22 novembre 1986 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à la mairie d'Auxerre dans l'Yonne, le samedi 22 novembre 1986, à l'occasion du centenaire de la mort de Paul Bert.

Monsieur le maire,
- Mesdames et messieurs les conseillers municipaux,
- C'est à vous d'abord que je m'adresse. Vous m'avez invité à célébrer avec vous, à Auxerre, le centenaire de la mort de Paul Bert, je suis venu. Je suis venu pour Paul Bert, je suis venu pour Auxerre.
- Pour Paul Bert, je dirai pourquoi dans un moment, pour Auxerre, il m'est aisé dès maintenant, pour n'y plus revenir, de rappeler qu'à travers trente-cinq années, j'ai constamment suivi l'itinéraire qui me permettait, au volant de ma voiture, de circuler où je voulais, de m'arrêter où je voulais, de rencontrer les amis que je souhaitais rencontrer, d'échanger quelques propos, avec ceux qui se trouvaient sur mon chemin, bref d'appréhender, de connaître l'Yonne, surtout sur l'axe qui va de Sens à Avallon, avant que je ne bifurque soudain vers le sud, en direction de Château-Chinon. Egalement, pendant trente-cinq ans, ma circonscription législative, qui est directement voisine, mitoyenne de l'Yonne, m'a permis d'apprécier la beauté des choses et le caractère des hommes. Et je dois dire que parmi toutes les invitations que je reçois aujourd'hui en ma qualité de chef de l'Etat, celle d'Auxerre m'a fait grand plaisir. Et je n'ai pas hésité. Je vous ai dit je viendrai, parce que c'est une grande occasion que de se retrouver ensemble, rassemblés quels que soient nos choix, nos orientations politiques, nos convictions philosophiques, rassemblés dans cette ville, qui pour nous tous représente une histoire, une histoire de France et une histoire personnelle. Je ne suis pas bourguignon, je ne suis pas originaire de ces lieux, pas plus que je ne l'étais de la Nièvre mais il y a quelque quarante ans que j'y ai été élu pour la première fois. J'y suis resté à travers le temps en face des mêmes électeurs, connaissant les mêmes problèmes. Comment voulez-vous que cet attachement ne soit pas un attachement de vie ? Il l'est resté et je continue aujourd'hui, dans d'autres conditions mais avec le même goût, de me retrouver dans ces deux départements, l'un que je connais dans tous ses détours, l'autre que j'aime encore apprendre, le vôtre, ce sera fait encore un peu plus aujourd'hui.\
Je vous parlerai de Paul Bert, j'ai pris quelques notes car j'ai cherché à mieux saisir le personnage. Et si je vous ai dit que j'étais heureux de me trouver avec vous, pour Paul Bert, à Auxerre, c'est parce qu'il s'agit d'un souvenir vivant et je n'ai pas le sentiment, ce faisant de sacrifier à je ne sais quel rite nostalgique, mais, à un siècle de distance, de témoigner pour des valeurs qui animèrent Paul Bert, le combat qu'il mena et qui reste à mes yeux, l'essentiel des vertus de la République. Ces valeurs, elles ont fondé la République, elles ont gardé toutes leurs vertus, je viens de vous le dire, pas aux yeux de tout le monde, mais c'est moi qui vous parle, et je vous exprime ma pensée.
- J'ai été frappé en parcourant les documents, que viennent de me rappeler deux expositions trop rapidement visitées, mais fort instructives, l'une au conservatoire d'histoire naturelle, l'autre dans les locaux du rez-de-chaussée de cet hôtel de ville, qui m'ont fait parcourir les étapes de la vie et de l'oeuvre de Paul Bert, homme de science et homme politique. J'ignorais beaucoup de ces étapes, j'ignorais beaucoup de ces travaux. J'en connaissais la ligne essentielle, comme beaucoup, et j'ai donc beaucoup gagné en même temps à répondre à votre invitation. Je repartirai d'ici infiniment plus féru de connaissances historiques à l'égard d'une période très importante pour nous tous, la naissance de la République, les préliminaires d'avant la République, l'épanouissement de la fin du siècle.
- Mais ce que j'ai remarqué, je vais le dire de prime abord, c'est la relation, aussi étroite, beaucoup plus que je ne le supposais, entre Paul Bert et Auxerre, entre Paul Bert et l'Yonne. Je savais qu'il y était né, je savais qu'il y avait habité, qu'il y avait vécu, je savais qu'il l'avait représentée, et là s'arrêtait toute ma science, ranimée chaque fois que je passais sur le pont Paul Bert, et que j'apercevais, selon le sens dans lequel je passais, la statue. Même les bas-reliefs au-dessous, je les ignorais. J'en ai connu le dessin, et les allégories tout à l'heure. C'est dire qu'on apprend à tout âge, et il ne faut pas rechigner. Eh bien j'ai constaté de la sorte que la société des sciences de l'Yonne avait exercé une influence déterminante sur la personnalité et l'avenir de Paul Bert. Déterminante £ on se dira, comment une société des sciences, peut-elle l'être, dans une petite ville. C'était encore une petite ville, d'un petit département. Vous me rappeliez tout à l'heure la querelle qui s'était organisée autour de la création de ce département, la façon dont plusieurs villes avaient prétendu être capitale, de vastes circonscriptions, comment on avait disputé à Auxerre sa prééminence, car c'était une ville plus petite que d'autres dans ce même département. Et cependant, avant la fin du siècle, au milieu de ce même siècle, je veux dire le dernier, une société des sciences, non seulement existe - après tout, quelques érudits auraient pu se rassembler pour cultiver entre eux les diverses disciplines, des sciences naturelles, des sciences expérimentales, des sciences de l'homme, des sciences pures -, mais, quand on observe la liste des esprits remarquables dans toutes ces disciplines qui se regroupaient ici-même, on doit penser que votre ville, mesdames et messieurs, a été l'un de ces foyers vivants qui ont permis à la France d'être ce qu'elle est aujourd'hui.\
J'ai noté, c'est à Auxerre, sous les auspices de cette société des sciences, que Paul Bert a exposé pour la première fois ses doctrines et ses méthodes scientifiques dans deux conférences prononcées l'une le 13 février 1865, l'autre le 30 janvier 1866, l'une sur la physiologie de l'individu, l'autre sur la physiologie de l'espèce. Dès 1856 - il avait vingt-trois ans - lisant une notice biographique sur Tambour, remarquable juriste connu bien au-delà des limites de votre département mais dont Auxerre berçait la jeune gloire, Paul Bert, affirmait la supériorité de l'étude des sciences. Vous savez qu'il acquit beaucoup de diplômes, qu'il devint licencié de sciences naturelles dès 1860, qu'il publia beaucoup, et toujours par -rapport à Auxerre. Toujours à la Société des sciences historiques et naturelles de l'Yonne, il publie le Catalogue méthodique des animaux vertébrés qui vivent à l'-état sauvage, dans le département de l'Yonne, avec la clef des espèces, de leur diagnose. C'est aux membres de la Société des sciences médicales de l'Yonne que présidait le docteur Bally, qui lui aussi a laissé un nom, qu'il demande en 1864 le résultat de leurs observations sur la grande question dont tout le monde débattait alors dans le monde des sciences, "la nocuité ou l'innocuité des mariages consanguins", ainsi que sur celle de la surdi-mutité héréditaire.
- Ce savant qui déjà s'affirme, que l'on commence à connaître à Paris, qui fera son chemin, on va le voir, chaque fois qu'il a besoin, disons d'un banc d'essai, d'éprouver sa science naissante, d'éprouver en même temps la contradiction, de recevoir des conseils, c'est à Auxerre, qu'il revient, parce qu'il y avait à Auxerre, assez de gens informés, érudits, capables de l'informer.
- Bouille, dont j'ai vu tout à l'heure le buste, le géologue Cotteau, qui a été président lui aussi de la Société des sciences de l'Yonne, disent que c'est aussi grâce à cette société que Paul Bert a pu affirmer son propre caractère, son attachement à l'étude. Il avait en effet une certaine tendance au dilettantisme, il était incliné vers des recherches ésotériques ou marginales. C'est là qu'il a trouvé sa voie, qui fit de lui, vous le savez, l'un des disciples préférés de Claude Bernard. Il fréquentait le musée zoologique d'Auxerre. Il devint l'ami de ses animateurs. Et lorsqu'il soutint plus tard une thèse de doctorat en médecine, ce fut sur la greffe animale. On voit le lien avec ses observations de sa vingt-troisième année. Lorsqu'il soutint sa thèse pour le doctorat des sciences naturelles pour servir à l'histoire de la vitalité propre des tissus animaux, devant des gens comme Milne-Edwards, Claude Bernard et Duchartre, c'est encore à ses recherches et à ses études d'Auxerre qu'il se rapporte.
- Je voulais vous citer ces éléments que certains d'entre vous connaissent fort bien et mieux que moi. J'ai entendu tout à l'heure s'exprimer le professeur Dejours £ il pourrait en remontrer à quiconque. Et puisque nous sommes ici dans une sorte de séance publique et que beaucoup d'Auxerrois en entendront les échos, je pense qu'il était important qu'ils sachent que dans leur ville, dans leur petit pays, est né, a vécu, s'est instruit, a grandi, est resté toute sa vie attaché sur le -plan scientifique à sa ville, l'homme de premier -plan qui s'appelait Paul Bert.
- Indépendamment de ces choses, vous savez qu'il passa différents doctorats, qu'il soutint plusieurs thèses, qu'il se présenta pour défendre le diplôme de droit romain, Pro-Socio, le diplôme de droit civil sur le "contrat de mariage". Bref cet esprit très vaste, très curieux, s'est appliqué à des disciplines multiples qui font parfois rêver l'homme moderne, condamné plus souvent qu'il ne le voudrait lui-même, à rester à l'intérieur d'une discipline déterminée.\
Mais ce savant, c'est aussi un politique. Le Professeur Dejours le disait tout à l'heure : le choc, ce fut la guerre. La guerre contre la Prusse, la guerre contre l'Allemagne, celle de 1870. Il fut nommé secrétaire général de l'Yonne, en second donc, où il se distingua notamment par l'organisation de ce qu'on appellerait aujourd'hui, le mot est entré dans notre langage moderne, la résistance. Il répandit au demeurant des instructions sur la façon de conduire la résistance : l'approche de l'ennemi, le renseignement, la contre-attaque, que sais-je encore. Puis il sera préfet du Nord. M. le maire d'Auxerre me faisait remarquer à l'instant que c'est une promotion assez rare dont doivent rêver les secrétaires généraux qui se succèdent à Auxerre, mais y restent peu de temps. Ce fut la fin de la guerre. Trois mois après, Paul Bert cessait de servir l'administration d'Etat, de participer à l'exécutif. Il s'engagea dans l'action politique directe et fut candidat aux élections municipales. En 1871 il sera élu conseiller municipal. Il voudra devenir député. Il échouera la première fois en 1871. Il sera élu en 1872, conseiller général du canton d'Aillant-sur-Tholon. Enfin, député comme je viens de le dire, en 1872, il commencera la grande carrière que vous savez.
- Tout à l'heure, on citait devant moi, cette remarque de Paul Bert : "avant d'être naturaliste, je me sens citoyen, et j'applaudis à cette loi de Solon qui notait d'infamie tout citoyen resté inactif au sein des discordes civiles". Voilà une invitation à la politique fort bien exprimée et l'orateur qui l'a exprimée autorise à tous les espoirs quiconque souhaite, encore jeune, s'engager dans la politique : "Je me sens citoyen". J'ai dit à l'instant qu'il avait suivi une carrière de savant. Juriste d'abord, il devint collaborateur, secrétaire d'Alexandre Marie - dont j'ai appris à l'occasion qu'il était lui-même auxerrois - membre du gouvernement provisoire de 1848 et chargé en particulier d'une tâche importante puisque ce fut celle des ateliers nationaux. Bon, voilà donc Paul Bert auprès d'Alexandre Marie qui lui-même était avocat. Sera-t-il lui-même avocat ? Non, cela ne l'intéresse pas. Il devint médecin. Il se spécialise dans la physiologie et se signale par les travaux que je viens de citer. Alors que balbutiait encore la médecine expérimentale, Claude Bernard le remarque, l'engage à ses côtés, comme assistant au Collège de France, et les recherches de Paul Bert contribuent à des découvertes importantes sur les anesthésiques, les venins, les virus, les mécanismes de la respiration. Tout cela, vous le retrouverez dans les salles du Conservatoire d'histoire naturelle. Il succédera en 1868, à son maître Claude Bernard - trop pris par d'autres travaux, notamment par le Collège de France, après ses élections à l'Académie française - et qui abandonne sa chaise de la Sorbonne où désormais Paul Bert siégera. J'ai tenu à rappeler ces choses parce que nous avons beaucoup de jeunes concitoyens qui se sont parfois écartés des chemins de l'Histoire et la meilleure façon d'y revenir c'est de connaître toute une série d'histoires qui font la grande Histoire de la France, celles de nos départements, celles de nos sociétés scientifiques, celles de nos vies municipales, de nos vies de conseil général, celles qui veut qu'un homme s'affirme, s'exerce, apprend, se forme, en remplissant des tâches dites de base. Donc ce grand savant, cet homme qui remplira de hautes fonctions, s'exercera aux tâches qui sont les vôtres, qui furent si longtemps les miennes, qui peuvent largement suffire à l'accomplissement civique d'un homme : la gestion, l'administration municipale, départementale. Il aura donc fallu que cet homme fut affronté au grand choix des années qui virent la naissance de la République pour qu'il s'engage tout à fait.\
C'est donc vous, que dis-je, mesdames et messieurs, vos ancêtres qui l'envoyèrent siéger au Parlement. Et tout de suite il détermine les assises autour desquelles il organisera ses choix politiques, trois réformes qu'il appellera ses "trois piliers" : l'instruction laïque et obligatoire, l'égalité devant le service militaire, la justice fiscale au travers de l'instauration de l'impôt sur le revenu tel qu'on pouvait le concevoir à l'époque. Il n'y réussira qu'en partie et laissera comme nous tous, bien des -entreprises à conclure, bien des combats inachevés. Mais enfin l'oeuvre du savant, et l'oeuvre de l'homme d'Etat vont désormais se conjuguer. Je m'en tiendrai pour aujourd'hui à examiner d'un peu plus près ses combats pour l'instruction primaire gratuite et obligatoire. Il ne faudrait pas oublier l'ensemble des services qu'il a rendus au pays par son combat pour la défense nationale. Lui-même emploie ces termes de "défense nationale", estimant que les termes de "défense" employés jusqu'alors, n'étaient pas suffisants, qu'il fallait engager le peuple tout entier avec Gambetta dans le combat pour la liberté de la France. Et puis l'autre combat qu'il mena, je viens de le dire à l'instant, fut pour l'égalité devant l'impôt. Je pourrais citer des déclarations qui sembleraient incendiaires à certains, sur la nécessité de frapper la fortune là où elle se trouve plutôt que là où elle ne se trouve pas. Mais enfin ceci est une autre affaire.
- L'oeuvre de Paul Bert apparaît plus encore au travers de ses luttes pour l'enseignement primaire. Et quand je dis l'enseignement primaire c'est parce que c'est l'essentiel de son oeuvre, mais il se préoccupa également de l'enseignement supérieur. Quand on songe, vous l'avez rappelé monsieur le maire, qu'il déposait à l'Assemblée nationale dès 1879 un rapport d'ensemble sur l'enseignement primaire où l'on trouve exactement tout ce que contiendront les lois ultérieures. Et vous avez bien fait de rappeler que les fameuses lois Jules Ferry se nourrissent de ce rapport, celles qui seront adoptées un peu plus tard : 1881, 1882 et 1886. Il fut aux côtés de Jules Ferry quand fut conquise, admise, la gratuité de l'école primaire. Il entra lui-même dans l'éphémère gouvernement Gambetta, "le grand ministère", au poste de l'instruction publique. En 1882, il est encore au premier rang de ceux qui votent la loi sur l'obligation et la laïcité scolaires pour les enfants de six à treize ans.
- Comme député, il participe à la préparation, à la -défense et à l'adoption de la loi organique qui établit la charte de l'enseignement primaire, de l'école maternelle à l'école normale £ oeuvre immense ! Dix ans plus tôt, il avait déjà déposé deux propositions de loi, l'une qui modifiait les conditions du recrutement et du fonctionnement des instituteurs et des institutrices primaires, l'autre la composition des conseils de l'enseignement. Au mois d'avril 1876 il obtenait l'urgence sur une nouvelle proposition destinée à améliorer la retraite de divers fonctionnaires de l'enseignement primaire. C'est encore lui qui dépose, sur le bureau de l'Assemblée nationale, cette célèbre proposition de loi en deux articles sur l'établissement des écoles normales primaires, qui devait devenir l'une des lois créatrices de l'enseignement primaire et par le fait-même, de la République. Il voulait en particulier que dans un délai de quatre ans, chaque département fut pourvu d'une école normale d'instituteurs et d'une école normale d'institutrices et que les dépenses - j'y pensais parfois avec regret lorsque je présidais le conseil général de la Nièvre ou bien lorsque j'étais maire de Château-Chinon - pour leur construction et leur installation fussent inscrites parmi les dépenses obligatoires des départements.\
Mais il est important de savoir que fut le contenu humain, la raison profonde de ce combat. Deux ou trois phrases de Paul Bert les situent : "il importe, je le cite, de proclamer la liberté de conscience de l'enfant en laïcisant l'enseignement." Et comme il faisait le lien entre tout ce qui touchait à l'école et à la démocratie, il ajoutait : "seule la démocratie repose sur l'une des bases les plus solides de la morale elle-même, c'est-à-dire sur l'idée de justice". Aussi l'enseignement civique doit-il être donné "dès les premières années de l'école.
- Le nom de Paul Bert reste, dans la mémoire collective, à la fois comme celui d'un homme admiré, respecté, mais aussi d'un homme de combat, donc contesté. L'étude très stricte, très scrupuleuse, de ses discours, de ses oeuvres, et de ses luttes, montre que si, en raison-même des rigueurs du temps, il fut porté à élever la voix, à débattre avec une extrême rigueur, des principes, il n'en demeura pas moins toujours profondément attaché à quelques principes simples qui s'appellent la morale républicaine, j'avais envie de dire, la morale tout court, dans le respect de l'adversaire et dans le respect des consciences. Paul Bert eut à s'occuper du grand débat sur le Concordat, le Concordat du début du siècle, entre l'Eglise catholique romaine et l'Etat français. Ce ne fut qu'après une certaine évolution qu'il parvint à l'idée qu'il convenait de séparer l'Eglise de l'Etat.
- Il servait l'école, l'école publique, qui lui paraissait devoir être laïque, non pas pour interdire l'enseignement religieux, mais pour que tout enfant fut admis, en toute liberté de conscience à l'école du peuple, celle que fondait la République, celle dont il fut l'un des principaux créateurs. Au-delà des combats, dont l'écho nous arrive assourdi, tous les quinze ou vingt ans, rebondit la querelle fondamentale, inaugurée bien avant nous - on pourrait dire sous Louis XV. Depuis ce temps-là, elle se réveille quand l'occasion lui en est fournie. Mais un examen honnête montre que, pour des hommes de la trempe de Paul Bert, il s'agissait d'arracher la conscience des enfants à des influences qui leur étaient imposées, selon lui, et nombreux sont ceux qui pensent comme lui, non pas pour asservir cet esprit, mais pour lui assurer les conditions de sa liberté de réflexion et de pensée. Alors il fallait donner au plus grand nombre les moyens du savoir. Monsieur le maire, - je dis monsieur le maire, je pourrais dire monsieur le député-maire, je pourrais dire, me souvenant que vous avez rempli de hautes fonctions dans le gouvernement de la République, monsieur le ministre, mais c'est en tant que maire que vous m'avez convié - vous avez été confronté à ce type de problème, aux universités : comment former les jeunes gens aux emplois de demain ? C'est de cela qu'il s'agissait et c'est encore Paul Bert qui rappelait, avec quelque véhémence, qu'il ne comprenait pas pourquoi nos lois s'appliquaient généralement aux hommes et pas aux femmes. Et il réclamait, en particulier, que fut reconnu le travail des institutrices, qui généralement ne figuraient qu'en appendice aux principes édictés pour la condition masculine. Former aux emplois de demain, établir le lien entre l'école et le métier. Là-dessus, inutile de s'engager dans d'autres querelles qui seraient subalternes. Quel est le gouvernement conscient de ses devoirs envers les français qui ne considèrerait pas comme une priorité absolue d'abord l'école pour tous, l'école possible quels que soient les moyens dont disposent les familles, donc l'école gratuite, enfin l'école, qui en qualité et en disponibilité, permette toutes les chances étant accordées à l'enfant, l'accès aux métiers, à l'enseignement supérieur, à la responsabilité de sa vie, à la responsabilité civique.\
Alors, il faut aller loin, c'est l'enseignement supérieur, et il faut commencer tôt, c'est le pré-élémentaire, l'école maternelle. J'ai dit tout à l'heure que l'ensemble du cursus a été expliqué, exposé par Paul Bert. Il ajoutait l'enseignement civique et moral. J'ai tenu à ce que, dans les années récentes, cet enseignement fut réinstauré au sein de l'école primaire. Je crois que c'est très important, dès lors que l'on peut être assuré que les maîtres auront un scrupule suffisant, parce que que ce scrupule c'est toute leur vie, c'est leur métier-même, leur engagement : le respect de la conscience des enfants. Cet enseignement civique et moral doit apprendre des choses simples : que chaque individu n'est pas seul, qu'il appartient à une collectivité, sa famille, son quartier, son village, la société ambiante, le petit pays, le plus grand, la France £ qu'en tant qu'individu, il est membre de l'espèce humaine, quelle que soit sa couleur, sa culture, sur la surface de la planète. L'enseignement civique et moral fait qu'un homme s'affirme en tant qu'homme, abordant les problèmes et cherchant à maîtriser les choses et toujours prêt à comprendre les autres hommes.\
Si l'on s'intéresse aux enfants, il faut aussi s'intéresser aux maîtres, aux enseignants. Il faut veiller à la formation de ces maîtres. J'ai rappelé il y a un moment qu'il `Paul Bert` avait réclamé quatre ans de formation pour les instituteurs. Quel rôle ont rempli les écoles normales d'instituteurs et d'institutrices dans l'histoire de la République ! Combien d'entre vous ont connu dans leur famille, ou dans leurs proches, cette admirable cohorte des instituteurs de la fin du 19ème siècle, et de ce siècle où nous vivons. Ils ont été les fondateurs de la République, mais d'une certaine République, celle que l'on préparait à subir les luttes avec l'extérieur, à résister aux agressions physiques mais aussi aux agressions intellectuelles et spirituelles. Telle est la vraie résistance d'un peuple qui, non seulement n'accepte pas de périr, mais qui entend faire valoir, pacifiquement, les vertus et les principes qui l'animent. J'ai toujours pensé qu'il fallait vraiment associer nos efforts pour permettre à nos institutrices, à nos instituteurs - autant que les spécialistes et eux-mêmes l'estiment nécessaire - de maîtriser leur propre métier et transmettre aux enfants de France l'idéal et les connaissances qui sont les leurs.\
Mais tout cela nous ramène à Paul Bert. Dans tout cet exposé, j'ai paraphrasé Paul Bert, j'ai tenté d'exposer sa pensée. Vous savez de quelle façon s'acheva son action. Il fut nommé résident au Tonkin-Annam pour y apaiser les révoltes, pour y inaugurer une autre politique. Aussitôt, peut-être avec un certain esprit de système, mais le bon - enfin...si jamais il y a un bon esprit de système, ceci n'est qu'une remarque purement personnelle - il voulut transférer à la péninsule indo-chinoise des critères qui étaient les siens et notamment pour l'enseignement. Il faut signaler que là il avait tout à fait raison. Le droit devait être partout le même, non pas dans ses applications dans la vie quotidienne, non pas vis-à-vis de n'importe quelle forme de moeurs, mais toujours pour l'essentiel, c'est-à-dire les grands principes qui doivent conduire la vie d'un homme et celle d'une société.
- Mais vous savez qu'à peine arrivé au Tonkin il y mourra d'épuisement le 11 novembre 1886, ce qui explique pourquoi nous fêtons, avec seulement quelques jours de retard, le centenaire de sa mort. Il fut "initiateur de vérité, de liberté et de civilisation", dira Marcellin Berthelot, ministre de l'instruction publique, dont on vient de rappeler avant moi qu'il présida les obsèques nationales de Paul Bert à Auxerre. A quoi répond Jean Macé lorsqu'il s'écrie : Paul Bert, c'était le combattant contre l'ignorance qui n'aura jamais cessé d'affirmer et de mettre en oeuvre les valeurs de la connaissance et de la rigueur de l'esprit ".\
Je voudrais terminer, mesdames et messieurs, par une citation : "L'école est la patrie, - c'est Paul Bert qui parle -, nous voulons tous l'instituteur libre et honoré, nous voulons tous une instruction complète, sérieuse, allant chercher l'enfant jusqu'au fond du dernier des hameaux, car tous les enfants ont égalité de droit aux yeux de la nation £ nous sommes d'accord mais pourquoi le sommes-nous ? C'est parce que tous, nous poursuivons d'une égale ardeur, d'un égal amour, d'un amour filial également passionné, je ne dis pas la régénération de la France, c'est fait, mais le développement progressif, indéfini de sa grandeur, de sa fortune et de sa gloire, avec la pleine intégrité de sa liberté, de ses frontières : nous voyons dans l'école le lieu où se cimente l'unité nationale " Voilà ce qu'écrivait, ce que disait Paul Bert.
- Interrogeons-nous : en 1986, en dépit des efforts multiples et incessants de ceux qui en eurent la charge, peut-on dire que tout enfant, jusqu'au fond du dernier hameau, peut jouir de l'égalité des droits aux yeux de la nation ? Vous savez bien que nous n'y sommes pas encore parvenus et que ce combat, qui paraît aujourd'hui ancien, puisqu'on parle de la deuxième moitié du XIXème siècle, est encore le nôtre aujourd'hui à la fin du XXème siècle. Paul Bert ajoutait : "c'est pour cela que dans cette communion de nos âmes, dans cette vibration harmonieuse de nos coeurs au sein de cette fête fraternelle - c'était une réunion comme celle-ci, une fête fraternelle, avec vous tous, très différents les uns des autres, dont j'ai d'une certaine manière la charge pour le temps qui m'est donné, charge lourde, oui, mais simple aussi, dès que l'on va à l'essentiel - devant ces désirs patriotiques et ces généreuses espérances, je vous propose à tous de répéter avec moi les mots qui doivent être notre devise : par l'école, pour la patrie".
- Les temps ont-ils changé ? Assurément. Mais ont-ils changé au point que nous devions modifier les données de base fournies par Paul Bert ? J'ai demandé au Collège de France, il y a quelques années, de me remettre un rapport sur la manière dont il concevait toutes les formes d'enseignement, tous les apprentissages du savoir. Ce rapport a été publié en son temps. Je n'y reviens pas. C'était la première fois qu'on demandait au Collège de France une participation de ce type aux réflexions d'Etat, la première fois depuis - c'est un hasard - François Ier. Mais on se souviendra que par tous les efforts fournis, chacun à sa manière, avec sa conviction, concourt à ce que la France grandisse. Et elle ne grandira que par l'école et par l'esprit de tolérance, de respect des consciences, à l'école, oui, mais par l'école. Il faut bien se garder de la diviser. On se souviendra que demain, comme hier, il n'y aura de république forte et prospère que par une justice sociale exigeante, une défense nationale puissante, un système éducatif de qualité et offert à tous : c'est l'héritage de Paul Bert, que j'évoque aujourd'hui dans sa ville d'Auxerre.
- Merci monsieur le maire, merci mesdames et messieurs.\