1 décembre 1986 - Seul le prononcé fait foi
Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à M. Yves Mourousi et parue dans un numéro spécial de la revue "Globe", à l'occasion de l'inauguration du musée d'Orsay, le 1er décembre 1986.
YVES MOUROUSI.- Alors que le musée d'Orsay ouvre ses portes, n'est-il pas opportun, monsieur le Président, de dresser un bilan du XIXème siècle ? Qu'a-t-il à nous apporter, à nous enseigner ?
- LE PRESIDENT.- Le XIXème est un siècle très riche, plein de bouleversements et de mutations £ en particulier celles de la science et de la technique, je pense en particulier aux techniques de la construction. Quant aux bouillonnements des idées de ce siècle, ce n'est pas moi qui vais en faire le récit. Il est juste sorti, tout chaud encore, de la Révolution française, et de tout ce qui se passe avec les deux vagues de révolutions - celles de 1830 et de 1894 £ s'y ajoute l'amorce - au travers du marxisme, ou plutôt du message de Marx - de tout ce qui s'ensuivra dans la prise de conscience du prolétariat. S'il s'agit de parler de la France, voyez la succession des régimes.
- Puis il y a des écoles de pensées, des écoles de style : voyez de quelle façon elles s'opposent, se vouent aux gémonies, se condamnent et s'excluent. Et tout ça, ensemble, fait un siècle puissant, riche, varié, qui est sans doute, c'est bien difficile à dire, l'un des plus grands.
- YVES MOUROUSI.- Puissant, riche, varié, justement parce qu'il y a les affrontements ?
- LE PRESIDENT.- Des affrontements multiples, oui, naturellement ! Je crois qu'il y a une dialectique constante. C'est l'histoire de la vie et l'histoire de la mort, et c'est aussi l'histoire de la pensée, celle de l'expression artistique et de l'expression intellectuelle £ c'est tout simplement l'Histoire. Cette dialectique est permanente et en l'occurence, elle atteint une intensité, une ampleur, une force qu'on ne retrouve sans doute pas dans les siècles précédents.\
`Suite sur l'histoire du XIXème siècle`
- YVES MOUROUSI.- Alors, c'est le siècle à la fois des grandes libertés - avec Rimbaud, Verlaine, Baudelaire... - et, en même temps, c'est le siècle de l'ordre moral. Est-ce conciliable ?
- LE PRESIDENT.- Ils ne se sont pas très bien conciliés...Disons qu'une affirmation attire son contraire et qu'ici aussi ça n'a pas manqué.
- YVES MOUROUSI.- L'ordre moral était, à l'époque, la réaction, justement, à ce foisonnement dont ont parlait ?
- LE PRESIDENT.- Oui, j'ai le sentiment que la classe dominante a très bien senti les menaces qui pesaient sur son pouvoir, elle a donc resserré son dispositif politique. Elle a dû parfois céder du terrain, mais finalement elle en a reconquis.
- Et songez simplement maintenant, toujours pour la France, qu'après l'Empire, c'est la Restauration.. La Restauration porte bien son nom. Après quinze ans d'Empire, les grandes guerres de cet Empire, après la Révolution, les idées qu'elle avait répandues, l'explosion de 1789, on a voulu reconstituer une cause, un royaume, des usages, une religion, une étiquette, des façons de penser et d'informer du temps de Louis XV et de Louis XVI. Alors ça ne pouvait pas tenir indéfiniment, et ça a rapidement sauté. Ca n'a duré qu'une douzaine d'années. Mais, enfin, c'était une reprise en main très ferme. Louis-Philippe a navigué comme il a pu et il a fini par succomber £ et, tout de suite après, la IIème République n'a duré que quelque quatre mois. Je sais bien que, dans les livres d'Histoire, elle dure de 1848 à 1852, mais la réalité c'est que, dès le mois de juin 1848, il n'y avait plus de véritable République £ il n'y avait plus que des apprentis dictateurs, ou bien je ne sais quelle nouvelle Restauration £ et la bourgeoisie, la classe dominante, a longtemps hésité avant de se rallier à celui auquel on ne pensait pas, qui était Louis-Napoléon. Louis-Napoléon était d'ailleurs dépassé, même par la classe qui le supportait.\
`LE PRESIDENT ` Suite sur l'histoire du XIXème siècle`
- Et tout cela a fini par la Commune, immense drame, générateur d'idées puissantes et de bouleversements peut-être définitifs. Mais, politiquement, les choses sont plus lentes. Il y a, à la fois, reprise en main avec Thiers, et une IIIème République audacieuse sur certaines idées £ elle a mis en oeuvre un certain nombre des projets et des conceptions de la Commune £ elle a indiscutablement choisi la forme démocratique qui convenait à ce temps-là : la République. Cependant, emplie, et même bourrée d'une sorte de conscience morale très traditionnelle, la IIIème République ne laissait pas filer très aisément les mouvements populaires.
- YVES MOUROUSI.- Oui, mais c'est sous Mac Mahon que l'on chante : "Sauvez, sauvez la France au nom du Sacré Coeur" ?
- LE PRESIDENT.- Oui, il a eu l'édification du Sacré-Coeur qui était une offrande...
- YVES MOUROUSI.- L'expiation !
- LE PRESIDENT.- Oui, l'expiation, ça parait aujourd'hui extraordinaire ! Songez que le premier geste de Louis XVIII revenu sur le trône a été d'ordonner une procession dans la ville de Paris, avec instruction de disposer les tapisseries, les tapis, les draps aux fenêtres avec obligation de s'incliner devant des signes.
- Cette façon d'être, très religieuse, très apparente, ne disait rien aux gens auxquels on l'imposait : voilà, c'est comme ça ! Il y a toujours des forces qui veulent reconstituer le passé.
- YVES MOUROUSI.- C'est dont le choc des forces contraires qui peut mener au progrès...\
`YVES MOUROUSI ` Suite sur le XIXème siècle`
- Est-ce que aujourd'hui nous avons une leçon quelconque à tirer du XIXème siècle ?
- LE PRESIDENT.- C'est-à-dire que le XIXème, je vous le disais tout à l'heure, a quand même vu la naissance du prolétariat et de la société industrielle. On peut naturellement situer au XVIIIème siècle les prolégomènes, les préliminaires, mais, en fait, c'est du XIXème que date véritablement cette naissance !
- Donc naît sous nos yeux une nouvelle classe sociale. Cette nouvelle classe sociale n'a aucun droit. Ni le droit au travail, ni le droit au salaire, ni le droit à la sécurité, ni le droit à la retraite, ni le droit au repos. Les femmes n'existent pas en tant que femmes au regard du droit social, ni les enfants.
- Il y a ce phénomène dominant d'une nouvelle classe sociale, il y a une autre façon de composer la société. Nous sortons des époques où seul le nom du général importait, avec la hiérarchie traditionnelle instaurée pendant des siècles et des siècles en France en particulier. Ce phénomène extraordinaire en commande beaucoup d'autres. Il correspond au développement de l'industrie, dont il est l'un des effets, une conséquence.\
`LE PRESIDENT ` Suite sur le XIXème siècle`
- Et, dans le même temps, cette industrie produit ! Elle produit des matériaux nouveaux. Elle s'intéresse à des techniques nouvelles. La traditionnelle construction en pierre, va céder la place - ce qui s'amorçait déjà sous le Moyen Age, mais d'une manière tâtonnante - au verre par exemple, et au fer. Quand la tour Eiffel surgira, ce ne sera pas le seul monument de ce type, ce sera une révolution dans les esprits. De la même façon, toute une série de techniques de construction vont modifier l'architecture française. Puisqu'on parle d'Orsay, la toiture et l'allée de la gare, comme les Halles, que nous avons malheureusement vu détruire, comme le pont de Saint-André de Cubzac, comme toute une série de réalisations assez extraordinaires, audacieuses, tout cela constitue l'amorce d'un nouveau type de construction comme le sera, comme l'est, le béton.
- Yves Mourousi.- Oui, la tour Eiffel fait plus l'unanimité contre elle, à ce moment-là, que votre pyramide de Pei aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Oui, oui, je reconnais que ça a dû quand même surprendre, là, comme ça, avec L'Ecole militaire dans le fond, cet immense monument fait avec ce matériau qui pouvait paraître totalement primitif, et qui s'élève au-dessus de Paris... D'un Paris très classique et très dessiné. Je reconnais que ça a dû être un choc !
- Yves MOUROUSI.- En tout cas, ça a plus fait l'unanimité que la pyramide que vous avez souhaitée.
- LE PRESIDENT.- La pyramide sera moins voyante... Elle n'a que vingt mètres de haut.
- Yves MOUROUSI.- Un dernier mot, monsieur le Président, dans le domaine de la culture. Malgré tout, pour faire avancer les choses, il faut que le chef veuille ?
- LE PRESIDENT.- Le chef, je ne suis pas le chef ! Celui qui exerce l'autorité a une vertu singulière d'exemple : c'est lui qui donne l'élan. Quand son rôle s'arrêterait là, ce serait déjà considérable. Il donne l'élan, et quand il a la chance de pouvoir apporter, de surcroît, la continuité, alors on voit des monuments se dresser dans Paris, et on voit s'affirmer dans cette ville un style qui, finalement, s'harmonise avec ce qui est alentour.\
- LE PRESIDENT.- Le XIXème est un siècle très riche, plein de bouleversements et de mutations £ en particulier celles de la science et de la technique, je pense en particulier aux techniques de la construction. Quant aux bouillonnements des idées de ce siècle, ce n'est pas moi qui vais en faire le récit. Il est juste sorti, tout chaud encore, de la Révolution française, et de tout ce qui se passe avec les deux vagues de révolutions - celles de 1830 et de 1894 £ s'y ajoute l'amorce - au travers du marxisme, ou plutôt du message de Marx - de tout ce qui s'ensuivra dans la prise de conscience du prolétariat. S'il s'agit de parler de la France, voyez la succession des régimes.
- Puis il y a des écoles de pensées, des écoles de style : voyez de quelle façon elles s'opposent, se vouent aux gémonies, se condamnent et s'excluent. Et tout ça, ensemble, fait un siècle puissant, riche, varié, qui est sans doute, c'est bien difficile à dire, l'un des plus grands.
- YVES MOUROUSI.- Puissant, riche, varié, justement parce qu'il y a les affrontements ?
- LE PRESIDENT.- Des affrontements multiples, oui, naturellement ! Je crois qu'il y a une dialectique constante. C'est l'histoire de la vie et l'histoire de la mort, et c'est aussi l'histoire de la pensée, celle de l'expression artistique et de l'expression intellectuelle £ c'est tout simplement l'Histoire. Cette dialectique est permanente et en l'occurence, elle atteint une intensité, une ampleur, une force qu'on ne retrouve sans doute pas dans les siècles précédents.\
`Suite sur l'histoire du XIXème siècle`
- YVES MOUROUSI.- Alors, c'est le siècle à la fois des grandes libertés - avec Rimbaud, Verlaine, Baudelaire... - et, en même temps, c'est le siècle de l'ordre moral. Est-ce conciliable ?
- LE PRESIDENT.- Ils ne se sont pas très bien conciliés...Disons qu'une affirmation attire son contraire et qu'ici aussi ça n'a pas manqué.
- YVES MOUROUSI.- L'ordre moral était, à l'époque, la réaction, justement, à ce foisonnement dont ont parlait ?
- LE PRESIDENT.- Oui, j'ai le sentiment que la classe dominante a très bien senti les menaces qui pesaient sur son pouvoir, elle a donc resserré son dispositif politique. Elle a dû parfois céder du terrain, mais finalement elle en a reconquis.
- Et songez simplement maintenant, toujours pour la France, qu'après l'Empire, c'est la Restauration.. La Restauration porte bien son nom. Après quinze ans d'Empire, les grandes guerres de cet Empire, après la Révolution, les idées qu'elle avait répandues, l'explosion de 1789, on a voulu reconstituer une cause, un royaume, des usages, une religion, une étiquette, des façons de penser et d'informer du temps de Louis XV et de Louis XVI. Alors ça ne pouvait pas tenir indéfiniment, et ça a rapidement sauté. Ca n'a duré qu'une douzaine d'années. Mais, enfin, c'était une reprise en main très ferme. Louis-Philippe a navigué comme il a pu et il a fini par succomber £ et, tout de suite après, la IIème République n'a duré que quelque quatre mois. Je sais bien que, dans les livres d'Histoire, elle dure de 1848 à 1852, mais la réalité c'est que, dès le mois de juin 1848, il n'y avait plus de véritable République £ il n'y avait plus que des apprentis dictateurs, ou bien je ne sais quelle nouvelle Restauration £ et la bourgeoisie, la classe dominante, a longtemps hésité avant de se rallier à celui auquel on ne pensait pas, qui était Louis-Napoléon. Louis-Napoléon était d'ailleurs dépassé, même par la classe qui le supportait.\
`LE PRESIDENT ` Suite sur l'histoire du XIXème siècle`
- Et tout cela a fini par la Commune, immense drame, générateur d'idées puissantes et de bouleversements peut-être définitifs. Mais, politiquement, les choses sont plus lentes. Il y a, à la fois, reprise en main avec Thiers, et une IIIème République audacieuse sur certaines idées £ elle a mis en oeuvre un certain nombre des projets et des conceptions de la Commune £ elle a indiscutablement choisi la forme démocratique qui convenait à ce temps-là : la République. Cependant, emplie, et même bourrée d'une sorte de conscience morale très traditionnelle, la IIIème République ne laissait pas filer très aisément les mouvements populaires.
- YVES MOUROUSI.- Oui, mais c'est sous Mac Mahon que l'on chante : "Sauvez, sauvez la France au nom du Sacré Coeur" ?
- LE PRESIDENT.- Oui, il a eu l'édification du Sacré-Coeur qui était une offrande...
- YVES MOUROUSI.- L'expiation !
- LE PRESIDENT.- Oui, l'expiation, ça parait aujourd'hui extraordinaire ! Songez que le premier geste de Louis XVIII revenu sur le trône a été d'ordonner une procession dans la ville de Paris, avec instruction de disposer les tapisseries, les tapis, les draps aux fenêtres avec obligation de s'incliner devant des signes.
- Cette façon d'être, très religieuse, très apparente, ne disait rien aux gens auxquels on l'imposait : voilà, c'est comme ça ! Il y a toujours des forces qui veulent reconstituer le passé.
- YVES MOUROUSI.- C'est dont le choc des forces contraires qui peut mener au progrès...\
`YVES MOUROUSI ` Suite sur le XIXème siècle`
- Est-ce que aujourd'hui nous avons une leçon quelconque à tirer du XIXème siècle ?
- LE PRESIDENT.- C'est-à-dire que le XIXème, je vous le disais tout à l'heure, a quand même vu la naissance du prolétariat et de la société industrielle. On peut naturellement situer au XVIIIème siècle les prolégomènes, les préliminaires, mais, en fait, c'est du XIXème que date véritablement cette naissance !
- Donc naît sous nos yeux une nouvelle classe sociale. Cette nouvelle classe sociale n'a aucun droit. Ni le droit au travail, ni le droit au salaire, ni le droit à la sécurité, ni le droit à la retraite, ni le droit au repos. Les femmes n'existent pas en tant que femmes au regard du droit social, ni les enfants.
- Il y a ce phénomène dominant d'une nouvelle classe sociale, il y a une autre façon de composer la société. Nous sortons des époques où seul le nom du général importait, avec la hiérarchie traditionnelle instaurée pendant des siècles et des siècles en France en particulier. Ce phénomène extraordinaire en commande beaucoup d'autres. Il correspond au développement de l'industrie, dont il est l'un des effets, une conséquence.\
`LE PRESIDENT ` Suite sur le XIXème siècle`
- Et, dans le même temps, cette industrie produit ! Elle produit des matériaux nouveaux. Elle s'intéresse à des techniques nouvelles. La traditionnelle construction en pierre, va céder la place - ce qui s'amorçait déjà sous le Moyen Age, mais d'une manière tâtonnante - au verre par exemple, et au fer. Quand la tour Eiffel surgira, ce ne sera pas le seul monument de ce type, ce sera une révolution dans les esprits. De la même façon, toute une série de techniques de construction vont modifier l'architecture française. Puisqu'on parle d'Orsay, la toiture et l'allée de la gare, comme les Halles, que nous avons malheureusement vu détruire, comme le pont de Saint-André de Cubzac, comme toute une série de réalisations assez extraordinaires, audacieuses, tout cela constitue l'amorce d'un nouveau type de construction comme le sera, comme l'est, le béton.
- Yves Mourousi.- Oui, la tour Eiffel fait plus l'unanimité contre elle, à ce moment-là, que votre pyramide de Pei aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Oui, oui, je reconnais que ça a dû quand même surprendre, là, comme ça, avec L'Ecole militaire dans le fond, cet immense monument fait avec ce matériau qui pouvait paraître totalement primitif, et qui s'élève au-dessus de Paris... D'un Paris très classique et très dessiné. Je reconnais que ça a dû être un choc !
- Yves MOUROUSI.- En tout cas, ça a plus fait l'unanimité que la pyramide que vous avez souhaitée.
- LE PRESIDENT.- La pyramide sera moins voyante... Elle n'a que vingt mètres de haut.
- Yves MOUROUSI.- Un dernier mot, monsieur le Président, dans le domaine de la culture. Malgré tout, pour faire avancer les choses, il faut que le chef veuille ?
- LE PRESIDENT.- Le chef, je ne suis pas le chef ! Celui qui exerce l'autorité a une vertu singulière d'exemple : c'est lui qui donne l'élan. Quand son rôle s'arrêterait là, ce serait déjà considérable. Il donne l'élan, et quand il a la chance de pouvoir apporter, de surcroît, la continuité, alors on voit des monuments se dresser dans Paris, et on voit s'affirmer dans cette ville un style qui, finalement, s'harmonise avec ce qui est alentour.\