12 mai 1986 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'issue du dîner offert à M. Christos Sartzetakis, Président de la République hellénique, sur les relations franco-helléniques et la présence de la Grèce dans la CEE, Paris, lundi 12 mai 1986.

Monsieur le président, Madame, Mesdames et messieurs,
- En vous accueillant, il y a quelques heures, à Orly, je vous ai dit, au nom de la France, combien nous étions heureux de vous recevoir, vous-même, monsieur le Président, vous madame ainsi que les membres de la délégation qui vous accompagne. Je vous ai dit ce qu'étaient la sympathie et l'estime de mon pays pour le vôtre, mais aussi pour votre personne.
- Vous me permettrez de rappeler cette soirée du 21 juin 1985, alors que le soleil se couchait sur l'un des paysages les plus grandioses du monde, où nous étions ensemble, le président de la République hellénique `Christos Sartzetakis`, le Premier ministre, mon ami Andréas Papandreou et moi-même. Nous avons, chacun à son tour, célébré ce moment. Il s'agissait d'inaugurer le cycle de manifestations pour "Athènes, capitale culturelle de l'Europe".
- Je vous rappelais également qu'en moins de vingt ans vous étiez le troisième chef d'Etat grec à être reçu ici-même, et vous êtes particulièrement bienvenu. Vous savez ce que votre civilisation a été et est pour la nôtre, qui s'honore de cette filiation. Vous savez tout ce que nous lui devons dans le domaine de la pensée, de la science et de l'art.
- Tout ce qui touche à votre pays soulève dans le nôtre émotion et intérêt spontanés. Pourquoi de tels sentiments ? Ils s'expliquent sans doute par la ferveur que nous inspire depuis des siècles cette civilisation, ses formes, son langage, ses leçons, à quoi s'est ajoutée la fraternité des attitudes, des comportements et des choix dans une histoire récente. Rien ne nous a jamais vraiment opposés. Jamais nous ne nous sommes affrontés. Par une sorte de complicité due à l'histoire, à la nature, à la culture, que sais-je ? aux formes de l'esprit, sans doute, nous nous comprenons et nous sommes solidaires.
- Nous nous comprenons car nous nous réclamons, je le crois, des mêmes valeurs idéales. Et puis la démocratie qui pourrait en parler sans évoquer Athènes. Elle a connu bien des vicissitudes, sans doute. Mais la leçon fut reçue, jusqu'à l'Etat de droit d'aujourd'hui, que nous partageons vous et nous. Et ces valeurs, je puis le dire, monsieur le président, vous en êtes un vivant symbole. Nul n'ignore ici, dans cette salle et bien au-delà, les actes qui ont fait, que, vous, un citoyen parmi les autres, vous fûtes distingué pour diriger l'Etat. Vous n'avez pas hésité quand il le fallait à invoquer le respect de la loi, le culte de la vérité, la dignité de l'homme au moment où ces mots vous désignaient à la vindicte des ennemis de la liberté. Preuve, s'il en était besoin, que la démocratie n'est jamais octroyée. Elle se mérite. Elle est pétrie au courage quotidien et souvent modeste de tous ceux qui refusent de se plier au joug de l'arbitraire.
- Je souhaite et je pense que la démocratie conserve sa force d'attraction. L'exemple de la Grèce et celui de combien d'autres nations européennes, l'ont démontré. Celui, plus récent des pays d'Amérique latine, du Pacifique montre que les dictatures ne sont pas sans retour surtout lorsque le refus puise sa force dans l'amour de la patrie. Née de l'idée du bien, la démocratie se renforce par l'expérience de son contraire. Sans doute certains sourient et prêtent à la démocratie quelque naïveté, bien des lenteurs, quelques difficultés d'être.
- Mais en fin de compte, si nous savons précisément comprendre que rien n'est plus fort et plus durable que le consentement des citoyens, à nous de donner à nos démocraties naissantes ou renaissantes les dons, les attributs et les vertus qu'elles exigent.\
Monsieur le président, je suis de ceux qui ont toujours pensé, je ne suis pas le seul ici, que l'Europe ne serait pleinement elle-même que le jour où elle aurait intégré sa dimension méditerranéenne. Aussi je me réjouis très vivement de l'ancrage qui me paraît définitif, irréversible de la Grèce dans la Communauté et de sa volonté, je l'ai constaté tous les jours, de jouer de plus en plus le jeu européen. On le sait bien, ce n'est pas une tâche aisée que de faire marcher, non pas au même pas, mais tout de même en harmonie, douze pays aux intérêts hétérogènes, aux traditions souvent contraires. A côté des avantages que dispensent l'appartenance à cet ensemble en devenir, il y a les responsabilités à assumer, les arbitrages à rendre, les sacrifices à consentir.
- Mais la solidarité, et cela vaut pour la vie privée comme pour la vie publique, la solidarité est à ce prix. Et finalement chacun y gagne. Votre pays désormais membre à part entière de la Communauté européenne l'a bien compris.
- Avec ses douze Etats membres, la Communauté atteint sinon sa taille définitive - qui peut le jurer, et puis ce n'est qu'un accident de l'histoire, notre continent, depuis si longtemps dans sa diversité comme dans ses ruptures, nous réserve sans aucun doute une autre dimension - du moins la Communauté est forte de l'équilibre actuel, elle est à même de faire face aux impératifs du temps que nous vivons : des institutions plus fortes, un véritable marché intérieur, la préservation de l'acquis agricole, un système de ressources adapté à ses objectifs, une meilleure solidarité interne, une attention plus constante aux pays tiers méditerranéens, et aussi, comme gage de l'avenir, le renforcement d'une coopération technologique et spatiale déjà bien engagée et dont le projet Eurêka peut devenir demain le noyau principal.
- C'est un vaste programme, il pourrait effrayer. Mais que pouvaient penser ceux qui ont conçu et fondé l'Europe au cours de la génération précédente ? Oui, l'Europe a besoin qu'on lui trace des ambitions fortes, elle ne réussira pas simplement au quotidien, elle ne réussira pas si seulement des techniciens ou des experts se penchent sur elle, il faut que les politiques voient beaucoup plus loin et décident déjà dans leur esprit la carte future du monde. Ce n'est pas la vigueur des identités nationales qui menace sa cohésion, mais bien la conjonction des intérêts catégoriels, bref l'affadissement des projets et donc des volontés.\
Je pense ce soir, vous recevant et vous voyant toutes et tous autour de cette table, que dans le -cadre de leur solidarité européenne, la Grèce et la France ont ensemble une responsabilité particulière. C'est la géographie aussi qui commande, l'histoire passe toujours par les mêmes chemins de la géographie. Je pense à la Méditerranée : vous y êtes et nous de même et vous savez bien que nous ne pouvons pas développer l'Europe simplement en tant qu'Europe et qu'elle devra cette Europe-là, garder pleine ouverture sur l'autre rive de la Méditerranée. Tant de tensions persistent, autour de cette mer intérieure, tant de rivalités, parfois même certaines timidités européennes que je regrette. Enfin, nous avons célébré il n'y a pas si longtemps, l'intégration du Portugal et de l'Espagne, après la vôtre, essayons pour le moins de ne pas approfondir le fossé qui sépare nos pays de ceux d'Afrique. La France, c'est sa règle, respectera ses engagements, elle agira pour que les impératifs de développement des pays du Sud soient pris en compte.\
Et puis, il y a la sécurité, la sécurité là où nous sommes. Dans la mer mythologique déjà, le navigateur s'exposait à de fâcheuses rencontres. Il n'est que de se souvenir de bien des périples, vous me pardonnerez de ne pas les citer, enfin parlons au moins d'Ulysse. Et il est vrai que nous sommes chaque jour exposés à connaître des mouvements dont on ne sait pas si nous saurons nous en rendre maîtres à moins d'en avoir la ferme volonté. Songez par exemple au défi que nous lance le terrorisme. Chacun de nous sait bien que la réponse requiert une détermination sans faille, le discernement dans le choix des moyens et une coopération constante et efficace. Beaucoup a été fait, notamment dans les dernières semaines, mais il faudra faire plus encore dans le respect de nos obligations.
- Bref, mon pays la France souhaite que soient abordés, avec un esprit clair, des problèmes difficiles qui sont les nôtres aujourd'hui, et particulièrement ceux qui vous tiennent à coeur, celui de Chypre, notamment. Là comme ailleurs, tout règlement passe par la conciliation, par le dialogue entre communautés mais aussi par le respect de quelques principes fondamentaux, l'indépendance, la souveraineté, l'intégrité territoriale. Comment pourrait-il en aller autrement ? La France n'a pas pour habitude de reconnaître le fait accompli comme source du droit. Elle ne peut que souhaiter que les parties antagonistes engagent la discussion et que la raison, l'équité et le droit l'emportent.\
Monsieur le Président, je n'aurai garde d'oublier, parmi tant de faits de l'histoire qui nous unissent, la foisonnante vitalité du dialogue établi entre écrivains, artistes, créateurs grecs et français, si nombreux, ici-même, ce soir, parmi ceux et celles qui vous accompagnent et ceux qui, habitant la France, nous ont fait la joie de se joindre à nous. Un très grand nombre d'étudiants grecs fréquentent nos universités. Il n'est pas un domaine - musique, cinéma, sculpture, littérature, que sais-je - où l'un des vôtres ne se soit hissé au premier rang de notre culture commune mais aussi de notre culture française, apportant une contribution très forte au patrimoine culturel de la France.
- Et nous souhaitons, c'est un faible que vous pardonnerez, que la langue française continue, comme par le passé, à être enseignée, à être utilisée partout, et à trouver ses titres de noblesse. Comment ferions-nous ici-même si la langue française n'était pas aussi celle de votre pays ? D'ailleurs, il est très agréable de penser que ce que je suis en train de vous dire est pratiquement perçu par tous les invités, ce qui est assez rare il faut dire dans les dîners de cette sorte.\
Vous êtes venus à nous, aujourd'hui, vous resterez quelques jours en France, vous remplirez le devoir de votre charge, j'espère que vous y trouverez autre chose qu'une simple obligation. Croyez-moi, quel que soit le milieu, quelles que soient les personnes que vous rencontrerez, je sais que chacune d'entre elles aura une dilection particulière à recevoir en votre personne, madame, en votre personne, monsieur le président, à recevoir la Grèce.
- Je vous ai dit que nous n'avions à partager que des souvenirs de confiance et d'amitié. Mais enfin il y a toujours mieux à faire encore. Votre premier voyage d'Etat à l'étranger depuis votre accession à la tête de la République hellénique, c'est bien pour nous un témoignage à retenir. Nous y sommes sensibles, croyez-le. Votre histoire, votre littérature, votre philosophie, nous en avons plein la tête, nous sommes pour partie formés à vos disciplines et nous pensons - ne pêchons pas par excès d'humilité - qu'à travers les siècles, je dirai même les millénaires, le creuset qu'on appelle aujourd'hui la France a bien restitué une part de ce qu'il avait reçu et que, à notre tour, nous avons pu apporter une contribution fort utile pour que, dans tous les ordres de l'esprit, l'homme pût grandir à sa raison.
- Il me sera très facile après ces mots, de lever mon verre, madame et monsieur le président, d'abord à votre santé, à celle des vôtres, je veux dire de votre famille, celle de vos amis, et vous mesdames et messieurs, venus de Grèce jusqu'à nous, sachez que ce verre qui se lève, c'est un symbole que l'on pratique un peu partout, que nous pensons à vous et que nous faisons des voeux pour que vous soyez heureux ici. Mais, dépassant les personnes présentes, c'est au peuple grec que je m'adresse pour lui dire vive la Grèce, à quoi j'ajouterai, et vous le comprendrez, vive la France.\