17 février 1986 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, le 17 février 1986, publiée dans "L'Etudiant" de mars 1986, sur la formation des jeunes.

QUESTION.- Quelle est, selon vous, la raison principale que devrait avoir un jeune de 20 ans d'être fier d'être Français en 1986 ?
- LE PRESIDENT.- Dans un monde souvent totalitaire, la France est une des rares terres de vraie démocratie. Fidèle à son histoire, notre pays reconnaît comme citoyens à part entière tous ceux qui y sont nés. La France s'engage partout pour la liberté, partout dans le monde. Et je me suis attaché, depuis que je suis Président de la République, à redonner à la France son rôle historique dans la lutte pour les Droits de l'Homme.
- Pays de démocratie, pays de liberté, pays qui combat pour ces valeurs, la France est le pays de la réussite. Réussites individuelles, c'est l'aventure de tous ceux que l'on connaît autour de soi qui construisent leur vie pour la réussir. Réussite collective : ce sont les résultats économiques de la France d'aujourd'hui. Troisième puissance militaire, quatrième exportateur de produits industriels, cinquième puissance économique du monde, la France tient sa place parmi les grandes nations. Elle est également aux tous premiers rangs pour l'aide au tiers monde. Elle est donc respectée, pour sa puissance, mais aussi pour sa générosité.
- La France, comme la plupart des grandes nations industrielles connaît encore une crise dont la manifestation la plus grave est le chômage. Nous concentrons nos efforts sur ce domaine : le chômage a baissé en 1985. Mais personne ne saurait se satisfaire de ce premier résultat quand il y a encore dans notre pays 2,3 millions de chômeurs, parmi lesquels un trop grand nombre de jeunes. Tout doit être mis en oeuvre pour lutter contre ce fléau. N'est-ce pas aussi un sujet de fierté que d'appartenir à une nation qui, tout au long de son histoire, a su surmonter les difficultés ?\
QUESTION.- Trouvez-vous acceptable, pour notre pays, que sa jeunesse, y compris en matière de formation, aille prendre ses modèles aux Etats-Unis et au Japon ?
- LE PRESIDENT.- Je ne crois pas que notre jeunesse aille prendre ses modèles aux Etats-Unis ou au Japon. Certes, ces deux pays attirent et fascinent de nombreux jeunes. Quoi de plus normal que dans un pays comme la France, largement ouvert sur le monde, les jeunes voient dans l'histoire, la culture et les réalisations des autres des sources d'enrichissement culturel.
- Nombreux sont les jeunes Français qui, après leurs études supérieures en France, vont passer quelques mois, voire quelques années, aux Etats-Unis dans une université. Ils y élargissent leur vision du monde, ce qui est indispensable car la France doit pour tenir son rang, être présente dans le monde et avoir des hommes formés aux questions internationales. Mais ce mouvement n'est pas à sens unique £ nous accueillons de nombreux étudiants et des chercheurs de ces deux pays, et je m'en félicite, car cela contribue à un enrichissement mutuel, et en définitive au rayonnement de notre pays.
- Nous avons à apprendre des Etats-Unis et du Japon, y compris en matière de formation. Mais ces deux grands pays ont aussi à apprendre de nous. Il y a dans notre pays, de la part de certains, une véritable manie à vouloir transposer, dans tous les domaines de notre vie économique et sociale, les modèles américains et japonais. Cela est ridicule. Les Français ont leur histoire, leur culture, leur savoir-faire et leur technique. Pourquoi vouloir imposer des modèles ?
- Il en est ainsi en matière de formation. Notre système éducatif a sa spécificité. La qualité de ses enseignants, sa richesse et sa diversité sont enviés par beaucoup. Et si dans ce domaine, la référence aux Etats-Unis et au Japon est parfois faite, c'est pour signifier que la France doit développer son investissement éducatif comme l'ont fait ces deux pays. Aux Etats-Unis et au Japon, la formation des jeunes va jusqu'à 18 ans. La proportion des étudiants est plus forte que chez nous : pour atteindre le même pourcentage, la France devrait avoir deux millions d'étudiants, alors qu'elle n'en a qu'un million aujourd'hui. C'est le sens de l'action que nous menons pour que, dans quinze ans, 80 % des jeunes atteignent le niveau du baccalauréat.\
QUESTION.- 15-25 ans est souvent l'époque des choix déterminants pour la vie. Y a-t-il des choix que vous avez faits à cette époque et qui ont été déterminants pour la fonction même que vous occupez aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Les choix déterminants ont été sans doute imposés par l'histoire : en 1939, j'avais 22 ans. C'était la guerre et le choix était simple et en même temps dramatique et difficile pour un jeune homme, comme pour tout citoyen responsable à cette époque, se soumettre ou résister. Il n'est pas douteux que le choix fait en ces moments a marqué le reste de ma vie.
- QUESTION.- François Mitterrand, à 20 ans, avait-il un projet d'avenir, ce qu'on appelle aujourd'hui un "plan de carrière" ?
- LE PRESIDENT.- Non, je n'ai jamais eu à proprement parler de "plan de carrière", ni de projet d'avenir. Je pensais poursuivre mes études de droit et d'histoire. J'espérais enseigner un jour à l'Institut de droit international, et là disposer du temps d'écrire et d'apprendre à connaître le monde. Avec un vif intérêt pour les débats politiques mais sans projet particulier.
- QUESTION.- La politique est votre métier, est-ce un métier d'avenir ? Le conseilleriez-vous à des jeunes ?
- LE PRESIDENT.- J'ai consacré à la politique beaucoup d'années de ma vie mais elle n'a pas été, elle n'est pas mon métier. J'ai toujours veillé à ne pas en dépendre pour mieux garder ma liberté de jugement. Après avoir démissionné d'un gouvernement en 1953, je me suis inscrit au barreau. J'ai écrit plusieurs livres, des articles en France, à l'étranger. J'ai pu vivre de mon travail, hors de mes fonctions publiques. Ecrire est compatible avec ces fonctions. Mais peu de métiers le sont. C'est pourquoi je ne conseille pas aux jeunes de considérer la politique comme un métier.\
QUESTION.- Un sondage, que nous venons de réaliser, montre une nouvelle fois que les hommes politiques ont une image désastreuse parmi les 15 - 25 ans qui les jugent "menteurs" et "dépassés". Comment expliquez-vous ce phénomène ? Ne pensez-vous pas que cela représente un danger pour notre système démocratique ?
- LE PRESIDENT.- D'abord, il faut relativiser les choses : cette attitude de la jeunesse à l'égard des hommes politiques a toujours existé. La jeunesse, dans son enthousiasme et sa générosité, a toujours perçu le monde adulte comme celui des compromissions, des résignations. Et puis les jeunes vieillissent, et font la part des choses. Cette constatation ne doit pas priver les responsables politiques d'une réflexion permanente sur le meilleur moyen de convaincre et d'entraîner et sur le devoir de renouvellement dans la fidélité à soi-même. Cela dit, c'est une tendance trop facile que de juger les hommes politiques avec sévérité. Cela peut être aussi une légèreté. J'ai été trente-neuf ans un élu du peuple. Sur ces trente-neuf ans, j'ai vécu trente-trois ans dans l'opposition. Je n'ai rien demandé à personne pendant cette période. Mais réussir dans son action n'est pas une tare ! N'est-ce pas vrai de tous les milieux ?\
QUESTION.- Si vous deviez recruter un jeune collaborateur, quelles qualités rechercheriez-vous en priorité ?
- LE PRESIDENT.- En matière de recrutement, il faut d'abord être pragmatique. Beaucoup va dépendre du travail qui doit être effectué ou de la fonction à occuper. Il faudra privilégier, dans certains cas, la capacité de travail, dans d'autres, l'imagination, dans d'autres, la compétence technique.
- Mais puisqu'il s'agit d'embaucher un jeune, votre question en appelle une autre : quelles sont les qualités qu'il faut aider les jeunes à acquérir pour qu'ils trouvent plus facilement un emploi ? Plusieurs me paraissent essentielles :
- la compétence technique. Cela ne va pas de soi et suppose des formations qui, quel que soit leur niveau, associent une maîtrise pratique des problèmes et une capacité d'adaptation.
- Une aptitude à travailler en équipe. Dans tous les lieux de travail, il est de plus en plus rare d'accomplir une tâche isolée. Comprendre les autres et se faire comprendre, situer son activité par -rapport à celle de ses collègues, de ses supérieurs, de ses subordonnés, voilà les exigences d'aujourd'hui.
- Le sens de l'économie. La compétition plus dure à laquelle sont soumises les entreprises comme les administrations suppose qu'à tous les niveaux de responsabilité, chacun ait le souci d'utiliser au mieux les ressources dont il dispose.
- Enfin et surtout, un jeune qui débute aujourd'hui dans la vie professionnelle connaîtra du fait de l'évolution des techniques plusieurs changements de métiers. Et cette perspective suppose que le niveau de formation initiale des jeunes s'élève. C'est la condition d'une plus grande capacité d'adaptation dans un monde qui change rapidement.\
QUESTION.- Vous avez nommé, à la tête de l'ENA, Roger Fauroux, ancien PDG de Saint-Gobain. Peut-on imaginer demain des chefs d'entreprise à la tête des universités ?
- LE PRESIDENT.- Beaucoup d'industriels président des établissements d'enseignement supérieur : des écoles d'ingénieurs et des instituts universitaires de technologie, en particulier. L'université n'est pas repliée sur elle-même. Tous les établissements d'enseignement supérieur comprennent dans leur conseil d'administration des "personnes extérieures" parmi lesquelles des représentants du monde économique.
- Le monde de l'entreprise, celui de l'université et de l'administration, ne doivent plus être séparés par des cloisons étanches. L'administration, en servant l'Etat, doit aider les entreprises dans leur tâche, en France comme à l'étranger. L'université, en formant des hommes pour l'administration comme pour les entreprises, contribue au développement économique et social de notre pays. La nomination de M. Fauroux répond à ce besoin, sans omettre, bien entendu, les qualités personnelles de l'ancien PDG de Saint-Gobain, qui ont beaucoup compté dans ce choix.\
QUESTION.- Le taux de chômage des jeunes de moins de 25 ans est deux fois plus élevé que celui des adultes en Allemagne et au Japon. En France, il est quatre fois plus élevé. Au delà d'éventuelles lacunes de l'appareil de formation, ces chiffres ne sont-ils pas l'expression d'un manque de confiance envers les jeunes de ce pays ?
- LE PRESIDENT.- En Allemagne, le taux de chômage des jeunes n'est que légèrement supérieur à celui de l'ensemble de la population, et chacun s'accorde à attribuer ce résultat positif à la qualité du système éducatif allemand et à l'organisation de ses relations avec les entreprises.
- Il faut en effet bien comprendre que le progrès en ce domaine passe par un double effort : une transformation des pratiques des entreprises qui doivent placer l'insertion des jeunes parmi les priorités de leur politique sociale £ une transformation du fonctionnement des établissements de formation qui doivent entretenir des relations beaucoup plus étroites que par le passé avec les entreprises.
- C'est un double mouvement qui est maintenant engagé avec la rénovation de l'enseignement technologique et la création des baccalauréats professionnels, et le développement des formations en alternance fondées sur un contrat entre le jeune et l'entreprise qui constituent à terme un véritable passeport pour l'emploi.
- On ne répètera jamais assez à quel point l'acquisition d'une expérience de travail favorise l'insertion professionnelle. Les travaux d'utilité collective, créés à la fin de l'année 1984, permettent à 200000 jeunes de remplir des tâches utiles à la collectivité, et en même temps de faire l'apprentissage de la vie active.
- Ces efforts doivent être soutenus par tous. Ils ont commencé à porter leurs fruits. La France compte à la fin de l'année 1985 150000 jeunes chômeurs de moins qu'il y a 1 an.
- Mais, comme votre question le suggère, je crois que les difficultés d'emploi des jeunes ont aussi d'autres sources que l'insuffisance de la formation. Il y a aujourd'hui, entre le monde des adultes et le monde des jeunes, une distance beaucoup plus grande que naguère. L'entreprise est faite par des adultes, pour des adultes. Elle est moins tolérante qu'autrefois à l'égard des jeunes, de leurs modes, de leur langage, de leurs comportements. La démocratie politique a été l'apprentissage de la tolérance. Plus de démocratie dans l'entreprise, ce serait aussi un accès plus facile des jeunes à l'emploi.\
QUESTION.- Depuis 1958, il y a eu 18 ministres de l'éducation, presque autant de réformes. Ne trouvez-vous pas que cela nuise à l'efficacité du système éducatif et pertube fortement les élèves, leurs enseignants et leurs parents ?
- Ne devrait-on pas envisager une plus grande continuité, fondée sur un large consensus qui, comme celui de la défense nationale, engage sur le long terme l'avenir du pays ?
- LE PRESIDENT.- Sous mon autorité, il n'y aura eu que deux ministres de l'éducation nationale `Alain Savary ` Jean-Pierre Chevènement` en près de 5 ans.
- Ce qui marque cette période, c'est, d'une part, la priorité accordée à l'investissement éducatif, d'autre part, le puissant mouvement de rénovation et de transformation qui a été engagé. L'école ne peut être construite que sur un socle solide. Pour cela, il lui faut des moyens. Depuis 1981, le budget de l'éducation nationale s'est accru de plus de 15 % en pouvoir d'achat. Il atteint désormais 200 milliards de francs £ cette forte progression a permis la création de près de 40000 emplois nouveaux. Mais ces moyens supplémentaires ne seraient rien si, parallèlement, le système éducatif n'avait pas été profondément rénové : on s'y est sérieusement attaqué, vous le savez !\
QUESTION.- En regardant les programmes de télévision des 3 chaînes nationales, nous avons constaté, en plus de la grosse heure consacrée au tiercé, plus de deux heures trente d'émission sur les animaux, alors que trois petits quarts d'heures, camouflés dans des ghettos horaires, sont censés apporter l'information aux jeunes sur leurs choix d'études, de métier, d'avenir. Si nous avons trente millions d'amis, nous avons aussi douze millions d'enfants. Cela ne vous choque-t-il pas ?
- LE PRESIDENT.- La télévision peut être effectivement un instrument éducatif puissant. Bien entendu, elle ne remplacera jamais les enseignants mais elle apporte d'autres contenus éducatifs.
- Les professeurs du Collège de France, dans le rapport qu'ils m'ont remis, ont souhaité l'institution d'une chaîne éducative et culturelle en France. Ce sera l'un des rôles de la "sept". Sur les trois chaînes nationales, les émissions éducatives à destination des jeunes se développent. Les émissions à caractère éducatif aboutiront d'ici la fin de l'année à un total proche de deux heures d'antenne par jour.
- Pour ce qui est de l'information sur les métiers, il n'est pas certain que la télévision soit le meilleur outil. Les publications de l'Office national d'information sur les enseignements et les professions, écrites, et d'ici peu de temps accessibles, sous forme télématique, par le réseau des minitels, semblent beaucoup mieux adaptées. Dans un avenir très proche, des banques de données sur les formations, dispensées par un groupe d'établissements, seront disponibles pour les usagers.\
QUESTION.- Si vous aviez 20 ans aujourd'hui et que vous deviez entreprendre des études et choisir un métier, qu'est-ce qui vous passionnerait ?
- LE PRESIDENT.- Aurais-je des raisons véritables de ne pas faire le même choix aujourd'hui qu'à l'époque ? L'apprentissage du droit a été à la base d'un attachement viscéral à ces valeurs et à celles de la justice et de la démocratie, qui ont marqué ma vie. Je me passionnerais pour l'enseignement, carrière qui ne m'a pas été ouverte et que quelque chose en moi a toujours regretté.\