17 février 1986 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, lors de la séance solennelle d'ouverture de la Conférence des chefs d'Etat et de gouvernement des pays ayant en commun l'usage de la langue française, Château de Versailles, lundi 17 février 1986.

Monsieur le Président,
- Mesdames et messieurs,
- Voici enfin venu le moment d'une rencontre attendue depuis longtemps. Quarante et une nations souveraines et communautés réunies par une solidarité ancienne, forte, profonde, et qui pratiquent la même langue.
- Je veux vous dire, en mon nom personnel certes, mais aussi au nom de tous les Français qui sont dans cette salle, la joie qui est la nôtre de vous recevoir et de vous souhaiter la plus amicale et la plus chaleureuse des bienvenues.
- Vous venez de cinq continents. Vos croyances, vos modes de vie, vos choix politiques sont naturellement divers. Et cependant vous voici rassemblés, libres, égaux, pour échanger vos points de vue, pour que nous échangions nos points de vue, pour que nous lancions des projets qui nous paraissent utiles à ce qui nous est commun. J'ai employé ce mot, c'est bien dire qu'une communauté existe, libre de toute allégeance, libre de je ne sais quelle nostalgie, qui n'habite aucune de nos esprits, une communauté désireuse de compter ses forces pour affirmer ses ambitions. On peut employer le terme puisque nous sommes porteurs d'une culture qui peut avoir l'ambition d'être universelle.
- Certes nous avons nos difficultés et les échéances ou perspectives ne sont pas les mêmes pour chacun d'entre nous. Pour les uns il y va de l'existence même. Pour certains qui sont parmi nous et qui luttent avec courage, chaque jour peut être une survie, une remise en cause. Dureté des temps, du climat, difficultés économiques, irrégularités des cours des matières premieres, fantaisies des monnaies de compte. Les Etats ici représentés qui connaissent ces épreuves savent que la France est proche d'eux. Où trouveraient-ils meilleur appui et plus forte amitié que dans l'ensemble francophone ?
- Pour d'autres où ce type d'urgence n'existe pas, il peut être question d'identités menacées. Et qui se développe dans le monde si l'on perd son esprit ou si l'on vend son âme ? Qui prétendra qu'il n'y a pas imbrication indiscernable entre l'esprit d'un peuple, - son âme - et sa langue ?
- On connaît la loi d'airain de l'économie moderne. Elle concentre des moyens de production, pour réaliser des économies qui, de plus en plus, sont mondialisées ou du moins aspirées, absorbées, emportées par des marchés mondiaux. C'est un grand jeu planétaire, où les originalités s'estompent, où les hiérarchies s'accusent. Les pays qui ne sont pas sur leurs gardes perdent leur substance. Ils étaient créateurs, acteurs, ils assistent, ils contemplent, ils recoivent. Ils décidaient. Trop souvent les voici condamnés au rôle de sous-traitants, de traducteurs ou d'interprètes. C'est là un des aspects, un des éléments du contexte de cette rencontre.\
Face à ces phénomènes, que je viens très rapidement de décrire, quel est le meilleur rempart ? C'est l'identité culturelle. Non pas comme un jeu, ou comme une sorte de distraction annexe, ou comme un gadget - c'est le mot à la mode-. Non, comme une volonté puissante et profonde d'être ce que chacun de nous ici éprouve profondément. C'est un réflexe même, un réflexe vital contre la mortelle abolition des différences. Nous ne pouvons supporter cet affrontement ambiant quand nous nous ressentons plus fortement unis. Et c'est pourquoi nous sommes là autour d'une langue, porteuse d'une culture qui elle-même, on peut le dire sans orgueil particulier, figure parmi les grandes civilisations de l'histoire. C'est une civilisation qui nous est commune, à laquelle chacun ajoute son propre apport. La plupart des cultures exprimées autour de la langue française sont des cultures mixtes ou multiples, elles s'enrichissent l'une par l'autre, mais le tronc central, l'axe-même de cette action, c'est le français.
- C'est un lien si fort qu'il nous a valu de vous avoir ici, venus souvent de loin, parfois en dépit de problèmes politiques qui se posent à nous tous et en tous moments. Il a fallu prendre le temps nécessaire parce qu'on ressentait le besoin d'être ensemble.
- D'autant plus que notre langue commune a toujours été porteuse d'une certaine capacité d'ouverture et d'expression qui dépassait ses propres limites. Je ne rappellerai pas le temps, qui n'est pas dépassé, où notre langue était celle que l'on employait dès lors que l'on recherchait sinon tous les Etats du monde, du moins tous ceux qui décidaient du sort du monde, pour s'exprimer. Il faut trouver la place - que dis-je - elle n'est pas perdue. Il faut l'affirmer de nouveau et vous avez, mesdames et messieurs apporté cette démonstration. Parce que nous parlons la même langue, nous avons quelques chances de mieux nous comprendre. C'est déjà fait. Et parce que nous nous comprenons mieux, nous pouvons mieux agir ensemble, au service des légitimes ambitions que j'ai essayé d'exprimer tout à l'heure. L'harmonie, le sérieux, le sentiment d'urgence dans lesquels s'est déroulé l'obscur et décisif travail de préparation de ce type de conférence, en fournissent la preuve. Nous avons rencontré l'enthousiasme et nous avons pu, grâce à vous, balayer les obstacles qui n'étaient pas minces.\
L'ordre du jour qui est proposé par nos ministres reflète parfaitement dans son équilibre les préoccupations que je viens d'exprimer. Nous n'allons pas composer je ne sais quel discours sur la langue française. Il y en a eu beaucoup, il y en a d'excellents. Il appartient aux assemblées qui en ont la charge de le faire à notre place. Mais c'est parce que nous sommes tous ensemble, issus de l'histoire, de la géographie, de la culture, que nous pouvons, par nos comportements, exprimer une sorte de discours universel sur la portée de la langue française.
- Nous pouvons employer les mêmes mots. Donc parler très librement, très aisément de tous les sujets qui sont nôtres. Nous formons une communauté informelle, c'est-à-dire sans lien organique de caractère administratif. Mais le noyau qui existe entre nous devrait être renforcé. Notre communauté c'est une sorte de structure essentiellement une structure de la langue, et au-delà des affinités qui sont là, c'est une communauté du regard que représentent les quelques quarante nations qui participent à ce premier sommet francophone, et d'autres encore, quelques-uns, qui souhaitent nous rejoindre.
- On dit que notre langue est menacée d'une certaine façon. Elle l'est. Mais enfin, que d'experts nous disent que vers l'an 2000 ou peu après, demain matin, peut-être les langues romanes, les langues latines dans le monde seront plus parlées que, par exemple - je prends cet exemple qui n'a aucune valeur de concurrence, ce serait stupide - que l'anglais. Il y a dans le développement du monde une puissance propre au génie des langues que je viens d'évoquer et particulièrement du français, vous en êtes, madame et messieurs, l'expression la plus claire.\
Telle est la tâche que dissimulent dans leur sècheresse un peu futuriste les chapitres de notre ordre du jour : logiciels, banques de données, satellites, etc... Nous avons des objectifs très simples, très difficiles à atteindre, car nous ne pouvons pas nous taire sur certains sujets. Comment vaincre la pénurie, la misère ? Comment dominer la faim ? Mais aussi comment mieux former nos enfants ? Comment échanger plus largement nos connaissances ? Comment faire connaître nos avancées scientifiques ? Comment donner un plus vaste public, de plus grands moyens à nos créations littéraires, artistiques, audiovisuelles ? Collaborer, coopérer, co-produire. En un mot : rendre plus fertile encore un patrimoine commun dont nous savons déjà que la diversité est la première richesse.
- Je le disais pour commencer. Depuis vingt-cinq ans - je dis vingt-cinq ans parce que j'ai quelques dates précises en tête, mais le projet est déjà plus ancien - les plus lucides de nos chefs d'Etat appelaient de leurs voeux cette rencontre. Oublions ces retards, nous voici à pied d'oeuvre. Je souhaite à nos travaux ambition et imagination.
- Pensons aux pionniers. Je me souviens personnellement des premières conversations que j'avais avec le Président Senghor. Il abordait ces conversations dans le -cadre de ses fonctions d'abord, au titre du Sénégal, mais aussi en raison de sa personne.
- Maintenant, il s'agit de rester fidèle à soi-même. Et pour rester fidèle à soi-même il faut s'inventer tous les jours.
- Je dois, madame et messieurs, ici présents dans cette salle du Palais de Versailles, vous dire la gratitude de la France, non seulement pour votre présence, mais aussi pour ce qu'elle signifie, pour ce qu'elle projette sur l'avenir. Ce n'est pas une -entreprise - celle-ci - qui devrait s'achever avec la joie d'une premier jour. Dans notre esprit, dans le mien en tout cas, c'est le commencement d'une oeuvre durable qui s'inscrira dans les temps qui viennent. Car, au travers une langue commune c'est tout un mouvement, un mouvement de la pensée, un mouvement de l'expression, c'est toute une action qui se dessine. Et nous en aurons le droit d'être fiers un jour, je l'espère, tous et au même titre, d'avoir été les mainteneurs d'abord, puis les créateurs de temps nouveaux. Je vous remercie.\