac, et à partir de là, formons-les au savoir et formons-les au métier" £ et quand ils auront des métiers, il faudra de la formation continue.\
M. ELKABBACH.- On ne va pas poursuivre trop longtemps. C'est un débat très intéressant mais d'autres le feront. Vous ne m'avez pas répondu entre Jacques Chirac et vous, est-ce que cela peut être demain comme avant ?
- LE PRESIDENT.- Non je ne vous ai pas répondu parce que je voulais d'abord parler à fond du problème des étudiants alors que vous me précipitiez dans un débat politique dans lequel d'ailleurs je ne m'engagerai pas parce qu'entre le Premier ministre et moi-même, la relation est une relation claire.
- Le Premier ministre représente une majorité. Cette majorité c'est celle qui peut voter la loi : je l'ai dit tout à l'heure, mais il est bon quand même de le rappeler car le problème institutionnel apparaît le plus souvent confus. Le Premier ministre me présente ses projets. Je donne mon avis. Mon avis ne peut pas prévaloir sur le vote des lois par l'Assemblée nationale et le Sénat. Dès lors qu'on les a votées, même contre mon avis, je suis comme tous les autres citoyens : je dois appliquer la loi. Dans cette affaire `retrait du projet de loi sur l'enseignement supérieur`, il est certain que le gouvernement a dû céder devant une pression populaire. Il a bien fait. Cela ne veut rien dire de s'enfermer dans l'amour propre ou dans une fausse conception de la rigidité de l'Etat. Mais puisqu'il l'a fait, il a rejoint la volonté que, le cas échéant, j'aurais énoncée en saisissant le pays. Pourquoi voulez-vous que cela change les relations entre le Premier ministre et le Président de la République ? Simplement, l'expérience a été rude.
- M. ELKABBACH.- Comment vous avez trouvé votre Premier ministre dans l'épreuve, parce que cela a été une épreuve ? LE PRESIDENT.- Non. Ecoutez, je ne suis pas là pour vous dire ces choses. Je ne ferai aucun jugement de caractère personnel. Je n'ai jamais attaqué aucune personne.
- M. ELKABBACH.- Je ne demande pas que vous l'attaquiez, au contraire, que vous disiez qu'il a su, comme un stratège, tenir compte...
- LE PRESIDENT.- Vous voulez que je le félicite ! Je me suis dit simplement que je ne me lancerai pas, ni avec vous, ni avec d'autres, dans des considérations psychologiques sur la qualité du Premier ministre. Je dirai simplement qu'il a beaucoup de qualités et je souhaiterais que ces qualités fussent appliquées exactement au bon endroit et au bon moment.\
M. ELKABBACH.- Demain il y a un conseil des ministres dans cette maison. Est-ce que vous n'allez pas vous regarder, vous et les ministre, en chiens de faïence, comme la première fois ?
- LE PRESIDENT.- Il y a une réserve naturelle. Mais il y a aussi les usages et les bons usages. Et il y a surtout qu'il faut conduire la République. Chacun a son rôle. Le mien est le premier, mais ce n'est pas un rôle absolu. Je ne couvre pas tout le système et c'est bien pour la République.
- M. ELKABBACH.- Tous les Français se souviennent des images du premier conseil des ministres...
- LE PRESIDENT.- Moi aussi je m'en souviens...
- M. ELKABBACH.- A quoi pensiez-vous dans ce premier face à face avec quarante nouveaux ministres dont beaucoup vous avaient combattu ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien, je me disais : "Cela ne va pas être commode "
- M. ELKABBACH.- C'est tout ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien oui, mais j'affronte, je suis assis là, j'occupe la place qui est la mienne, qui ne peut pas être partagée £ et le gouvernement n'a pas davantage à renoncer a priori à sa compétence, qui lui est reconnue par nos lois £ eh bien, il faut maintenant travailler ensemble. En tout cas, il faut chercher à réduire tout ce qui peut signifier des tensions inutiles parce que la France sur le -plan économique, financier, commercial, sur le -plan de ses libertés, de sa présence dans le monde, de sa défense, la France a besoin d'être défendue par ceux qui en ont la charge.
- M. ELKABBACH.- Comment appelez-vous la période qui commence maintenant de cohabitation ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai jamais employé ce terme. Je suis habitué, maintenant : tous les journalistes parlent comme cela...
- M. ELKABBACH.- C'est une phase nouvelle, je sais que vous appelez cela la coexistence...
- LE PRESIDENT.- Oui, parce que nous coexistons dans les postes qui nous ont été confiés par le suffrage universel. Cohabiter cela veut dire que l'on cogère : eh bien non, nous ne cogérons pas, c'est évident. Mais nous travaillons en commun, selon nos conceptions en cherchant, pas toujours, mais au maximum, le point moyen qui permet de servir l'intérêt du pays.\
M. ELKABBACH.- Retour à l'émission "Découvertes" réalisée comme nous l'avions prévu l'année dernière en direct de la bibliothèque de l'Elysée avec le Président de la République, j'essaie de vous interroger monsieur Mitterrand, à partir de questions que beaucoup de Français doivent avoir envie peut-être de vous poser et de poser au Président de la République, qui en neuf mois de cohabitation a eu peu d'occasions de s'exprimer de cette façon.
- Est-ce que vous vous ennuyez où est-ce que vous avez beaucoup plus de temps libre maintenant ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas de temps libre. J'ai beaucoup de travail. Ne croyez pas que le 16 mars ait été pour moi un changement catégorique dans ma façon de travailler. Je dirai même que, aujourd'hui, en raison de la différence d'appréciation politique qui me sépare en général du gouvernement, je dois prendre connaissance avec beaucoup plus de précision de chacun des textes qui me sont soumis. Avec les chefs de gouvernements précédents, je me trouvais en situation de symbiose politique, qui ne me conduisait pas à cette précision dans mon travail préparatoire. Mais c'est une bonne chose. J'ai beaucoup de travail et cela m'intéresse beaucoup £ je ne m'ennuie jamais, M. Elkabbach.\
`LE PRESIDENT ` suite`
- J'ajoute que vous m'avez tout à l'heure conduit à parler de la personne du Premier ministre, ou bien de la politique de son gouvernement.
- M. ELKABBACH.- C'est le jeu !
- LE PRESIDENT.- C'était normal.
- M. ELKABBACH.- L'année dernière je vous avais beaucoup interrogé sur Laurent Fabius qui avait été troublé par votre rencontre avec Jaruzelski etc... je pose les questions...
- LE PRESIDENT.- Il aurait été tout à fait étonnant que vous ne posiez pas cette question, et je m'y attendais. Simplement, vous avez procédé dans cette première phase à toute une série d'analyses. Il serait peut-être temps maintenant de recourir à la synthèse. Alors, pour vous dire ce que je pense à ce sujet : d'abord que le Président de la République est conduit à travailler avec le Premier ministre, quelles que soient les conditions dans lesquelles se réunit, se produit, cette rencontre de travail. Je respecte, c'est d'ailleurs mon sentiment naturel, je respecte sa personne, je respecte sa fonction. Je n'ai pas les mêmes conceptions politiques que lui sur de nombreux sujets, tout le monde le sait. Nous parvenons à définir une démarche commune sur les grands intérêts de la France, politique étrangère, défense en particulier, et nous sommes l'un et l'autre chacun à sa façon au service de la France. Cela veut dire que je ne fais rien, en dehors de l'expression de mes convictions, quand je le juge nécessaire, rien qui puisse enrayer l'action du gouvernement.
- M. ELKABBACH.- Alors quand vous entendez toutes les critiques, même de certains ministres, contre la cohabitation, pensez-vous que ce sont des petites choses ?
- LE PRESIDENT.- La cohabitation est un art difficile. Mais voyez, par exemple : dans la crise étudiants - lycéens, il n'a peut-être pas été mauvais que le Président de la République et que le chef du gouvernement aient une approche différente. Supposez qu'ils aient eu la même approche, peut-être n'y aurait-il pas eu cet équilibre qui a abouti à la situation où nous sommes aujourd'hui, depuis hier. Donc, la cohabitation, il ne faut pas la charger de tous les maux, j'emploie toujours votre expression, mais je ne veux pas compliquer les choses, c'est pour cela que j'ai dit cohabitation à mon tour. Je crois que se dessine à travers cette expérience involontaire, qui est le -fruit des réflexions successives du peuple français, une certaine conception des institutions.
- M. ELKABBACH.- Vous avez toujours dit que vous étiez contre la cogestion en politique intérieure, est-ce que vous n'allez pas être tenté, contraint d'intervenir davantage et de cogérer certains secteurs de politique intérieure ?
- LE PRESIDENT.- J'interviens quand je le juge bon.
- M. ELKABBACH.- Est-ce que vous sentez plus autorisé - moi je vous pose les questions que les gens doivent se poser - après cette crise, est-ce que le Président de la République va se sentir plus autorisé à juger, à accepter ou à repousser plus nettement des projets du gouvernement dans les semaines qui viennent ?
- LE PRESIDENT.- Ni plus, ni moins. Je dirai en conscience ce que j'ai à dire, considérant que je n'ai pas à bloquer le système, que j'ai à faire marcher la France et que lorsque mon opinion va à l'encontre des décisions ou des propositions de ce gouvernement, je dois le lui dire et le cas échéant le dire aux Français.
- M. ELKABBACH.- Donc, il n'y a pas de raison que cela ne continue pas comme cela...
- LE PRESIDENT.- Il n'y a pas de raison. Ce n'est pas un conflit entre le Premier ministre et le Président de la République, c'est une différence d'appréciation entre la majorité parlementaire et le Président de la République. Le Premier ministre est l'expression de cette majorité, si l'on veut servir la France, nous devons à la fois dire clairement ce que nous pensons et chercher chaque fois que cela est possible où se trouve la voie qui servira les intérêts généraux.\
M. ELKABBACH.- Nous allons le voir dans un instant avec les grands problèmes de défense et de politique étrangère. Alors à ceux qui disent que si cela continue un an et demi encore comme cela...
- LE PRESIDENT.- Comme cela quoi ?
- M. ELKABBACH.- Avec des tensions, des...
- LE PRESIDENT.- Moi j'ai toujours connu...
- M. ELKABBACH.- Sous les yeux de tous les Français ?
- LE PRESIDENT.- J'ai toujours connu des tensions dans la direction politique de la France, depuis ma première élection et mon entrée au gouvernement, je n'ose pas dire quand - début janvier 1947, cela va faire 40 ans - mais la vie est tension, la vie est dialectique. Il n'y a pas lieu de monter sur ses grands chevaux à propos de cela. Naturellement c'est plus difficile aujourd'hui que cela ne l'a été hier.
- M. ELKABBACH.- A ceux qui disent que si cela continue - je reprends : "la France finira affaiblie ou toute nue" face à l'extérieur, à l'étranger qui nous regarde ?
- LE PRESIDENT.- Vraiment, je ne le crois pas. Ni affaiblie, ni nue. De cela, je me charge.
- M. ELKABBACH.- Le terrorisme et les otages, monsieur le Président de la République, cela a été le grand drame de cette année avant et après le 16 mars d'ailleurs. L'équipe de Jacques Chirac a récupéré plus d'otages français du Liban que votre gouvernement sans faire de la polémique ?
- LE PRESIDENT.- De quoi parle-t-on, monsieur Elkabbach ? Cet espèce de décompte a besoin d'être précisé dans ce cas-là. Le gouvernement précédent a obtenu la libération d'un certain nombre d'otages. Tous n'étaient pas au Liban. J'en ai connu au Soudan : deux ingénieurs. J'en ai connu en Afghanistan : un journaliste, un médecin. J'en ai connu au Liban : un scientifique, élément de notre service culturel. J'en ai connu d'autres. On ne va pas faire cela quand même ! Ce n'est pas une dispute d'épicier ! Il y a trop d'otages bien entendu au Liban £ et parmi les otages je pense toujours à Michel Seurat. Moi je ne considère pas, tant que la preuve n'a pas été faite que Michel Seurat ne doit pas être défendu comme un vivant au même titre que les autres. Je dis cela uniquement pour que cela soit bien clair, ce qui ne veut pas dire que je préjuge qu'il n'a pas été assassiné ou qu'il n'est pas morts des mauvais traitements qu'il aurait subis. Je ne dis pas cela, je n'en sais rien. Ce que je tiens seulement à préciser c'est que les otages qui ont été libérés, M. Rochot et M. Cornea d'abord, je m'en suis réjoui. Je les ai rencontrés. Quelle joie que de voir revenir ces Français si blessés par leur captivité ! Mais ils ont été enlevés, je crois, le 8 ou le 9 mars, de cette année, et le gouvernement de M. Fabius a cessé ses fonctions le 16 mars. Dès lors, il n'y a pas lieu de faire la comparaison avec l'activité du gouvernement actuel. Je me suis réjoui, comme si cela avait été sous l'ancien gouvernement, du fait que la politique française ait permis la libération de ces deux otages-là, puis des deux autres. Non, je n'entre pas dans cette dispute !
- M. ELKABBACH.- Est-ce que les familles des otages peuvent espérer avant Noël avoir des indications nouvelles et peut-être de l'espoir ?
- LE PRESIDENT.- Je ne peux rien vous dire.\
M. ELKABBACH.- Est-ce que les otages ne pèsent pas trop lourd dans la politique étrangère de la France ?
- LE PRESIDENT.- Ils pèsent. Ils ne pèsent pas trop lourd. J'ai repris votre expression comme cela, sans réfléchir assez. Ce que je veux dire, c'est que cela nous préoccupe, c'est une donnée mais elle ne peut pas modifier la politique extérieure de la France. C'est en ce sens que l'on peut dire qu'elle ne peut pas peser lourd. C'est un problème humain. C'est un problème qui peut être traité par la négociation, mais qui ne peut pas peser sur les grands choix. Par exemple, quand les otages Kauffmann, Fontaine et les autres ont été enlevés, voilà ce qui a été demandé à la France par les terroristes : il a été demandé d'abord que nous changions de position dans la guerre Irak - Iran £ ensuite, le règlement de contentieux fnanciers £ troisièmement, que les assassins qui ont tué deux personnes - deux Français - en voulant assassiner l'ancien Premier ministre iranien Chapour Baktiar soient graciées £ quatrièmement - cela c'était saugrenu, on n'en parle plus maintenant - que soient libérés des prisonniers détenus par l'Etat du Koweit. Voilà qu'elles étaient les propositions. Il était impossible, aussi désireux que nous fussions d'obtenir la liberté de nos frères, de nos Français détenus odieusement en otages, il était impossible d'accéder à ces conditions.
- La France ne changera pas, ne va pas tout d'un coup s'allier avec l'Iran, oublier ses engagements à l'égard de l'Irak, il n'en est pas question. Le contentieux financier, alors çà, bien entendu ! D'ailleurs un début d'accord a été opéré. Si l'on peut s'entendre sans que cela ait la signification de je ne sais quelle rançon, alors bien entendu. Mais, il y a le droit : qui doit cela ? est-ce l'Iran, est-ce la France ? On en discute, c'est normal.\
`LE PRESIDENT ` suite`
- Quant aux grâces, vous savez bien que le droit de grâce dépend de moi. C'est-à-dire qu'il dépend du Président de la République. C'est un droit qui est inscrit dans la Constitution. Mais vous savez bien que je ne disposerai pas du droit de grâce pour échanger des assassins contre des otages innocents.
- M. ELKABBACH.- Même si vous savez que la grâce d'Anis Naccache permettrait d'avoir en échange quelques otages Français ?
- LE PRESIDENT.- La grâce d'Anis Naccache, c'est-à-dire de l'un des cinq, je l'ai envisagée, je l'ai considérée. Je n'ai pas dit non lorsque le gouvernement de M. Fabius, puis le gouvernement de M. Chirac ont évoqué cette hypothèse. Si cela était en échange de tous nos otages, en un seul mouvement, d'un seul coup, j'examinerais en conscience les conditions - je parle au conditionnel et non pas au futur - les circonstances, l'opportunité, si je croyais en conscience que cela était bon et, d'autre part, si je croyais devoir répondre à une demande expresse du gouvernement, c'est-à-dire si cela faisait partie de ce qu'il estimerait utile à l'heureux aboutissement de sa politique.
- M. ELKABBACH.- Depuis le 16 mars, est-ce que l'on vous a demandé de gracier formellement Naccache ?
- LE PRESIDENT.- Il en a été question entre nous, sous le gouvernement Fabius et sous le gouvernement Chirac, je le répète ici, il a été question de cette éventualité. Mais je ne pourrais pas en dire davantage, cela serait inutile.
- M. ELKABBACH.- Et bien sûr, il ne s'agirait pas d'échanger Naccache contre un ou deux otages pour vous, monsieur le Président de la République, si je comprends bien monsieur le Président de la République, c'est assez grave pour que je vous écoute attentivement comme beaucoup de Français, c'est l'ensemble des otages ?
- LE PRESIDENT.- J'ai dit que j'userais du droit de grâce si j'en ai la conviction intime, donc, en conscience. Je dis également que si le gouvernement me le demandait formellement pour l'heureux aboutissement de sa politique, j'examinerais cette question. Mais j'ai toujours dit que je n'accepterai pas d'échange : c'est-à-dire que tous les otages nous seront rendus, ou il n'y aura rien. Peut-être les otages nous seront-ils rendus dans d'autres conditions. Je le souhaite bien entendu. Mais il n'y aura aucun accord de libération échelonnée, à date fixe, des assassins dont j'ai parlé, du fait qu'ils sont cinq.
- M. ELKABBACH.- Qu'appelez-vous une demande formelle, monsieur Mitterrand ?
- LE PRESIDENT.- Une demande du gouvernement, quoi ! Formelle, c'est-à-dire pas simplement une confidence comme cela dans un couloir. Il faut que le gouvernement me le demande lui-même, ce n'est pas du tout décidé aujourd'hui £ il n'a pas pris cette position. Nous en parlerons. Comme il s'agit de la défense de vies françaises, nous en parlerons vraiment ensemble, en confiance, car là-dessus, nous ne pouvons pas avoir de différends.\
`Suite sur le problème des otages`
- M. ELKABBACH.- Est-ce que vous êtes au courant de toutes les tractations, de toutes les discussions qui se passent avec tel ou tel pays ? Et qui vous informe ?
- LE PRESIDENT.- Je l'espère. Je reçois les dépêches de nos ambassadeurs. Je parle souvent de politique étrangère, chaque semaine, avec le ministre compétent. J'espère que tout m'est transmis.
- M. ELKABBACH.- Comment, vous espérez ?
- LE PRESIDENT.- Vous me posez la question.
- M. ELKABBACH.- Vous n'avez pas la certitude ?
- LE PRESIDENT.- Je ne peux pas apprécier le volume des dépêches qui me sont transmises. Il est normal que le ministère des affaires étrangères ne transfère pas le total de ce formidable dossier quotidien. Donc, il exerce un choix £ je suis convaincu que ce choix est judicieux.\
M. ELKABBACH.- Est-ce que la France a raison de vouloir un procès en Assises pour Georges Ibrahim Abdallah, avec toutes les difficultés que cela implique ? Si vous le voulez, je pourrais préciser ma question ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas à entrer dans ce jugement, qui est de caractère judiciaire. Si un juge d'instruction estime que les présomptions sont suffisamment lourdes au point de devenir quasiment des preuves sur l'éventuelle culpabilité d'Abdallah, il est normal qu'Abdallah passe en justice, en jugement.
- M. ELKABBACH.- Est-ce que la justice...
- LE PRESIDENT.- ... est-ce qu'il encourt une peine ? C'est la moindre des choses, non ?
- M. ELKABBACH.- Est-ce que la justice peut être rendue quand les terroristes, de leurs cellules ou de leurs box - on l'a vu tout récemment avec Régis Schleicher `membre du mouvement Action directe` - menacent les jurés de représailles ?
- LE PRESIDENT.- On voit que c'est difficile. Il faut que le gouvernement et que la justice examinent cette affaire avec le plus grand sérieux. Je suis sûr qu'ils le font. Il doit y avoir à ce moment-là des dispositions à prendre.\
M. ELKABBACH.- Est-ce qu'en 1986, vous avez le sentiment, monsieur Mitterrand, que la France et les Européens ont répondu comme il le fallait au terrorisme, aux Etats terroristes, aux Etats proches des terroristes ? Est-ce qu'ils n'ont pas trop tergiversé, sans riposter comme il le fallait quelquefois ?
- LE PRESIDENT.- Nous nous sommes toujours beaucoup préoccupés du terrorisme. Et, il y a beaucoup de relations entre les services de police et les services secrets. Il existe, au demeurant, plusieurs organisations et plusieurs centres de décision où les polices et les services secrets des différents pays intéressés, notamment d'Occident, se rencontrent pour discuter des manières de lutter efficacement contre le terrorisme. On ne part pas de zéro. Mais c'est vrai qu'il y a eu accélération depuis quelques mois, et qu'aujourd'hui, on assiste encore à un resserrement de ce système £ c'est une bonne chose, et je l'approuve tout à fait.
- Ce que je puis vous dire, c'est que personnellement, comme Président de la République, je n'ai jamais gracié un terroriste. Ce n'est pas que je sois insensible aux misères humaines, aux repentirs, au temps qui passe. Mais, puisque nous sommes dans un combat, il faut être clair : je n'ai jamais gracié de terroriste. Je sais qu'il y a eu des débats, des discussions sur la libération d'un certain nombre de membres d'Action directe, d'ailleurs l'un d'entre eux est, à l'heure actuelle, soumis à jugement. Mais je tiens à rappeler que Schleicher a été gracié sous le septennat précédent, que Nathalie Ménigon qui est représentée, avec Rouillan, comme l'un des deux dirigeants de ce mouvement terroriste, a été remise en liberté, non par l'amnistie de 1981 - dont elle avait été exclue - mais sur décision d'un juge d'instruction et non pas du gouvernement. Et lorsque Rouillan est entré, lui, dans le -cadre de l'amnistie de 1981, c'est parce qu'il n'était alors poursuivi que pour des incitations à la violence dans une affaire de foyer d'immigrés.
- Il faut donc, juger ces choses avec le sens de l'équité. Je n'accuse personne en France, et surtout pas le gouvernement, aucun gouvernement, aucun responsable politique, aucun parti politique, de vouloir en quoi que ce soit transiger avec le terrorisme. Et je n'accepterai pas davantage cette imputation.
- M. ELKABBACH.- C'est-à-dire que vous être touché quand on vous dit que c'est à cause de l'amnistie de 1981 qu'il y a des terroristes qui se promènent dans la nature, en France et peut-être autour de l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Je viens de vous dire qu'il n'en était rien.
- M. ELKABBACH.- Est-ce que vous étiez au courant...
- LE PRESIDENT.- Cette amnistie a concerné, je crois, un peu plus de personnes qu'avait amnistiées M. Giscard d'Estaing et un peu moins que M. Pompidou, c'est-à-dire qu'elle était dans les normes.\
M. ELKABBACH.- Est-ce que vous étiez au courant des livraisons d'armes de Ronald Reagan à l'Iran ?
- LE PRESIDENT.- Non, pas du tout.
- M. ELKABBACH.- Il n'informait pas du tout ses alliés ?
- LE PRESIDENT.- Les Américains semblent l'avoir ignorés eux-mêmes, non ?
- M. ELKABBACH.- Tout à fait.
- LE PRESIDENT.- Comment voulez-vous que je sois informé ?
- M. ELKABBACH.- Et le fait qu'Israël, sous Shimon Pérès, ait livré des armes à Téhéran ?
- LE PRESIDENT.- J'ai appris tout cela.
- M. ELKABBACH.- Depuis notre rencontre du 9 décembre 1985, M. Mitterrand, est-ce que le monde n'a pas changé aussi, entre l'Est et l'Ouest ? Est-ce qu'il n'y a pas des rapports de forces qui se sont inversés ? Gorbatchev et Raïssa Gorbatchev ont peut-être pris du poids, alors que Reagan et Nancy en ont perdu. Quels problèmes cela pose-t-il à un chef de l'Etat français et un Premier ministre de la France ? M. Chirac nous répondra, mais vous ?
- LE PRESIDENT.- Beaucoup de choses ont changé dans la situation mondiale. Beaucoup de choses dans les relations entre l'Union soviétique et les Etats-Unis d'Amérique, par exemple, dans l'approche des problèmes du tiers monde - je ne vais pas en faire l'énumération - les choses sont comme cela, elles bougent tout le temps. Mais, il faut se fixer quelques lignes de forces pour pouvoir les dominer.\
M. ELKABBACH.- Est-ce que c'est bien pour la France que lors des grands sommets, des grandes réunions européennes, à Tokyo, à Lomé, il y ait deux chefs ? Qu'il y ait deux représentants de la France ?
- LE PRESIDENT.- Mais, il y en a toujours eu deux.
- M. ELKABBACH.- Oui, un Président de la République et un ministre des affaires étrangères, très souvent. Est-ce qu'il est normal, est-ce que vous n'êtes pas choqué quand le ministre, Jean-Bernard Raimond, attend à la porte parce qu'il n'a pas de badge ?
- LE PRESIDENT.- Mais vous posez la question en la simplifiant à l'excès. La France a droit, comme les autres, dans les assemblées européennes, à deux représentants. Il y a naturellement le Président de la République, qui a un rôle éminent en matière de politique étrangère. Et puis, il y a un membre du gouvernement. Traditionnellement, c'est le ministre des affaires étrangères. Cela se comprend sans qu'on l'explique. Et, lorsque le Premier ministre désire prendre part à ces réunions où se trouvent douze fois deux représentants, parce qu'il y a douze pays, alors, il faut bien que le ministre des affaires étrangères lui cède provisoirement sa place, ou bien ils alternent. Cela se passe très aisément et je n'ai jamais assisté à aucune complication. Et la France n'y a rien perdu. Je dirai même que, quand le Premier ministre siège à la place de l'un de ses ministres, la délégation française gagne en autorité.
- M. ELKABBACH.- Il y a une question, peut-être de fond, je ne sais pas si c'est le moment de vous la posez...
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas du tout quelque chose de désagréable à l'égard des autres ministres £ ce que je veux dire simplement, c'est que la fonction du Premier ministre est plus éminente.\
M. ELKABBACH.- La France, c'est aujourd'hui, une puissance moyenne. Est-ce qu'elle peut avoir un rôle historique à sa portée, alors que dans certains cas, beaucoup jugent qu'elle s'affaiblit à l'intérieur d'elle-même. Aujourd'hui, est-ce qu'elle peut avoir un rôle historique, lequel ?
- LE PRESIDENT.- Non, la France grandit. Elle peut avoir un rôle historique e n tant que collectivité de quelque 55 millions de Français, avec ce que représente leur langue, leur culture, leur histoire, leur situation géographique. Et puis, il y a des champs d'expansion : l'Europe d'abord, l'Afrique, le tiers monde, et l'on sait bien que, dans ces trois domaines, la France occupe une position souvent privilégiée.
- M. ELKABBACH.- Oui, mais, vous parlez souvent de l'Europe. D'ailleurs la plupart des grands leaders français parlent de l'Europe : Giscard, Jacques Chirac, Raymond Barre, vous, souvent. Vous promettez une grande initiative à propos de l'Europe, on ne la voit pas venir. Est-ce que cela veut dire que vous y avez renoncé ?
- LE PRESIDENT.- Non, ce n'est pas cela. Je crois que la marche continue vers l'Europe est une caractéristique de la politique française depuis longtemps déjà. J'étais l'un de ceux qui ont adopté en 1957, il y a trente ans, les premiers traités européens, enfin le traité du Marché commun £ et, j'avais approuvé la Communauté du charbon et de l'acier `CECA`.
- Donc, tous les gouvernements français - en tout cas depuis déjà longtemps - se sont engagés dans cette direction. Les gouvernements de l'époque de M. Giscard d'Estaing étaient européens. Ils ont fait ou contribué largement au système monétaire européen, au changement de statuts du Parlement européen, à la création du Conseil européen. Et depuis que je suis Président de la République, j'ai largement participé à des mesures européennes comme l'élargissement de l'Europe à l'Espagne et au Portugal, ou comme ce que l'on a appelé l'Europe bleue.
- J'ai préconisé et obtenu l'accord sur Eurêka, c'est-à-dire sur l'Europe technologique. Enfin, j'ai été l'un de ceux qui ont préconisé et obtenu l'accord des Douze sur l'Acte unique, c'est-à-dire sur la mise en oeuvre d'un Marché commun dans tous les domaines où circuleront librement les hommes, les marchandises, les idées, d'ici 1992. C'est immense. Donc, la démarche européenne n'est pas contestable.\
M. ELKABBACH.- Alors il y a un consensus évident en matière de politique étrangère et de défense en France. Est-ce qu'il y a d'une certaine façon une cogestion ou une prééminence du Président de la République ?
- LE PRESIDENT.- En matière de politique étrangère, cela découle de la Constitution.
- M. ELKABBACH.- Mais dans la pratique ?
- LE PRESIDENT.- Dans la pratique, je n'ai pas à m'en plaindre. Je travaille beaucoup ces choses avec le Premier ministre, le ministre des affaires étrangères, le ministre des affaires européennes, dans certains domaines le ministre de la défense ou son secrétaire d'Etat. Cela fonctionne normalement.
- Les grandes lignes de la politique étrangère que j'ai mises en oeuvre au cours des cinq à six années dernières, sont, aujourd'hui, celles qui prévalent dans la définition de la politique étrangère de la France et de sa politique de défense.
- M. ELKABBACH.- Beaucoup de gaullistes ne s'en plaignent pas, puisqu'on dit que vous êtes devenu, peut-être un peu tardivement gaulliste ?
- LE PRESIDENT.- Mais, ce n'est pas nouveau, ce que vous dites là. Je me suis rallié, avec le Parti socialiste de l'époque, de 1977 à 1979 à ce que l'on appelle la force nucléaire : c'était devenu, avec le temps, le seul moyen de défense de la France, c'est-à-dire le seul moyen d'assurer notre indépendance.
- M. ELKABBACH.- Après l'avoir combattu longtemps ?
- LE PRESIDENT.- Vous voulez absolument souligner cela. J'ai dit 1977 - 1979, c'est-à-dire que pendant une quinzaine d'années, en effet, j'étais très réservé sur cette politique militaire. Elle s'est imposée à moi, et cette définition militaire a prévalu dans l'histoire. Qu'est-ce que j'ai à dire d'autre ? Je la défends aujourd'hui parce que je suis logique avec moi-même.\
M. ELKABBACH.- Vous étiez, l'année dernière, à peu près à cette même époque, tout le pouvoir et vous aviez tout le pouvoir. Aujourd'hui, c'est un rôle que vous avez qui est différent, qu'est-ce que vous appelez maintenant votre pouvoir ?
- LE PRESIDENT.- Le pouvoir ? Il est institutionnel. Un homme n'est pas élu et ne dit pas voilà, je prends telles compétences et je laisse telles compétences. Cela ne se passe pas comme cela.
- M. ELKABBACH.- Au-delà de l'institution, je veux dire est-ce qu'un pouvoir cela fonctionne sur des idées, sur des décisions, sur une image, sur le caractère ?
- LE PRESIDENT.- Sur tout cela. Pendant les cinq premières années de ma Présidence, j'ai vécu, non pas en esprit, mais en fait à peu près comme vivaient mes trois prédécesseurs, M. Giscard d'Estaing, Pompidou et le général de Gaulle. C'est-à-dire que non seulement la lettre de la Constitution m'accordait de grands et de vrais pouvoirs, mais l'usage établi depuis le général de Gaulle faisait que tout revenait au Président de la République. J'ai écrit des livres à l'époque pour m'en plaindre, et je continue de penser que le Président de la République disposait de trop de pouvoirs en fait, non pas en droit £ en fait, dans l'usage, dans la pratique quotidienne. Et pendant les cinq premières années de ma Présidence, j'ai peu à peu aménagé cet usage de telle sorte que je n'ai pas été aussi bouleversé que vous semblez le croire, lors du changement de majorité.
- Aujourd'hui, cette disparité entre la majorité parlementaire et la majorité présidentielle amène à interpréter la Constitution d'une façon plus stricte. L'usage ancien, qui n'était pas conforme au texte, disparaît. Mais il reste la Constitution, c'est l'essentiel, quand même.\
M. ELKABBACH.- Vous, vous avez connu deux phases d'exercice différentes, ce qui n'est arrivé à personne...
- LE PRESIDENT.- J'ai dû aménager la première, après le changement de majorité de 1981, et j'ai dû aménager la deuxième, après le changement de majorité de 1986. Je commence à avoir une certaine expérience.
- M. ELKABBACH.- Mais justement alors, puisque vous pouvez comparer, vous êtes le seul à pouvoir comparer, qu'est-ce qu'il faut comme qualité, aujourd'hui, à un chef de l'Etat dans la France telle qu'elle est, à la fois fragile, peut-être incertaine, complexe et parfois en crise ?
- LE PRESIDENT.- Comment voulez-vous que je vous réponde ? Il faut des qualités, je m'efforce de les avoir.
- M. ELKABBACH.- Vous pensez que dans l'avenir et je sais que vous l'avez dit à Alain Duhamel dans votre entretien avec lui pour "Le Point", que l'expérience actuelle va marquer le fonctionnement de la Présidence quelque soit le titulaire. Mais au nom de quoi, vous pouvez le dire ?
- LE PRESIDENT.- Parce que je crois que cela correspond aux temps qui viennent. Il faut, soit un homme comme le général de Gaulle qui a fondé ces institutions, qui les a renforcées avec l'élection du Président de la République au suffrage universel, mais qui ensuite a peut-être débordé en estimant que tout pouvoir relevait de lui-même, alors que la question peut se poser - elle ne se pose pas sur le pouvoir judiciaire, mais on voit bien la tendance - £ et puis, il y a la conception que d'autres ont et que j'ai, moi, d'un meilleur équilibre des pouvoirs. Il ne faut pas de pouvoir absolu. Mais il y a un pouvoir prééminent. Le Président de la République doit pouvoir disposer d'une grande autorité. Cette grande autorité, il la trouve dans les textes, mais il la trouve surtout en lui-même et dans sa façon de faire. C'est au peuple de répondre à votre question M. Elkabbach, ce n'est pas à moi.\
M. ELKABBACH.- Avant d'aller plus loin avec vous, monsieur le Président, si vous voulez bien trois questions, pour l'histoire, qui nous intéressent. A partir de quand vous avez su ou compris que votre majorité allait perdre le 16 mars `élections législatives 1986` ?
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas. Il y a au moins 4 ans. Non ?
- M. ELKABBACH.- Déjà 4 ans ?
- LE PRESIDENT.- C'est-à-dire que j'ai bien vu quelle était l'évolution de l'esprit public. Une fois que le peuple français a bien voulu, lors des élections législatives du mois de juin 1981, par un réflexe référendaire, - comme si c'était un référendum et non pas comme si c'était des élections législatives - m'apporter le cadeau inespéré d'une majorité absolue à l'Assemblée nationale, j'ai pu constater ensuite que de multiples petites élections, que de multiples sondages montraient que les Français, dans leur majorité, m'acceptaient fort bien mais étaient un peu étonnés de m'avoir élu. Bon, alors je crois avoir fait mon devoir, enfin en tout cas de mon mieux, mais j'ai bien senti que la phase politique que je vivais ne pouvait pas être durable. Il n'empêche qu'en 1986 les formations politiques sur lesquelles je m'étais appuyé ont obtenu un beau succès par -rapport aux traditionnelles divisions de l'opinion française.
- M. ELKABBACH.- C'est-à-dire qu'on sent en profondeur, comment va ou vit un pays et qu'on essaie d'accompagner ces changements mais qu'on ne peut pas tout à fait redresser...
- LE PRESIDENT.- Je ne pense pas que l'opinion soit tout à fait libérale mais je ne pense pas qu'elle soit non plus tout à fait socialiste. Moi, je suis socialiste. Je suis fidèle à mes idées. Je ne prétends pas les imposer. Je gère la politique française dans le domaine qui est le mien en me dégageant de tout ce qui peut être partisan mais c'est vrai que j'ai dû m'adapter à une situation nouvelle. Est-ce que ce n'était pas mon devoir ?
-
- M. ELKABBACH.- Le 17 mars, le lendemain des élections, vous avez réagi très vite. Tout le monde a remarqué et vous avez choisi tout de suite Jacques Chirac. Est-ce que vous avez hésité ?
- LE PRESIDENT.- J'ai refusé la crise pour la France. Donc je n'ai pas hésité à faire ce que je devais faire, c'est-à-dire à tenir compte du suffrage populaire et à désigner l'homme qui représentait le parti le mieux représenté à l'Assemblée nationale dans les rangs de la majorité.
- M. ELKABBACH.- Est-ce qu'il y avait un autre choix ?
- LE PRESIDENT.- Je pouvais choisir qui je voulais dans la nouvelle majorité. J'ai naturellement réfléchi à ce problème, et j'ai pensé que je n'avais pas à biaiser avec la volonté du suffrage universel. Il fallait aborder les problèmes de front, carrément et franchement. Il ne fallait pas décevoir l'attente des français.
- M. ELKABBACH.- Le 14 décembre, c'était je crois 5 jours après notre entretien de l'année dernière, avec Yves Mourousi, vous disiez : "Je préfèrerais renoncer à mes fonctions plutôt qu'aux compétences de mes fonctions". Est-ce que depuis, il vous est arrivé de songer à renoncer ?
- LE PRESIDENT.- Non pas du tout. Je n'ai pas du tout renoncé à mes compétences, donc je n'ai pas eu à renoncer à mes fonctions.\
M. ELKABBACH.- Alors, la série de crises que nous avons vécues pendant une année : le terrorisme, l'université £ est-ce qu'elle n'est pas en train de masquer la réussite économique de M. Balladur ?
- LE PRESIDENT.- Il maintient une démarche patiente, commencée bien avant l'arrivée au gouvernement des ministres actuels et qui avait déjà permis de réduire l'inflation sur deux plans. D'abord en la ramenant à un taux, heureusement, beaucoup plus faible. Non pas acceptable, il faut toujours faire mieux, mais beaucoup plus faible. Et surtout par comparaison avec nos principaux concurrents, et particulièrement l'Allemagne, qui est notre principal fournisseur et notre principal client, en réduisant la différence d'inflation qui était devenue tout à fait insensible, puisque dans les six derniers mois, nous marchions de pair avec l'Allemagne. Alors, de ce point de vue, il y a peut-être un petit fléchissement mais vraiment je n'ai aucune raison de douter de la capacité et de la volonté du ministre de l'économie et des finances, qui est lui aussi, un homme de qualité.
- M. ELKABBACH.- Est-ce que vous avez été surpris du fait que la première privatisation, celle de Saint-Gobain qui est en train de se dérouler, est en train d'être un succès ?
- LE PRESIDENT.- Mais pourquoi ? Les Français ne sont pas du tout fâchés de prendre part à la prise de capital d'une société prospère. Ils hésiteraient peut-être davantage s'il s'était agi d'une société qui ne l'était pas. Et j'observerai à cet égard que les sociétés nationalisées sont de bonnes affaires, car on peut les acheter deux ou trois fois plus cher qu'elles ne valaient en 1981, avant qu'elles ne soient nationalisées. Les nationalisations étaient donc une occasion de progrès pour la plupart de ces sociétés.
- M. ELKABBACH.- Et la privatisation fera faire un progrès de plus ?
- LE PRESIDENT.- C'est-à-dire que quand on vend une société qui va bien, naturellement cela marche mieux qui si l'on vend une société qui va mal. Et aujourd'hui les sociétés qui vont mal, parmi celles qui ont été nationalisées en 1981, je n'en vois pas beaucoup. Voyez Thomson, cela marche bien, Bull cela marche, Rhône-Poulenc ça marche bien, Péchiney se défend bien, la CGE, Saint-Gobain, vous voyez le résultat. C'est plus difficile pour la sidérurgie parce que la nature-même de la sidérurgie est plus difficile à traiter. Mais je crois que les nationalisations ont apporté un grand progrès à ces entreprises. Si maintenant l'ensemble du public en tire profit... Ce sur quoi, moi, je suis vigilant c'est que, dès lors que l'on privatise des sociétés qui touchent aux intérêts directs de la France, il faut faire attention.\
M. ELKABBACH.- On voit bien quelle place vous accordez à l'Etat qui ne peut pas tout régenter, tout payer, tout faire. Quelles activités peuvent être ouvertes au secteur privé ? Lesquelles acceptez-vous ?
- LE PRESIDENT.- Mais le secteur privé remplit la plus large partie du domaine économique. Je pense simplement qu'il est normal que l'Etat exerce son autorité dans les domaines de duction qui fabriquent des produits indispensables à la sécurité nationale, à la défense nationale ou qui pèsent trop lourd sur la solidarité nationale.
- M. ELKABBACH.- Mais quand on parle, par exemple, du problème des prisons habilitées par l'Etat, quand on parle du problème des hôpitaux, vous pensez que les tâches doivent être bien réparties ?
- LE PRESIDENT.- Ah oui, l'histoire des prisons... J'ai dit ce que j'en pensais. Je ne pense pas qu'il soit raisonnable de privatiser £ mais enfin je l'ai déjà dit et je ne reviendrai pas là-dessus.\
M. ELKABBACH.- Oui, mais toutes vos réserves et vos refus en conseil des ministres, vos remarques, vos remontrances, est-ce qu'elles ont un fil conducteur ?
- LE PRESIDENT.- Généralement : un certain sentiment de la liberté, de la responsabilité, du respect de la puissance publique.
- M. ELKABBACH.- Est-ce que cela veut dire que c'est en quelque sorte le positif de ce que serait le projet de François Mitterrand ? Est-ce qu'après cinq ans avec vos équipes, Pierre Mauroy et Laurent Fabius, neuf mois avec Jacques Chirac, le mitterrandisme ou vos idées restent encore assez fortes pour être un projet ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai jamais parlé de mitterrandisme. Et quant au projet, c'est certain. J'ai affirmé au contraire mes conceptions à l'épreuve du pouvoir et d'un pouvoir qui a connu les avatars que vous savez. L'un des éléments de ce projet et de cette attitude devant le pouvoir, c'est de dire toujours et aussi clairement que je le puis, la vérité aux Français. Par exemple : j'ai relevé une erreur dans tout ce que je vous ai dit depuis 18h00, et je vais la dire tout de suite parce que cela ne serait pas correct à l'égard des Français qui m'écoutent que de la maintenir ou de la passer sous silence. J'ai dit que le dénommé Schleicher - celui qui devrait passer normalement en jugement actuellement - a été libéré avant 1981. Non, il a été libéré le 15 juillet 1981, à cause de l'amnistie. Une note m'indiquait qu'il y avait échappé, ce n'est pas exact. Les choses sont donc claires, et je voudrais que sur tous les plans, les Français aient confiance dans le Président de la République, qu'il leur dise toujours ce qui est exact, ce qui est vrai. Et, bien entendu, lorsqu'il y mêle sa pensée personnelle et sa passion personnelle - la passion qu'il a de la France - cela devient peut-être objet de contestation £ on a le droit de penser autrement que moi. Mais je demande aux Français de croire vraiment que je suis là pour les servir en les guidant, en leur disant quelle est ma conception, sans laisser faire ce qui me paraît dommageable, mais en les respectant.
- M. ELKABBACH.- Et le mitterrandisme que vous n'aimez pas appeler comme cela, ça existe sans Mitterrand ?
- LE PRESIDENT.- Je n'y prétends pas du tout. C'est vous qui inventez la formule. J'ai déjà eu l'occasion de le dire. Mitterrandisme, c'est long, la phonétique est un peu choquée, non, mitterrandisme, ça ne m'intéresse pas.
- M. ELKABBACH.- Et ce dessein dont vous dites qu'il est encore très présent pour vous, que vous menez et que vous défendez, est-ce que vous pourriez le défendre après ? Et avec quelles forces sociales et politiques, avec quels hommes ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas d'ambition particulière. Je suis Président de la République, je n'ai pas besoin de faire autre chose. Je suis Président de la République jusqu'au terme de mon mandat, c'est-à-dire jusqu'au mois de mai 1988 et je ne me pose pas d'autre question.
- Simplement, si je suis Président de la République, c'est aussi parce que j'ai eu auparavant une action politique qui a fini par convenir à une majorité de Français. J'ai mené cette bataille avec des compagnons de lutte politique qui étaient souvent mes amis et qui le restent. Lorsqu'il s'agit de m'interroger en tant que Président de la République, je dois aux Français de répartir ce que doivent être mes préférences de telle sorte qu'à aucun moment ils ne me sentent comme manquant à mes fonctions. La première de ces fonctions c'est l'équité, c'est d'être juste avec chacun, c'est de faciliter l'entente des français, de ne jamais chercher un motif qui puisse les diviser, d'éviter pour eux les crises inutiles dont ils souffrent. C'est ce que j'ai voulu faire le 16 mars et c'est ce que je continuerai de faire.\
M. ELKABBACH.- Dans la période qui commence, que serez vous ? Restez-vous une sorte de rempart, une sorte d'obstacle à ce qui est en train de se faire ?
- LE PRESIDENT.- Il faut que la France gagne. Voilà ce que je répète depuis des années. Il faut qu'elle gagne. La France est comme elle est. On ne lui impose pas, et je ne cherche pas à lui imposer ses volontés. Elle bouge, elle réagit, elle se fâche, elle approuve. Ce n'est jamais la même chose. Mais moi je suis français, je vis avec la France, je suis de la France. Alors je ne veux rien imposer autrement que ce que mon devoir m'oblige à imposer, c'est-à-dire de la nation française. Et là-dessus je ne transige pas.
- M. ELKABBACH.- Et vous pensez qu'avec une majorité qui n'est pas la vôtre, vous pouvez garder ce rôle ?
- LE PRESIDENT.- Je lis la Constitution, je la respecte. Je pense que le Président de la République d'aujourd'hui n'a pas perdu son autorité mais je ne peux pas me juger moi-même. Je n'ai rien perdu de l'autorité, de la fonction même si je dois l'infléchir - et cela aussi est conforme à la Constitution - vers une sorte de notion d'arbitrage chaque fois que l'autorité n'a pas à s'exercer.
- M. ELKABBACH.- Après ce qui s'est passé beaucoup de gens pensent, que votre position est une position un peu plus forte peut-être qu'avant la semaine dernière ?
- LE PRESIDENT.- Je ne cherche pas à apprécier ces choses. Mon comportement sera le même.\
M. ELKABBACH.- Qu'est-ce que vous aimeriez qu'on dise dans 15 ou 20 ans de cette période que vous êtes en train de vivre et que les Français vivent avec vous ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que tous les hommes aiment qu'on les aime. Et j'aimerais que la France dans 15 ans, - je ne demande rien pour aujourd'hui -, m'aime comme elle aime ceux qui l'ont bien servie. Y parviendrai-je ? Vous jugerez. Vous jugerez vous, mais surtout les autres : les jeunes jugeront. Il faut, ai-je dit récemment, - à l'inauguration du musée d'Orsay -, il faut travailler à fonder la société dans laquelle notre jeunesse vivra. C'est elle qui assurera le relai. Alors il faut la faire pour elle. C'est pourquoi je me hérisse chaque fois que je m'aperçois qu'on veut faire la société pour la jeunesse, mais sans elle. Il faut essayer de la comprendre. Je crois que dans tous les groupes politiques, à gauche, à droite, au centre, on cherche à comprendre la jeunesse £ ce n'est pas toujours facile mais il faut toujours le vouloir.
- M. ELKABBACH.- Est-ce que les problèmes de moeurs, les problèmes de culture, les problèmes de société qui sont souvent au coeur du débat, ne peuvent pas être traités comme des nécessités nationales plutôt que comme des sujets d'affrontement ?
- LE PRESIDENT.- Ce que je constate c'est qu'aujourd'hui les raisons qu'on appelle culturelles, celles qui touchent aux obligations de l'esprit et du coeur, celles qui touchent à la vie des hommes, des individus et des groupes, celles qui touchent à l'éveil de l'esprit, donc à l'éducation, celles qui touchent à la façon d'être avec les autres, - un certain sens de la liberté, de la justice, le souci d'aider les plus faibles, de ne jamais les accabler, au contraire de les élever, et cela vaut pour toutes les catégories, ceux qui vivent mal parce que leur salaire est trop faible, ceux qui sont écrasés par le malheur et par le deuil, les immigrés, (personne ne doit être écarté du développement de la nation) - ces raisons prennent le pas, et ce pas est définitif, sur les préoccupations économiques et techniques qui ont prévalu dans les années précédentes.
- M. ELKABBACH.- Monsieur le Président, je vous remercie. Nous nous sommes vus en décembre 1985, en décembre 1986, j'ai envie de dire jamais deux sans trois, sans vouloir m'imposer, j'ai envie de dire, peut-être rendez-vous en 1987 ?
- LE PRESIDENT.- Je ne peux pas m'engager car on ne sait jamais comment cela tombe. La preuve ! Mais cela dit je vous remercie de l'occasion que vous m'avez fournie, car une explication et un débat devant un grand nombre de français, je crois que c'est une bonne chose, parce que la démocratie c'est aussi le débat.\