17 juin 1986 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'hôtel de ville de Chartres, à l'occasion de l'inauguration du monument à la mémoire de Jean Moulin et de l'avenue Maurice-Violette, mardi 17 juin 1986.

Monsieur le Maire,
- Mesdames,
- Messieurs,
- Lorsque j'ai reçu votre invitation pour venir célébrer, dans cette ville, le souvenir de Jean Moulin et de Maurice Violette, il m'était facile d'accepter, car c'était pour moi l'occasion de célébrer deux hommes inscrits dans l'histoire de la France au travers des services rendus dans cette ville et ce département.
- L'allocution que vient de prononcer Georges Lemoine `maire de Chartres`, a établi, en peu de mots, une suite déjà très noble des événements qui ont pu illustrer Chartres, des personnages qui ont signifié de grandes époques de l'histoire de France. Il faut savoir, surtout les plus jeunes d'entre vous, que Maurice Violette, dans son genre et, - j'en dirai un mot - Jean Moulin, connu désormais de tous les Français, incarnent bien un type d'hommes, de patriotes, de républicains. Ce sont des hommes qui ont très simplement et très obstinément accompli leur devoir, non point tant pour servir d'exemple, même s'ils sont aujourd'hui l'exemple-même de ce qu'il convient d'accomplir, mais parce qu'ils avaient conscience qu'ils devaient le faire. Ce qui vient d'être lu dans les récits qu'en a fait Jean Moulin de cette tragique journée du 17 juin, marque bien qu'il ne s'agissait que de cela : plutôt\
Maurice Violette vous en avez d'abord parlé, et nous avons inauguré l'avenue qui portera son nom à Chartres. Bien entendu, on le connaît, à Dreux, et au-delà de Dreux dans ce département, puisqu'il a présidé au Conseil général si j'ai bien compris pendant près de quarante ans. On en connaissait le caractère, le difficile caractère, la rigueur, la rude rigueur. Peut-être se souvient-on de certains de ses actes en sa qualité de ministre de la République. On a dit 1917, on a dit 1936, ce sont des dates qui s'inscrivent dans l'histoire de la France, des moments de douleur ou des moments d'espoir, et Maurice Violette était là.
- Je l'ai connu après la deuxième guerre mondiale. J'ai appartenu au même groupe parlementaire que lui et nous avions noué des relations d'amitié et de confiance. Lorsque je fus ministre de l'intérieur de Pierre Mendès-France en 1954, Maurice Violette m'avait conseillé : nous avions passé une soirée ensemble. Investi, assez jeune, d'une des responsabilités majeures du gouvernement de la République, j'avais besoin d'entendre ce vieil homme qui pouvait m'en parler à la fois par sa science, sa compétence, mais aussi par l'attachement profond, irrésistible qu'il portait à la République.
- Je disais caractère rigoureux, chacun le sait ici, Jean Moulin l'a noté. Croyez-vous qu'il faille être un homme facile pour mener les affaires difficiles ? Il était exactement adapté à ce qu'il convenait de faire dans la tempête, quand le choc des idées et des hommes exigeaient lucidité, courage, ténacité. Qui se plaindra qu'un homme d'Etat ait pu participer à de grands moments de notre histoire et y contribuer sans défaillir ? Toujours à la hauteur de ce que l'on attendait de lui, puis capable sans dire un mot et sans se plaindre de rentrer chez lui dans les plus modestes fonctions que lui confiaient ses compatriotes, maire, conseiller général, parlementaire.
- Peut-être nous récite-t-il un certain regret - je crois l'avoir perçu dans ses propos - de n'avoir pu toujours servir, non pas au premier rang, ce n'est pas ce qu'il attendait, mais davantage.
- Ce caractère exigeait les responsabilités. Comment la plupart des hommes dans la vie politique ne seraient-ils pas prudents ou circonspects devant ceux dont le caractère gouverne la vie ? Et puis voilà que le temps passe. Et ce temps peu à peu fait sa place à Maurice Violette. La ville de Dreux a pris récemment, au cours de ces dernières années, d'intéressantes initiatives £ les télévisions nationales ont fait écho £ l'historien a noté ce nom, s'intéresse à ce personnage et le distinguera au sein de cette élite républicaine qui a fondé la République, qui l'a maintenue, qui l'a préservée, qui a su résister quand il fallait, et qui, simplement avec dignité, a terminé sa vie comme il l'avait vécue.\
J'évoquerai Jean Moulin maintenant, personnage dont la dimension, depuis maintenant quarante ans et davantage, est reconnu bien au-delà de nos frontières. Parler de Jean Moulin, je l'ai déjà fait dans d'autres lieux, à Bordeaux notamment, lorsque j'ai pu visiter un musée qui lui est consacré, m'intéresser aux ouvrages qui ont paru sur lui, de même que j'ai connu personnellement la plupart de ses compagnons. Peut-être nos pas se sont-ils croisés lorsqu'il remplissait sa mission. J'ai approché d'assez près les circonstances de sa mort et la plupart des acteurs de ces moments tragiques. Et je crois bien que l'histoire ne s'est pas trompée en le distinguant parmi tous et en le proposant comme celui qui pouvait incarner les vertus de la Résistance.
- Vous avez déjà entendu le mot dans la bouche du maire de Chartres `Georges Lemoine`, je l'ai repris une fois, je vais le dire encore : Résistance. Ce mot écrit sur la Tour de Constance lorsque à Aigues-Mortes, d'autres persécutés préféraient déjà la mort au reniement. Résistance, nous l'avons vécue, ceux de ma génération : tout simplement défendre sa patrie.
- Il est des moments où l'on doute : où se trouve le devoir ? Et l'on ne peut en découvrir le vrai chemin qu'en se reportant à quelques données simples, presque instinctives. On résiste pour sa patrie et la patrie c'est une terre, une terre avec des paysages, leurs reliefs, leurs couleurs, leurs chemins, tous les itinéraires qui conduisent aux quatre coins de la patrie, où l'on parle le même langage, où l'on se comprend vite, où s'entremêlent les ancêtres, on a fait l'histoire ensemble et on va continuer. La patrie, une réalité charnelle, vivante, précise. On résiste pour la patrie. Mais comment voulez-vous dire si cette patrie elle-même n'incarne pas d'autres valeurs. Si la patrie elle-même ne signifie pas autre chose qu'une configuration physique et matérielle. C'est immense déjà, c'est nécessaire. Est-ce suffisant?\
Ces valeurs respectées par Maurice Violette et par Jean Moulin sont également simples à définir. Pour ces deux hommes, ces valeurs s'identifiaient à la démocratie. Que la patrie soit juste, qu'elle soit juste pour tous ces fils, qu'elle n'accepte pas que se perpétuent les injustices, les inégalités, la domination de l'un sur l'autre, d'un groupe social sur un autre groupe social, que ne soient pas appelés à la défendre ceux qui auront été rejetés par elle, lorsqu'il s'agissait de vivre la paix. Que gratitude leur soit rendue. Et le sens plus profond, encore plus philosophique : la France c'est aussi l'ensemble des Français et les Français méritent, valent bien qu'on serve leur cause et qu'on la serve de telle sorte que nul ne puisse se croire et se dire écarté, dominé, étranger à sa propre patrie. Nombreux sont ceux qu'inspirent ces valeurs et je m'en réjouis.
- Pour Maurice Violette et pour Jean Moulin la patrie c'était aussi la République vivante et juste, c'était le combat pour la démocratie surtout lorsque pendant la deuxième guerre mondiale on a pu mesurer, face aux forces de la violence d'une idéologie de domination du racisme, bref, devant les nazis, ce que pouvait représenter cette richesse inimaginable d'un pays démocratique où les lois protègent les citoyens, où les citoyens s'expriment, où chacun peut venir vivre sur son sol s'il en respecte les lois. Un pays ouvert et accueillant qui sait bien qu'il s'enrichira de tous ces apports qui lui viennent, parce que c'est un pays que l'on aime un peu partout, au travers de la terre, parce que c'est un pays qui a su toujours compléter ses propres vertus par celles des autres.
- Cette démocratie, cette République pour cette France fière, inaliénable, aimée, oui, cela a valu à Maurice Violette plus d'un demi siècle de consécration à la vertu civique, cela a valu à Jean Moulin la jeune et tragique gloire d'un destin vite interrompu, le 17 juin 1940 et puis la fin, l'atroce fin dans sa solitude dernière, dont il avait déjà pu connaître les prémices. Je n'ose imaginer ce qu'étaient ses pensées. Je crois cependant que Jean Moulin a su qu'il avait accompli sa tâche comme patriote, comme un résistant devait le faire. Sans doute n'a-t-il pas imaginé qu'il en deviendrait le symbole, ce n'est pas ce qu'il cherchait. Mais nous, nous l'avons reconnu et nous savons que Jean Moulin s'inscrit dans la lignée des héros qui ont marqué à travers les siècles le cheminement de la France attachée à ses valeurs profondes.\
Voilà ce que je voulais vous dire ce soir à Chartres. Où le dire plus et mieux qu'ici ? Il reste autour de Maurice Violette bien des compagnons des années passées ou bien la relève s'est faite. Je me souviens qu'une espèce de passion qui habitait Françoise Gaspard lorsqu'elle me disait qu'au nom de sa génération elle souhaitait avec beaucoup d'autres habitants de Dreux, de quelque opinion qu'ils fussent, s'imaginent, relever la signification historique et républicaine de Maurice Violette. Je pense que le témoin, que le relais passe de main en main et que les plus jeunes d'entre vous, que les enfants de nos écoles devront apprendre qu'ils ont eu dans ce département et dans la ville voisine, il a d'ailleurs siégé ici-même dans l'Assemblée départementale, un de ces grands républicains qui ont fait de la France ce qu'elle est aujourd'hui : un pays singulier, original et souvent exemplaire dans la tradition de 1789, l'intransigeance de ses grands serviteurs, qui avaient lu et qui s'étaient enracinés dans la déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Ces mots évoquent encore beaucoup pour plus de Français qu'on ne croît. Ce sont nos lettres de noblesse à nous, à nous qui ne rejetons aucune autre phase lorsqu'elle est digne de notre histoire mais qui nous reconnaissons dans une tradition et cette tradition c'est celle qui inspira les premiers fondateurs de notre République.
- Voilà ce que j'avais à vous dire : Maurice Violette, Jean Moulin. J'étais ému tout à l'heure de me trouver devant ce monument dédié à Jean Moulin, devant les cendres de ces résistants morts en déportation, dans les camps nazis. Je percevais à quel point cette ville devait être fière d'avoir été le théâtre de ces actes sanglants, mais fière que le sang et la mort aient été dominés par l'esprit de Jean Moulin.
- Tout Chartrain doit se sentir porté par cet exemple. Vous avez cité le nom de Marceau tout à l'heure, il est né là. Vous avez cité le nom de Henri IV £ il a été consacré, couronné là. Jean Moulin a signifié un autre moment de l'histoire, celle où les Français dans le malheur et le déchirement disposent du témoin qui viendra parler au nom du peuple tout entier, qui viendra incarner notre histoire, qui sera la patrie d'un moment, qui assurera le lien entre le passé et l'avenir, qui sauvera le présent et qui agissant de la sorte nous apportera la certitude supplémentaire que la France, pour peu que les Français le veuillent, - et je sais qu'ils le veulent - peut traverser tous les périls en comptant d'abord sur elle-même, sur ses sentiments et son attachement au meilleur d'elle-même. Et le meilleur d'elle-même qu'est-ce que c'est sinon parmi beaucoup d'autres, Maurice Violette et Jean Moulin ?
- Je vous remercie monsieur le maire de m'avoir fourni l'occasion de venir à Chartres en cette circonstance. Les souvenirs sont liés. Demain je me trouverai au Mont-Valérien, nous écouterons l'appel du général de Gaulle, je m'inclinerai devant les tombes des morts pour la France choisis parmi tant d'autres comme exemplaires. Nous nous recueillerons une fois encore le 18 juin et dans notre coeur et dans notre esprit nous éprouverons la gloire des grands destins en sachant que rien n'est plus beau pour un pays que d'inspirer le sacrifice.\