26 février 1986 - Seul le prononcé fait foi

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Premier entretien entre M. François Mitterrand, Président de la République, et Mme Marguerite Duras, écrivain, publié dans "L'Autre Journal" le mercredi 26 février 1986, intitulé "Le bureau de poste de la rue Dupin".

MARGUERITE DURAS.- Quand je me souviens de vous pendant la guerre, de cette période de notre vie où nous étions jeunes, je vous vois à la fois dans une crainte profonde et constante de la mort et en même temps dans une disposition non moins constante à la braver. Vous étiez d'une espèce de courage dont je n'ai jamais trouvé l'équivalent - excusez cette confidence que je ne vous avais jamais faite -. Vous étiez d'un courage à la fois raisonnable, raisonné, et fou. Comme si combattre votre propre peur de la mort avec des actions quasi suicidaires était la passion véritable de votre vie. Je pense très souvent à l'épisode du bureau de poste de la rue Dupin.
- LE PRESIDENT.- Est-ce qu'on peut parler ici de peur ? J'avais une éducation, peut-être un tempérament, qui me rendait assez philosophe. Mais l'angoisse de ce qui entoure le phénomène qu'on appelle la mort, autant le problème de l'au-delà que celui de la décomposition du corps, je ne l'ai jamais tout à fait surmontée. Mais la mort n'en reste pas moins un problème de la jeunesse. J'ai été amené à cotoyer la mort assez tôt puisque j'appartenais à cette génération que vous avez bien connue, des jeunes qui à vingt ans ont été saisis par la guerre. Il a bien fallu vivre avec.
- Je me souviens d'un moment, devant Verdun - le Verdun de 1940, pas celui de 1916, mais enfin c'était quand même un Verdun qui n'était pas très fréquentable, une nouvelle fois -, l'attaque allemande s'est produite, c'était une infanterie de troupes SA extrêmement vigoureuse, alerte, jeune, pantalons courts, bagages légers, mitraillettes mobiles. Et nous, on était là, quand on marchait en cohorte on avait trente kilos sur le dos, on avait des bandes molletières - on était complètement engoncés, on ne pouvait pas courir -, on avait des vieux fusils très lourds aussi - une différence incroyable. Bon, alors, l'attaque allemande commence, elle me réveille - je dois dire qu'à ce moment-là j'étais sergent, je crois nommé sur le terrain, plutôt anti-militariste, j'avais refusé de faire tous les pelotons... vous savez qu'on était automatiquement officier si on avait certains diplômes £ or, j'avais ces diplômes, mais je ne voulais pas être officier et puis je voulais rester à Paris plutôt que d'aller passer six mois dans les camps de formation d'aspirant sous-lieutenant £ j'ai préféré en rester là, c'est une vue d'étudiant de l'époque... L'aspirant était là, debout, très courageux - ça passait de tous les côtés, les balles, les explosions -, je le rejoins, il appelle l'homme de liaison, chargé, dans ces moments-là, d'aller parler avec les sections voisines, "qu'est-ce que vous faites ?", "où va-t-on ?", "comment s'organise-t-on ?"... Nous étions comme nous sommes vous et moi pour l'instant, lui était là à la place de Michel Butel. Et il s'effondre, mort. Eh bien, tous les deux on n'a pas pensé une seconde que cela pouvait nous arriver, on est restés là où on était. Même dans les moments où la mort c'est une question de centimètres, quand on a la force de la jeunesse on n'y pense pas.
- MARGUERITE DURAS.- C'était où ?
- LE PRESIDENT.- Devant Verdun. Ce qu'on appelait pendant la guerre de 14-18, lors du terrible siège de Verdun entre 16 et 17, "la côte 304", à la jonction avec le Mort-Homme (c'étaient des noms bien connus à l'époque). Nous étions encore dans les trous des tranchées de l'autre guerre, et la végétation ne poussait pas, vingt ans après. Maintenant, elle a repoussé, j'y suis allé récemment. Mais si on creuse, on trouve encore des ossements partout, pas de notre guerre, de celle de 14-18.\
MARGUERITE DURAS.- Je crois que la peur de la mort est un faux problème. Parce que vous l'imaginez à partir de la vie. Lorsque vous avez eu les expériences de disparitions brutales, complètement insensibles, celle des comas par exemple, vous ne gardez rien de la peur naïve de la mort, de la peur ancienne... Quand on meurt, à mon avis, on ne doit même pas avoir la faculté ou le temps de se rappeler combien on avait tort d'en avoir aussi peur.
- LE PRESIDENT.- Je lisais, il y a quinze jours, un petit livre, très remarquable, paru au Seuil, une traduction du journal d'une petite juive hollandaise, Etty Hillesum, 41-43. Elle a écrit ce journal jusqu'au moment où elle a été déportée à Auschwitz - elle est morte trois mois après son arrestation. Un livre étonnant. Elle dit : "la vraie souffrance, c'est celle que l'on redoute". Et encore, elle était sans doute, bien au-dessous de la réalité qu'elle a connue. Et elle la dépassait. C'est un livre surprenant de force morale, de joie de vivre... Dans les pires situations, elle dit : "moi je continue de trouver que vivre est un privilège merveilleux... je ne peux plus marcher sur le trottoir, mes amis ont été arrêtés, mon père et ma mère que sont-ils devenus... et, tiens, je viens de voir un géranium à la fenêtre, ça me suffit pour la journée...". Et c'est sans chiqué, parce qu'elle ne devait pas penser que ça serait publié... On redoute la mort. Si on arrive à surmonter cette crainte, de la façon que vous venez de le dire, en effet on s'aperçoit que ça doit être rien du tout.\
MARGUERITE DURAS.- Je pense à un ami commun, Robert A... Il est vivant, il a son intelligence mais sa mémoire est en partie détruite. Sa mémoire récente est détruite.
- LE PRESIDENT.- Quand je suis allé le voir, pour la première fois il a souri quand il m'a vu. Au moment où je l'ai vu, c'était un moment où il ne pouvait pas encore parler... quelques petits mots... Alors moi je lui ai parlé, de tout, de rien - vous connaissez l'espèce de jeu auquel on se livre dans ces cas-là, on parle, comme si on était en situation normale... Il écoutait, et autour de sa bouche on voyait que ça l'amusait, même. Mais, était-il présent ? Est-ce qu'il situait dans leur lieu, dans leur temps, les choses que je rappelais ? Je ne le crois pas.
- MARGUERITE DURAS.- Il a dit à sa femme, Monique, que vous étiez venu le voir.
- LE PRESIDENT.- Donc, il se souvenait. Dans l'immédiat, en tout cas.
- MARGUERITE DURAS.- Oui. Mais attendez... Elle lui a demandé : "est-ce que tu sais qui est Président de la République en France ?". Il a dit que non. Et elle lui a dit : "c'est François Mitterrand". Il était indigné, il lui a dit : "je te fiche mon billet que non... n'importe quoi, mais ça, non, il n'est pas Président de la République" (rires), elle lui a dit : "je te jure que François est Président de la République, je te le jure". Il a fini par l'admettre, mais est-ce qu'il le croit ? (rires).
- LE PRESIDENT.- C'est un événement qu'il a attendu pendant quinze ans, qu'il a vécu complètement, et même avec une passion presque dramatique.\
`LE PRESIDENT ` suite `.- Dans "La Douleur", j'ai retrouvé la trace de tous ces événements vécus, qui sont un tissu de rencontres assez extraordinaires. De même c'est surprenant qu'au point de départ, ce soit autour de notre petit groupe que les choses se soient passées £ ensuite, tous ces rebondissements, dont nous avons été tous les deux témoins et acteurs, fallait-il ? fallait-il pas ? que faire ?, etc... Pour qu'ensuite, ayant été désigné pour accompagner le général américain Lewis pour l'ouverture de certains camps de déportés et notamment de Dachau, je me trouve là, que j'assiste à la libération du camp de Dachau, aux exécutions des SS - un spectacle fou - et que j'aille dans ce champ à l'intérieur du camp où les morts et les agonisants étaient abandonnés.
- MARGUERITE DURAS.- Une sorte de mouroir.
- LE PRESIDENT.- Oui, où ils étaient jetés ensemble, les morts et puis ceux qui ne l'étaient pas encore tout à fait... Que nous ayons traversé ce champ pour aller d'un endroit à l'autre à l'intérieur du camp, pas spécialement là, d'ailleurs, on enjambait les corps... Et d'un tas de ces corps, apparemment inertes, une voix faible s'est élevée, qui m'a appelé par mon prénom... C'est quand même incroyable ! Ca a été un moment heureux, mais après, pas tout de suite. Je ne savais pas qui c'était...
- MARGUERITE DURAS.- Vous étiez avec qui, là ?
- LE PRESIDENT.- Je devais être avec un garçon qu'on appelait Poirier... et Bujeau, un militant communiste. Je me suis penché, et je ne savais pas qui avait prononcé mon nom. On a cherché, et quand on a trouvé que c'était lui on ne l'a pas reconnu...
- MARGUERITE DURAS.- Il n'a pas recommencé à appeler ?
- LE PRESIDENT.- Si... si sans quoi, on ne l'aurait pas trouvé. Méconnaissable... méconnaissable... Je suis allé voir Lewis, je lui ai dit : "il me faut ramener ce soir à Paris un des déportés". Ils étaient gentils, on s'est concerté, on a discuté, comment enfreindre cette interdiction absolue - il y avait le typhus et personne ne pouvait sortir avant d'avoir été examiné par un médecin -. Je suis rentré tout de suite à Paris, j'ai vu Mascolo, Benet et Beauchamp. Nous avons fabriqué immédiatement, dans une imprimerie, des faux papiers identiques à ceux qui m'avaient permis de rentrer dans le camp (une sorte de permis), et munis de cela, Mascolo et Beauchamp ont pris une voiture et, à marche forcée, ils sont allés à Dachau.
- MARGUERITE DURAS.- Je ne savais pas. J'avais oublié que vous étiez revenu à Paris.
- LE PRESIDENT.- Ah si...Je crois. Est-ce que c'est l'imagination qui me fait dire cela maintenant...\
`Suite sur le retour de Dachau de Robert A...`
- LE PRESIDENT.- ...Je me souviens qu'ils l'ont habillé d'un uniforme de soldat américain, pour donner le change, et ils l'ont transporté comme un homme ivre. Personne ne les arrêtés à la sortie. Ils l'ont enfourné dans la voiture et, de nouveau à toute allure, direction Paris. Je crois que c'est à Strasbourg qu'ils l'ont cru mort, ils sont allés dans un hôpital, et l'infirmier a dit que non, qu'il n'était pas mort mais que c'était tout comme... Ils ont continué. Quand ils sont arrivés à Paris, j'étais avec vous dans l'escalier de votre immeuble. On était assis sur des marches face à l'entrée. Quand vous avez vu apparaître le petit cortège qui le portait, toujours méconnaissable, vous n'avez pas bougé, vous étiez totalement pétrifiée... et puis vous vous êtes sauvée.
- MARGUERITE DURAS.- J'avais oublié que vous étiez avec moi dans l'escalier. J'ai presque tout oublié de ce retour, sauf lui, Robert. Sa jeune soeur, Alice - Marie-Louise avait été déportée à Ravensbruck -, est dans le même cas que moi, elle a tout oublié sauf lui, son frère. Mascolo, lui, il dit qu'on m'a retrouvée dans une sorte de penderie, cachée dans le noir. C'est la débandade totale de la mémoire.
- LE PRESIDENT.- Ils l'ont monté dans l'appartement. On avait déjà commandé les médecins qui aussitôt ont commencé leur office et qui ont estimé qu'il ne passerait pas la nuit.
- MARGUERITE DURAS.- Vous avez fait des milliers de kilomètres, et vous l'avez retrouvé parmi des milliers d'hommes.
- LE PRESIDENT.- Et j'étais, moi, dans la poste en-dessous du 5, rue Dupin, au-dessous de l'appartement, au moment même où il a été arrêté. Et à Dachau où il était, dans le champ, alors qu'il y avait des centaines et des centaines de corps, cadavres pour la plupart, c'est près de lui que je suis passé. Et lui, comment a-t-il fait pour regarder, reconnaître ? Je ne sais pas. On l'a quand même ramené. Bon, les coïncidences, on connait ça, mais là, dans le genre, c'est quand même un record. Vous ne croyez pas ?...
- MARGUERITE DURAS.- Si. C'est comme s'il y avait toujours eu un génie au-dessus de sa destinée à lui. Parce que c'est lui, Robert, le fil conducteur, c'est lui qui nous mène où il veut... Je voudrais retrouver l'épisode de la poste de la rue Dupin. Vous y êtes allé pour téléphoner à Marie-Louise, la soeur de Robert, comme vous le faisiez toujours avant de rentrer. Une voix féminine vous a répondu : "vous faites erreur, monsieur". Vous avez recommencé à faire le numéro de téléphone de Marie-Louise. La voix a crié : "n'insistez pas, monsieur, puisqu'on vous dit que c'est une erreur". Alors vous en avez été sûr : la Gestapo était dans l'appartement. Et vous avez encore pris le temps de me téléphoner. Vous m'avez dit qu'il y avait le feu là où vous étiez, qu'il se propageait très vite et qu'il fallait que je parte dans les dix minutes. Quand je suis descendue de chez moi, quelques minutes après, vous étiez au milieu de la rue Saint-Benoît à la hauteur de la rue de l'Abbaye. Je vous ai regardé et je suis partie par la rue de l'Université, c'est seulement aujourd'hui que je comprends que vous m'indiquiez où il fallait éviter d'aller et où il fallait aller. Vous barriez la direction de la rue Saint-Benoît. C'est aujourd'hui que je lis clairement ce que signifiait votre corps arrêté au milieu de la rue. Quarante ans après. J'ai obéi sans en avoir conscience.\
`MARGUERITE DURAS ` Suite`.- Vous savez le vrai nom de celui que j'appelle Rabier `dans "La Douleur"` ?
- LE PRESIDENT.- Non. On n'a jamais su son nom d'origine, le vrai. Il se faisait appeler d'un nom français... Mais, continuons la série des hasards : l'arrestation de ce Rabier, c'est comme un hasard extraordinaire. Il avait déjà son billet de sortie du camp de Drancy quand il a été reconnu. Lui-même avait été arrêté par hasard £ il n'a pas du tout été arrêté comme agent de la Gestapo. Il a été arrêté parce qu'il se promenait dans la rue - je ne sais pas si vous vous souvenez de cette folie incroyable : on tiraillait dans Paris et tout le monde disait "c'est les Japonais ". Quand de Gaulle a défilé sur les Champs Elysées, puis à Notre-Dame, j'étais là, on criait "c'est les Japonais " parce qu'on avait dû voir un asiatique quelque part sur un toit... Et une psychose s'est créée £ dans la rue, des coups de mitraillettes, on a dit "les Japonais ont tiré ", la police a bouclé la rue, il était dedans, "vos papiers ?", "je ne les ai pas", Drancy, visiblement innocent, pas Japonais et sans mitraillette... On s'apprête à le libérer. A ce moment-là on dit "non, il y a autre chose..."
- MARGUERITE DURAS.- Et dans cette même rue des Renaudes, on a retrouvé Figon. Figon qui a été suicidé par la police, dans cette même rue... que je ne connais pas...
- LE PRESIDENT.- Ce qui est étrange, c'est la suite des rencontres que l'on fait et dont ensuite on ne peut se débarasser, ça dure pendant toute une période dramatique. D'ailleurs, c'est à moi, et à moi seul pratiquement, que vous faisiez rapporter les renseignements. Alors, le problème qui s'est posé à nous, c'est : doit-elle garder le contact avec cet agent de la Gestapo ? Mais à ce moment-là, cet agent, ce Monsieur (on ne savait pas qui c'était, exactement) insiste pour la revoir. Alors, faut-il ou ne faut-il pas ? Qu'est-ce que je dois faire ? Lui dire : "gardez le contact, on verra bien ce que ça donne, on sera informé de ce qu'il veut faire...", c'est un jeu dangereux, à son tour elle peut se faire arrêter rapidement - vous n'étiez pas habituée à ce jeu-là, et lui c'était son métier -. Vous m'aviez raconté d'ailleurs qu'à certains moments il vous parlait de moi, il connaissait mon nom de guerre, Morland, et il savait que j'étais allé à Londres. Mais il ne m'avait pas reconnu. C'est en arrêtant Marie-Louise qu'il a vu ma photo sur une commode et que tout à coup il s'est dit : "mais, c'est lui ". C'est à ce moment-là qu'il m'a reconnu. Avant, il ne savait pas, il connaissait mon nom mais il n'avait pas mon visage £ la photo a été le révélateur.\
`Suite sur les rencontres avec Rabier, de la Gestapo`
- LE PRESIDENT.- Alors, à tout moment, il vous disait : "vous connaissez Morland ?"£ il voulait que vous coupiez...
- MARGUERITE DURAS.- Non, ce n'est pas à tout moment, c'est une fois, au Flore.
- LE PRESIDENT.- Non. Il y a eu une autre fois. Est-ce que vous vous souvenez de notre rencontre à côté du Palais Bourbon ? J'étais à vélo, moi. C'est un de mes souvenirs précis. Vous parliez avec lui, vous étiez debout sur le trottoir. Moi, j'arrive à bicyclette, je ne savais pas que vous étiez là. Je vous vois parlant à quelqu'un, je descends de vélo (à l'époque, je faisais ça en acrobate) et je dis : "bonjour Marguerite, comment ça va ?". Je vous vois un peu... embarrassée. C'était Rabier, celui qui me recherchait et qui vous avait plusieurs fois posé la question "est-ce que vous connaissez Morland ?". Alors là, il était évident que vous me connaissiez, puisque je venais vous dire bonjour !... Je ne sais pas quelle attitude vous avez pris, j'ai compris que je me fourvoyais, j'ai dit "au revoir ! au revoir " et je suis parti rapidement (comme j'étais à bicyclette, j'avais l'avantage). Il m'a suffi de tourner devant le Palais Bourbon, et j'étais hors de vue. Vous m'avez dit après, quand on s'est revu, le lendemain ou le surlendemain, qu'il vous avait dit (je ne sais pas s'il avait des menottes dans sa poche) : "ah ! cette fois-ci, il m'a échappé de peu ". Mais vous étiez suspecte, vous, à partir de là. Vous ne pouviez plus plaider l'innocence.
- MARGUERITE DURAS.- Je m'aperçois maintenant que je n'avais pas oublié... Cette phrase, il me l'a dite mais où ? Et à propos de quoi ? Peut-être était-ce quand il me parlait du jour de l'arrestation rue Dupin. Dans "La Douleur" je ne parle pas de vous mais de ces deux hommes que j'étais chargée de mettre en liaison.
- Mais le Flore c'était quand alors ? Quand il m'a montré votre photo...
- LE PRESIDENT.- Je ne sais plus, mais ça doit être dans la même quinzaine tout ça...\
`LE PRESIDENT ` Suite`
- ...Bref, Rabier, vous et moi, on ne se quittait plus. Et puis ensuite... Quand vous avez témoigné, vous avez témoigné pour et contre ?
- MARGUERITE DURAS.- Les deux.
- LE PRESIDENT.- Vous ne le racontez pas précisément dans le livre... ça ne recoupait pas exactement mes souvenirs. Vous avez témoigné comme témoin à décharge, et ensuite comme témoin à charge : la même petite personne apparaît, dit : "il a arrêté mes amis, mon mari...". Et je crois que vous étiez la seule.
- MARGUERITE DURAS.- C'est le contraire. C'est-à-dire que j'ai commencé par l'accabler, et après j'ai demandé à être réentendue. C'est la deuxième fois que j'ai dit : "il a quand même sauvé des gens, des enfants juifs, je devais vous le dire".
- LE PRESIDENT.- Vous étiez le seul témoin à charge et le seul témoin à décharge.
- MARGUERITE DURAS.- Il y avait Dionys, qui l'avait repéré dans le restaurant. On était deux.
- LE PRESIDENT.- Or, quelques années plus tard - ça, c'est complètement inédit -, je me trouve dans un dîner très parisien. Il y avait notamment François Mauriac, avec qui j'étais ami, et Floriot, et Izard. La conversation est venue sur l'erreur judiciaire, le fait que ça n'existait pas. Et Floriot surenchérissait, disait : "mais non ! ils sont tous coupables, quand on les condamne ils sont tous coupables...". Tout d'un coup, il s'arrête et il dit : "pourtant, j'ai connu un cas où on a condamné un innocent... C'est un certain X..., à la Libération...". Et il raconte, sans savoir que moi-même j'avais été mêlé à cela : "figurez-vous, un type qui a été joint au procès de la bande Bony Laffont, grand criminel..." - il avait été avocat commis d'office de la bande à laquelle on avait joint X... C'est donc lui qui a défendu en même temps X... Alors, il nous a dit : "il n'y avait rien dans le dossier £ on ne savait pas trop qui c'était, visiblement il n'était pas dans le coup (et c'est vrai qu'il n'était pas dans le coup de la bande Bony Laffont...) eh bien, il y a une femme qui a témoigné (je ne sais même pas s'il n'a pas dit "une folle") en disant, à charge, qu'il avait fait ceci et cela, et ensuite la même personne a dit "il a quand même...". Et ça, je n'en suis pas revenu. Finalement, le type il a été condamné, il a été fusillé en même temps que Bony Laffont".
- Alors, bon, tout le monde s'est étonné, les uns et les autres, et moi, je suis intervenu après et j'ai dit : "Cher maître, votre seul cas d'innocence, d'erreure judiciaire, ça n'en était pas un", et j'y suis allé de mon récit. Mais ce rebondissement, c'était dix-quinze ans après.\
`Suite sur le procès de Rabier`
- MARGUERITE DURAS.- Vous ne l'avez pas vu, vous, aux assises ?
- LE PRESIDENT.- Non, je ne suis pas allé au procès. non, je l'ai rencontré à trois reprises : le jour où il est venu m'arrêter - mais à ce moment là il ne savait que c'était moi, il a arrêté Jean Bertin à ma place - et deux fois avec vous. Quand il a été arrêté, je suis allé discuter avec lui, toute une partie de la nuit, quai de Gesvres : il était là, mal rasé, il m'a dit qu'il m'avait recherché depuis mon retour d'Angleterre au mois de février 44 `1944`. Et c'est moi qui lui parlais, à lui qui était prisonnier et qui était destiné à mourir. Nous avons parlé assez en profondeur, avec une certaine liberté d'esprit. Moi, je voulais savoir comment il avait été sur la trace de nos amis - parce qu'il avait fait beaucoup de dégâts dans notre groupe... Je soupçonnais un ou deux traitres, que je continue de soupçonner d'ailleurs...
- MARGUERITE DURAS.- C'est toujours le même, ce n'est pas la peine de dire son nom, vous le connaissez aussi. C'est lui qui lui a dit : "c'est dans mon bureau, le premier tiroir à droite, vous verrez les noms...". C'est Rabier qui m'a raconté cela. Et nous, à la Libération, on voulait tuer ce camarade - je me souviens, c'était à Verrières, dans une Maison de repos pour les déportés, qu'on devait le tuer. Il y avait même l'endroit où il devait être enterré dans le parc. On aurait fait ça de nuit... Heureusement, d'un commun accord, après le retour de Robert, on a décidé de ne pas le faire. Rabier était allemand, vous savez ?
- LE PRESIDENT.- C'est ce que tout le monde m'a dit. Il était allemand, et il portait l'identité d'un Niçois qui avait disparu longtemps avant la guerre... Forcément, on n'a pas exactement les mêmes souvenirs, et puis ce qui s'est fixé sur cette pellicule fragile de la mémoire a subi des évolutions. Mais enfin, la trame est exactement la même.
- MARGUERITE DURAS.- Oui, sauf qu'on ne peut plus savoir si le Flore c'était avant ou après la Chambre des Députés. Pour moi, le Flore, c'était vraiment le marché, je ne savais pas comment j'allais m'en tirer. Parce qu'il me semble qu'au Flore il aurait pu me dire : "vous l'avez vu, vous l'avez rencontré quand j'étais avec vous". Donc, l'épisode de la Chambre des Députés, c'était après.
- LE PRESIDENT.- En effet, ça doit se situer après. Car il n'a pu savoir, identifier exactement qu'à partir de la Chambre des Députés. En plus, notre relation amicale, parce que moi j'y suis allé sans me gêner : "ah ! bonjour Marguerite ! ça fait plaisir de vous voir !... comment ça va ?...", et pour un peu j'aurais continué : "alors, on se retrouve ce soir ?..." £ ça aurait été affreux (rires).\
MARGUERITE DURAS.- Est-ce que vous vous souvenez de la peur, de la peur qu'on vivait constamment ?
- LE PRESIDENT.- Plus que de la peur, c'était de l'angoisse.
- MARGUERITE DURAS.- La peur de mourir, la peur d'être abattu, chaque jour, chaque nuit.
- LE PRESIDENT.- Mais on le faisait. Alors on peut appeler ça comme on veut, mais on le faisait. Peut-être parce que ça nous intéressait, que la curiosité l'emportait sur la peur. C'était la débandade générale à l'époque £ dans la plupart des mouvements de résistance, les chefs avaient été arrêtés £ les organisations étaient décimées. Le débarquement n'aurait pas eu lieu, et la libération de Paris, c'est certain qu'une nouvelle génération se serait levée £ mais celle-là la nôtre, était à bout de forces. Donc, on est restés là. Et même on restait à Paris. On aurait pu aller se retirer pendant six mois dans un coin d'Auvergne, personne ne nous aurait trouvés. Mais non, on est tous restés là...
- MARGUERITE DURAS.- Il y a une chose que vous avez dû oublier. Et dont moi qui oublie tout je me souviens de façon lumineuse : c'est la première fois qu'on s'est vus, ici, dans cet appartement. C'était tard dans la soirée, vous étiez deux. Vous vous êtes assis devant la cheminée du salon, et de part et d'autre d'un poêle, de ceux qui étaient faits avec des vieux barils à huile et dans lesquels on brûlait du papier journal compressé en boulets. Je ne sais plus si je vous ai donné quelque chose à manger. Il y avait Mascolo. Vous avez parlé ensemble tous les trois, mais très peu. Et tout à coup vous avez fumé et la pièce a été envahie par l'odeur de la cigarette anglaise. Il y avait trois ans que je n'avais pas senti cette odeur. Je n'ai pas compris. J'ai crié : "mais vous fumez une cigarette anglaise " Vous avez dit : "oh pardon...". Vous avez pris votre paquet dans votre poche et la cigarette que vous fumiez et vous avez tout jeté dans le feu. Immédiatement vous avez parlé d'autre chose tous les trois. Le soir j'ai demandé à Mascolo si c'était bien ce que je pensais, Londres, il a dit qu'il ne savait pas. Je n'ai jamais eu d'explication sur l'origine de la cigarette anglaise. Mais j'ai compris ce soir-là que nous étions entrés dans la Résistance, que c'était fait.\
`MARGUERITE DURAS ` Suite`
- Vous savez, je n'ai jamais su où vous dormiez, où vous habitiez.
- LE PRESIDENT.- J'ai dû habiter dans une dizaine d'endroits. J'ai habité quand même chez Marie-Louise, pendant un moment.
- MARGUERITE DURAS.- Ici, jamais ? Même avant l'arrestation de Robert ?
- LE PRESIDENT.- Non, jamais ? Je suis venu souvent de jour. Il faut dire aussi que c'était plein ! Sans vouloir nuire en quoi que ce soit à la réputation de Marguerite, il faut dire qu'il y avait beaucoup de jeunes gens qui venaient la voir £ je ne sais pas du tout comment elle les recevait, mais elle suscitait l'intérêt... susciter l'intérêt, c'est parler avec une discrétion rare... (rires). Et donc, c'était très plein ici. J'ai habité pas mal de temps chez Marie-Louise, mais je n'y couchais pas souvent. Quand vous me dites que vous n'avez jamais su où je couchais, je vais vous dire une chose - dont j'aurais pu croire qu'elle aurait pu être déplaisante pour vous mais dont je suis sûr, depuis que j'ai lu "l'Amant", qu'elle ne le sera pas - la façon dont vous parlez de votre frère dans "L'Amant" me rend une certaine liberté. J'avais un petit logement, une chambre...
- MARGUERITE DURAS.- Je vais vous dire où... Place des Victoires... Quelqu'un vous l'avait donné. Et après vous me l'avez redonné. Et moi je l'ai donné à mon frère. C'est ça ?
- LE PRESIDENT.- C'est ça. Vous m'avez dit : "je ne sais pas où mettre mon frère £ vous partez...est-ce que vous voudriez bien lui passer votre studio ?". Je le lui ai passé. C'était juste une pièce, au rez-de-chaussée, très jolie... Quand je suis revenu, il n'y avait plus rien dedans, c'était vidé complètement.
- MARGUERITE DURAS.- Il faisait argent de tout.
- LE PRESIDENT.- Il n'y avait pas grand-chose. Mais enfin, il ne restait rien quand même rien, rien.\
MARGUERITE DURAS.- De ce souvenir de l'agent de la Gestapo que j'ai fréquenté pendant trois mois, la peur est tellement intense que même le souvenir ne la change pas. C'était trop peut-être. C'était une peur mortelle, je mourais de peur, je maigrissais de peur. Pourtant, j'ai un souvenir joyeux de la peur, plus tard, à la Libération : on s'était retrouvés, avec Claude Roy, à l'angle de la rue Jacob et de la rue Bonaparte, et on allait tous les deux vers la Seine. On ne peut pas s'imaginer à quel point elle est droite, la rue Bonaparte. On tirait dans cette rue - couloir - à partir du quai, des Allemands ou des Français, on ne savait pas. Et nous, on avançait de porte cochère en porte cochère. C'était de la folie, on aurait dû attendre. Mais non. C'est un souvenir joyeux. Pas une seconde on n'a pensé à rebrousser chemin. On savait ce qu'on risquait et séance tenante on a décidé de le faire. On était libres. Tandis qu'avec Rabier, je dépendais de lui, complètement.
- LE PRESIDENT.- Ce qui est vrai, c'est que tout acte difficile à accomplir ne l'est qu'avant £ dès lors que l'action s'engage, il ne l'est plus.
- MARGUERITE DURAS.- Oui, c'est juste. Et la guerre, ça doit être cela.
- LE PRESIDENT.- Alors, comment appeler ce sentiment qui précède ? Hantise, peur, angoisse, contrainte nerveuse, mal au poignet, sueur... oui, mais on a quand même toujours continué. Je ne dis pas que ça prouve qu'on était héroïque, ça prouve qu'on y prenait intérêt, on aimait bien ça.
- MARGUERITE DURAS.- Et, pour parler comme vous, qu'on était bâti comme tout le monde, qu'on était fait comme tout le monde...
- LE PRESIDENT.- Naturellement. Et quand on échappait de justesse à la Gestapo, on avait le coeur qui battait un bon moment...
- MARGUERITE DURAS.- Et quand il m'a joué ce tour... vous l'avez lu, mon livre ?
- LE PRESIDENT.- Vous me l'avez envoyé tout de suite. Je l'ai ouvert et immédiatement je l'ai lu jusqu'au bout, là, à l'Elysée. Nous n'avons reparlé de cette histoire qu'une seule fois en quarante ans : à Hyères, avec Bulle Ogier.
- MARGUERITE DURAS.- La fois où Rabier m'a dit : "il y a quinze jours aujourd'hui que j'ai arrêté votre mari" et qu'il a fait le parallèle entre l'arrestation de mon mari et celle du déserteur allemand : "il y avait quinze jours que je le connaissais, il était devenu mon ami", reste une peur atroce jusque dans le souvenir, jamais je n'avais été aussi près de la mort, la peur de la rue Bonaparte était une peur d'enfance à côté.\
LE PRESIDENT.- L'action délivre, toujours. Mais en même temps, si tout d'un coup il y a une nouvelle alerte et qu'il semble qu'il n'y ait plus aucune chance d'échapper, ce qu'il y a alors d'absolument tragique c'est la mort, non, plus que ça, la fin. La fin de l'aventure, la fin des amis, la fin de cette vie quand même passionnante. La Fin. Ensuite c'est autre chose : qu'est-ce que ce sera ? L'exécution ? Est-ce que ce sera la déportation ?... On tombe tout à coup dans la sujétion totale. On ne s'appartient plus. C'est un autre qui décide pour vous. Et cet autre, c'est l'ennemi. Ce passage, quasiment instantané d'un -état à un autre, c'est terrible. On n'est pas arrêté, on est libre, on va continuer, on a des projets pour le lendemain, et puis tout cesse... J'imagine qu'on doit avoir cette stupeur, dans les quelques secondes qui vous restent de pensée vaillante, quand on a un infarctus qui vous laisse trois minutes de vie. Là, on y est, plus rien ne sera comme avant, on a buté sur l'obstacle... Je crois que c'est ça, cette espèce d'émotion qui s'emparait de nous lorsqu'on frôlait l'arrestation.
- MARGUERITE DURAS.- Je me demande comment font les gangsters.
- LE PRESIDENT.- Ils doivent avoir ça. Je me souviens d'un jour, rue Guynemer où j'habitais à ce moment-là, en rentrant chez moi je vois un garçon qui était dans ma voiture. D'abord, je n'y fais pas très attention : quelqu'un qui est dans ma voiture, je ne pense pas tout de suite que c'est un voleur... mais ensuite, bon, je vois qu'il fouillait dedans... C'était un jeune, je dis : "qu'est-ce qui se passe ?". Eh bien, ce pauvre garçon, il tremblait d'être arrêté. Une peur tragique ! Il avait pris quoi ? un chapeau ? un parapluie ?... Je lui ait dit : "va-t-en, et sois plus raisonnable". Il m'a fait pitié à cause de cette extraordinaire peur qu'était la sienne. Et ce n'était pas la peur de moi, il savait que je n'allais pas le battre, c'était la peur de la fin...\
LE PRESIDENT.- Vous avez attendu quarante ans avant de publier un livre sur cette période. Enfin, vous l'aviez écrit avant, mais ce n'était pas un récit extériorisé, c'était vous avec vous-même, ce n'était pas vous et les autres. Et nous, qui nous sommes vus quand même assez souvent pendant ces quarante ans, nous n'en avons pratiquement jamais reparlé, on ne s'est pas raconté cette histoire, qui était la nôtre - sauf cette conversation à Hyères, où il faisait beau...
- MARGUERITE DURAS.- Vous avez surtout parlé de l'épisode de Dachau à ce moment-là, à Hyères £ pas de celui de Paris.
- LE PRESIDENT.- Vous l'aviez écrit, mais vous ne l'avez pas publié. Pourquoi ?
- MARGUERITE DURAS.- J'en avais donné un extrait à Sorcières, une revue de femmes, sur la façon dont Robert mangeait quand il s'est remis... il mangeait comme une machine... Vous comprenez j'avais cette conviction que ce journal de guerre n'était pas publiable donc je n'y pensais pas. Je l'ai relu un jour pour voir ce que je pouvais en publier d'extraits dans un nouveau recueil de textes : Outside 2. C'est là que je me suis aperçue que c'était un livre. Si je ne l'avais pas fait, je suis sûre que c'était aussi à cause de l'enfant de Rabier qui avait six ans quand son père a été fusillé.\
LE PRESIDENT.- Parmi les questions que vous m'avez transmises, que j'ai lues, il y avait quelque chose comme ça : Rabier a été condamné à mort, il a été exécuté, toujours je le regrette.
- MARGUERITE DURAS.- Je crois que c'est inévitable, toujours, dans tous les cas. Moi comprise, tout le monde avait peur pour moi. Vous aussi, vous aviez peur pour moi. On se disait : si ce type s'aperçoit qu'elle est de la Résistance, à la fin de la guerre il va l'abattre. Donc, c'était lui ou moi £ ça s'est posé dans ces termes-là. Ces choix, c'est toujours affreux.
- LE PRESIDENT.- C'est ce que je commençais à vous dire tout à l'heure. On s'est posé la question, d'abord celle-ci : doit-elle le voir ou ne pas le voir ? et puis celle-ci : doit-elle le revoir ou ne pas le revoir ? Vous étiez disciplinée, vous avez demandé : "dites-moi ce que je dois faire". A l'époque, ça m'avait même un peu surpris - ce n'était pas votre genre -, vous m'aviez posé la question non pas par -rapport à votre sécurité mais parce que à travers vous on tenait un fil qui pouvait en relier d'autres : les seuls renseignements que l'on pouvait avoir sur les camarades arrêtés c'était lui, Rabier, qui pouvait les donner. Ca a été une délibération absolument mûrie, on vous a fait un devoir de continuer à le voir. Et je me souviens de vous avoir dit : "il va croire qu'il tire de vous des renseignements, et c'est moi qui les aurais". Donc, vous avez continué. Mais c'est vrai que nous étions constamment dans le souci de se dire : "la pauvre, il est plus fort qu'elle sur le -plan de tout ce qui est police, etc...".
- MARGUERITE DURAS.- Mais il était moins intelligent que moi, et nous le savions tous les deux, lui et moi.\
`Suite à propos de Rabier`
- LE PRESIDENT.- Est-ce que vous vous souvenez du jour où on a failli l'abattre, à la terrasse d'un restaurant ?
- MARGUERITE DURAS.- Devant les Deux Magots... mais ici aussi, dans cette pièce, dans le prolongement de la porte d'entrée, la mitraillette aurait été là, à la place de la commode... Cela dans le cas très improbable où il m'aurait donné rendez-vous chez moi.
- LE PRESIDENT.- Ce que je sais, moi, c'est que trois hommes étaient chargés de ça, de vous suivre, pour repérer dans quel endroit vous seriez. Vous, vous aviez dit - à Mascolo - dans quel endroit vous seriez, et je n'ai pas le souvenir des Deux Magots, il me semblait que c'était ailleurs...
- MARGUERITE DURAS.- Il y a eu les Deux Magots mêlés à l'affaire. J'avais dit à Mascolo que nous passions régulièrement, Rabier et moi, devant les Deux Magots - il n'aimait pas les petites rues mais les avenues, les places, pour pouvoir se sauver. Mais je n'ai jamais su que ça devait se faire là, on ne m'avait pas prévenue, c'était mieux d'ailleurs.
- LE PRESIDENT.- Nous, on n'était pas des tueurs. Mais pour nous c'était grave, Rabier était l'homme qui connaissait le mieux toute notre filière, c'était lui qui avait déjà arrêté quatorze de nos amis. En plus il y avait vous. On avait donc décidé de l'abattre. Alors, le soir arrive, et je vois revenir le chef de ce petit commando qui me dit : "ça n'a pas marché", "pourquoi ?", "parce que au moment où... il y a des gens qui sont arrivés, il y avait des policiers qui étaient là...", et il a ajouté : "pourtant, c'était facile là, lui et la petite dame on les avait..." (rires).
- MARGUERITE DURAS.- Quelle horreur. Mais je l'ai su ça, vous me l'aviez raconté... et je l'avais oublié... C'est incroyable, je l'avais oublié.
- LE PRESIDENT.- "Lui et la petite dame, ça alors, ils n'y échappaient pas...". Je lui ai dit : "mais, qu'est-ce que vous me racontez ?"... La Résistance a failli vous avoir par excès de zèle, quoi !... Du coup, on n'a pas recommencé £ on s'est dit que ces garçons manquaient de discernement, on ne les pas employés de nouveau.
- MARGUERITE DURAS.- Après, c'était les derniers jours de l'Occupation, c'était dans un restaurant de la rue Saint-Georges que Mascolo et une amie, Nicole Courant - la femme de Philippe Beauchard - sont venus reconnaître Rabier. Ca se faisait toujours à la dernière minute, c'était la folie et ça fonctionnait quelquefois. Rabier me donnait des rendez-vous de dernière minute donc en dernière minute je donnais l'adresse à Mascolo qui bien sûr lui aussi me téléphonait en dernière minute etc..\
`MARGUERITE DURAS ` Suite`
- Au fait, où a-t-il été arrêté Robert ? J'avais rendez-vous avec lui au théâtre du Vieux Colombier... je ne sais plus.
- LE PRESIDENT.- Il a été arrêté 5 rue Dupin, avec trois ou quatre autres. Il faudrait demander à Jean Munier, qui vit toujours et qui est le seul qui se soit échappé. Jean Munier était avec eux dans l'appartement, et quand la Gestapo est entrée lui a eu le réflexe - c'était un athlète, et il était courageux - d'entrer dans les gens, il a enfoncé la garde, il a dévalé l'escalier et il s'est retrouvé rue Dupin, libre. Je l'ai retrouvé moi-même le soir, tard, et il m'a raconté. C'est par lui que j'ai su tous ces détails.
- MARGUERITE DURAS.- C'était lui, Rodin ? Ah oui, c'était un colosse... il était horticulteur... il était très beau, je me souviens...
- LE PRESIDENT.- Je l'ai vu encore hier, toujours très beau... un homme de 70 ans, qui en battrait beaucoup d'autres au tennis... il a eu plusieurs aventures de ce genre. Quand Steverlinck a été tué dans son appartement, Jean Munier était avec lui. Steverlinck rentrait chez lui - c'était sa femme qui venait d'habitude lui ouvrir la porte -, il sonne, la porte s'ouvre, et à ce moment-là rafale de mitraillette £ Geneviève avait été arrêtée, et c'étaient les Allemands qui étaient de l'autre côté de la porte. Steverlinck a été tué net, et Jean Munier a pris une balle dans la main, c'est tout. Il a dévalé l'escalier, et il s'est échappé.
- MARGUERITE DURAS.- Mais rue Dupin, il y avait une sacrée longueur à faire avant d'être à l'abri rue de Sèvres ?
- LE PRESIDENT.- Oui, mais rue Dupin, il n'y avait pas encore de gardes, la rue n'était pas encore gardée. La police allemande n'avait pas prévu ce qui les attendait là-haut. Munier a pu descendre sans difficultés. Comme moi, d'ailleurs, quand j'étais dans le bureau de poste au rez-de-chaussée, j'ai pu partir sans que personne ne m'arrête...
- MARGUERITE DURAS.- Vous êtes parti calmement.
- LE PRESIDENT.- Je crois, oui. Il ne fallait pas donner de signal. Je me suis tout de suite posé la question "mais ils doivent être dans la rue...", alors il fallait écraser... Jean Munier, lui, a assisté à l'arrestation. Il était là quand la Gestapo est entrée. Il y avait Robert, Marie-Louise, Paul Philippe et sa femme, et puis je ne sais pas qui... je ne me souviens plus... J'ai revu Paul Philippe et sa femme, il y a quelques semaines.
- Philippe est revenu de déportation, vivant. Sa femme a été libérée parce qu'elle attendait un enfant. Elle n'était pas juive... ils l'ont laissée dans une prison en France, elle n'a pas été déportée. Et lui est revenu vivant... Donc, on a quand même pas mal de témoins qui peuvent rapporter ces scènes.
- MARGUERITE DURAS.- Je crois que les gens ne peuvent pas se rendre compte, eux, de ce qu'était notre vie. On ne pouvait pas allez chez des amis, ça n'existait plus, on devait se téléphoner et se rencontrer dehors dans des endroits insoupçonnables, pour pouvoir échanger trois informations, ça prenait des heures...
- LE PRESIDENT.- On s'efforçait d'ailleurs de ne pas connaître les adresses des autres. On redoutait, étant arrêtés, d'être amenés à parler... autant ne pas savoir.\
LE PRESIDENT.- Il faudrait maintenant que Michel Butel organise un autre rendez-vous, et puis on continuera la conversation... D'ailleurs, c'est quand on se sera revus, comme ça, en parlant de ces choses, qu'on dira vraiment ce qu'on a à dire.
- MARGUERITE DURAS.- On peut essayer une question ? J'ai dit dans un papier qui a paru que nous, la gauche, on avait un Président de la République clandestin. Je vois Léon Blum, Mendès France et François Mitterrand comme relevant de la clandestinité. Et je vous demande, même, de m'expliquer ce que je veux dire. Ces remarques me sont venues avec beaucoup de force, mais je me les explique mal. Je ne vous vois pas comme un autre. Je ne vois ni Blum, ni Mendès, ni vous comme les autres, ceux de la scène des Présidents de la République française.
- LE PRESIDENT.- Si j'essaie de comprendre ce que vous venez de dire, d'abord au fond, le seul fait que la gauche ait un Président de la République vous paraît anormal...
- MARGUERITE DURAS.- Presque paradoxal, oui...
- LE PRESIDENT.- Donc, c'est une certaine forme, paradoxale, de la clandestinité. Normalement, historiquement, elle ne devrait pas y être. Mais elle y est. Mais l'Histoire a hâte - vous me direz que ce sont des propos pessimistes sur les prochaines élections - de revenir à l'officialité. Qu'il s'agisse d'une période clandestine, par -rapport à la société dominante française, c'est certainement ce qui est ressenti £ cet extraordinaire refus de la droite, de la société dirigeante, d'admettre 81. D'où la haine qui en sort parfois, le côté fébrile, frénétique et qui n'est pas de mise, on ne les a pas martyrisés. Donc, ce sentiment, ils l'ont eux aussi.
- Alors, quand vous dites le côté clandestin, je comprends : ils sont là, ils ne devraient pas y être... et puis c'est arrivé si rarement. Il faut songer que, depuis la première révolution française, qui date de 1789, la gauche n'a été au pouvoir que quatre fois : en 1848, quatre mois, en 1870, deux mois et à Paris seulement, en 1936, un an, et en 1981. Donc, on peut dire que depuis 1789 et les années qui ont suivi, le premier gouvernement de la gauche qui ait gouverné durablement, c'est le nôtre. La première fois en deux cents ans... Donc, quand vous dites clandestin, je comprends, mais je conteste. Disons que s'est révélée là la volonté obscure du peuple français.\