5 février 1986 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, lors de la 1ère Conférence internationale sur l'arbre et la forêt à La Sorbonne, Paris, mercredi 5 février 1986.

Monsieur le Président,
- Monsieur le Premier ministre,
- Messieurs les ministres,
- Mesdames et messieurs,
- Je voudrais d'abord vous dire à vous qui êtes venus parfois de loin, le plaisir que j'éprouve à vous recevoir dans mon pays et à quel point je suis sensible à l'honneur que vous lui faites.
- Il s'agit certes de traiter de questions qui nous intéressent tous, qui ne sont pas de l'ordre d'un Etat, ni d'un pays mais bien d'ordre planétaire. Nous donnons un signal, nous ici, qui devra être perçu par beaucoup d'autres, faute de pouvoir dans cette séance inaugurale et dans cette première rencontre, embrasser tous les sujets et vouloir réunir tous les pays intéressés. Nous avons préféré limiter d'une certaine façon aux participants que vous êtes cette conférence initiale : c'était plus sage. Mais déjà par les demandes qui nous parviennent de tous côtés et particulièrement d'autres continents que d'Afrique et d'Europe, nous voyons à quel point cette initiative est révélatrice d'un besoin partagé par beaucoup de pays sur la surface de la terre.
- Vous verrez au cours de vos travaux, de quelle façon assurer le prolongement et veiller à ce que les autres qui ont à protéger le même bien puissent s'y associer. Mais même s'il s'agit là d'un besoin universel dont nous ne sommes que les pionniers, je tiens à vous dire à quel point la France apprécie votre présence, messieurs les chefs d'Etat, messieurs les Premiers ministres, mais aussi messieurs les ministres qui représentez vos pays, parce que dans cette salle historique, dans ces lieux universitaires, sur cette montagne Sainte-Geneviève, tout à côté des lieux où s'est formé le coeur de la France, votre présence prend une signification qui, pour nous, a beaucoup de valeur.
- Les quelques espaces qui se trouvent autour de cette enceinte ont tous été marqués depuis le Moyen Age par une présence internationale forte. Nombreux ont été les maîtres venus de vos pays, directement d'Europe pour vous qui êtes d'Europe, mais aussi depuis le XIXème siècle, enrichissement dû aux cultures venues de plus loin et particulièrement d'Afrique.
- C'est pourquoi en ouvrant les travaux de la Conférence internationale sur l'arbre et la forêt, je veux vous souhaiter une véritable bienvenue.\
Vous êtes venus nombreux apporter le -fruit de vos expériences et de vos réflexions. C'est un enrichissement pour tous et pour chacun. Vous êtes vous-mêmes des responsables politiques. Vous avez à affronter chacun dans vos pays, ou au sein de vos organisations, des problèmes difficiles à résoudre. Mais vous savez aussi qu'il existe un long terme, un très long terme. Si l'on ne sait pas le considérer, quelle idée peut-on se faire de l'immédiat ?
- Il y a de lentes logiques qui déterminent l'avenir de la terre et de chacun des nôtres de nos pays. A ceux qui s'étonnerait et qui diraient : "pourquoi une telle rencontre ?", "pourquoi de tels efforts ?", "n'avons-nous rien de plus urgent à traiter ?", je répondrai que si l'homme moderne s'emploie à conquérir, à aménager l'espace, l'espace terrestre, l'espace cosmique, il a souvent désappris à compter avec le temps. Bon, c'est certain, les gouvernements doivent faire face au présent. Même des plans à cinq ans paraissent audacieux. En matière militaire, nucléaire, spatiale, certaines décisions s'engagent pour vingt ans. Mais le rythme des arbres est celui des siècles.
- Pour prendre un exemple français, les bois plantés au temps de Colbert au XVIIème siècle, pour donner à la France une marine puissante, approvisionnent encore nos ébénistes.
- Notre rencontre est d'autant plus urgente qu'elle est à long terme : il faut se dépêcher de commencer. Sauver l'arbre et la forêt, ce n'est pas seulement aménager l'espace, c'est d'une certaine manière conquérir le temps.
- Si nous voulons laisser aux générations qui viennent une terre où elles puissent vivre, c'est maintenant qu'il faut agir. Rarement dans l'histoire - c'est arrivé à certaines époques - jamais la forêt n'a été à ce point menacée. Je dis jamais, mais dans certaines époques, il en fût de même. Et menacée particulièrement dans les zones qui intéressent au premier chef bien entendu les participants de cette conférence : l'Afrique, enfin l'Afrique que l'on dit sèche. Mais le problème se pose déjà bien au-delà, avec la dilapidation des bois précieux dans la forêt profonde, il se pose aussi dans les pays méditerranéens ainsi que dans le Nord industriel : je pense là à l'Europe.\
Pour le Sahel, lors du 9ème Congrès forestier mondial organisé à Mexico en juillet dernier, le Directeur général de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture `FAO` a défini la crise de la forêt comme une crise de pauvreté.
- Et c'est bien la nécessité qui pousse des millions de gens à utiliser le bois au lieu d'autres combustibles pour cuire les aliments, un bois devenu si rare que dans certaines parties de l'Afrique, de nombreuses familles ne peuvent faire la cuisine qu'une fois par jour.
- Qui oserait, au nom de quel droit, leur faire une leçon de morale. Quoi de plus légitime que de couper du bois s'il y en a pour se chauffer et se nourrir. Et pourtant, quoi de plus dangereux pour la survie alimentaire du lendemain ?
- Nous touchons ici au processus-même de désertification et l'on sait l'importance de ces forêts dites claires, très claires du Sahel pour les populations qui trouvent à la fois le bois du feu en même temps que le soutien des pâturages.
- Partout, se pose le problème du défrichement. Un défrichement nécessaire dès lors qu'il s'agit de nourrir une population croissante dans des conditions climatiques de plus en plus difficiles mais aussi un défrichement très souvent inutile.\
Sous les tropiques, une plus grande fragilité du milieu peut souvent conduire à des destructions peut-être irréversibles, car après la forêt, ce sont les sols qui sont atteints, stérilisés. Et la richesse des paysans en question est touchée dans sa substance. Les mises en garde ne sont pas nouvelles. Depuis longtemps, de nombreuses organisations internationales, gouvernementales, non gouvernementales ont accompli de persévérants travaux. Nous disposons d'outils de qualité.
- Il faut rendre hommage à ceux qui ont été les bons ouvriers. Je pense à l'action de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture `FAO`, à ceux qui ont contribué à l'élaboration de son plan d'action sur la forêt tropicale. Et je n'oublis pas les travaux remarquables du programme des Nations unies pour l'environnement.\
Mais face aux problèmes de la désertification qui - je l'ai déjà dit, c'est évident, encore faut-il le répéter - dépassent les frontières, ne sont pas des problèmes strictement nationaux, qui excèdent les capacités d'un Etat isolé, eh bien, il faut donner l'exemple. Ce qu'ont fait déjà plusieurs pays africains qui ont su organiser des solidarités régionales. Je pense aux efforts déployés dans le -cadre de l'Organisation de l'unité africaine `OUA` que préside actuellement notre ami, ici présent, M. le Président du Sénégal Abdou Diouf. Je pense à la Conférence ministérielle contre la désertification qui s'est réunie deux fois à Dakar, au CILSS (Comité inter-états pour la lutte contre la sécheresse du Sahel) et à l'IGADD (International Groupes against drought and desertification) qui vient de se créer à Djibouti, il y a moins d'un mois à l'initiative de six Chefs d'Etat.
- Pourt sa part, se ralliant aux voeux exprimés au mois de novembre 1985, par l'ensemble des forestiers réunis à La Haye, la France doublera dans les cinq années à venir le montant annuel de l'aide consacrée à l'arbre et à la forêt dans les pays victimes de la sécheresse afin d'y appuyer les actions courageuses qui ont été décidées.
- Je l'avais indiqué déjà au sommet de Bonn, l'an dernier : la France est également disposée à faire un effort exceptionnel afin de mieux suivre, même de mieux prévoir la désertification grâce à l'utilisation des technologies nouvelles comme la télédétection.\
Pour la Méditerranée, je pense surtout aux incendies de forêt qui depuis l'Antiquité gréco-romaine ont conduit à une dégradation progressive des rivages méditerranéens du nord et du sud au point que nos ancêtres - revivraient-ils - ne reconnaîtraient plus ni leur paysage, ni leur sol.
- Nous avons engagé des campagnes d'information, d'éducation, entrepris des travaux coûteux de prévention, parfois contraignants pour les propriétaires, développé des matériels de prévention et de lutte. Pour mieux utiliser ces moyens, nos pays rechercheront des accords d'entraides mutuelles dans la lutte contre les incendies et, naturellement, nous souhaitons qu'ils aboutissent à une chartre méditerranéenne de coopération contre les feux de forêt.\
Dans le nord, vous êtes ici plusieurs à savoir que votre forêt et la nôtre en France, par voie de conséquence, subit d'autres atteintes qui résultent alors des activités industrielles, des concentrations urbaines, de la circulation. Là aussi, il convient de préserver des équilibres menacés par les effets de la vie moderne. Là, il ne s'agit pas de pauvreté, en tout cas ce n'est pas la même, sauf à considérer - mais pourquoi pas ? - que l'indifférence à l'environnement, l'insouciance à l'égard des signes inquiétants de dépérissement qui apparaissent ici et là sont, quand bien même elles résulteraient de l'abondance ou d'un développement mal maîtrisé, ce sont des formes de pauvreté, à commencer par la pauvreté de l'esprit.
- Je crois que les pays industrialisés en prennent conscience. Mais la pollution ignore les frontières. Que de fois ai-je entendu dans les réunions européennes, le Chancelier d'Allemagne évoquer ce problème qu'il considère comme capital, je dirais presque prioritaire pour son pays, et il trouvait bien des échos parmi nous.
- Alors il faut que tous les pays d'Europe poursuivent sans faillir et sans faiblir leur action pour réduire les émissions de produits polluants de toute -nature. Déjà des dispositions ont été adoptées dans le sein de la Communauté européenne.\
L'attention portée aux pluies acides ne doit pas non plus faire oublier les maladies, les parasites dont nos arbres sont victimes. Vous savez que les ormes disparaissent. Les ormes ont disparu à cause d'un champignon transporté par un insecte et pour ceux qui, comme moi, ont vécu leur enfance entourée de ces arbres admirables, les ormes ou les ormeaux comme on les appelait chez nous, ils se désolent de voir aujourd'hui partout dans toutes nos haies ces spectres qu'étaient les ormes, aujourd'hui desséchés, disparus : presque une élimination radicale. Les platanes de nos villes, les cyprès provençaux notamment, utilisés à bien des égards non seulement pour l'esthétique mais aussi pour briser le vent, pour protéger les cultures, sont menacés. Ils sont atteints, ils disparaissent par plaques et par région et le mal gagne tout le midi de la France, de l'est à l'ouest. Il en va de même dans les autres pays méditerranéens. Les pinèdes subissent l'agressionion des cochenilles dont les dégats sont parachevés par le feu.
- Voilà le résultat d'une époque où l'on pensait être parvenu à dominer les éléments : ils ont pris leur revanche ! Et malgré l'effort des chercheurs, il faut le dire, l'arbre est encore mal connu. Quelques livres savants ou de vulgarisation ont paru. Chaque fois que j'ai pu le faire, j'en ai lu. Mais j'ai pu observer que leur audience dans les milieux spécialisés, certes, ou dans les milieux intéressés pour telle ou telle raison, n'atteignent pas le grand public. Aussi, les résistances sont nombreuses, lorsqu'un gouvernement veut non pas contraindre mais amener les propriétaires, petits propriétaires à s'organiser pour sauvegarder ce qui est notre bien commun.
- Nous ne savons pas définir avec certitude les raisons du dépérissement des forêts, nous ne le savons pas. Les opinions publiques n'en ont pas conscience, je viens de le dire. Mais les savants n'ont pas mis un terme à leur recherche. Souvent on croit que les causes sont claires, alors il suffit de les combattre. Si c'est vrai, c'est à notre portée. Mais il faut d'abord comprendre. C'est pourquoi j'appelle ici les scientifiques à mobiliser leur connaissance, les techniciens leur énergie, les Etats leurs moyens pour remporter ce combat pacifique, enfin je veux dire que c'est un combat pacifique entre les humains pour une fois. C'est un rude combat contre les rudesses de la nature, pour préserver ses équilibres, pour aider la nature à se survivre à elle-même.
- C'est pourquoi je propose que soit mis en place, en tout cas en Europe, dès maintenant un réseau de recherche avancé sur la physiologie de l'arbre. Elle apportera au monde entier une connaissance essentielle et j'espère que le prochain congrès mondial forestier, que mon pays accueillerait avec grand plaisir pourrait être l'occasion pour ces mêmes forestiers, pour les scientifiques, de constater de très réels progrès.\
Mesdames et messieurs, vous le savez et c'est pourquoi vous êtes là : l'arbre est un être vivant. Peut-on dire qu'il a un langage, une sensibilité ? Certains le prétendent et moi je le crois. Ils font partie de ma fréquentation ou de mon voisinage. Et un arbre, parce qu'il alimente l'humus de la terre et donc parce qu'il la renouvelle comme nous avons nous-mêmes besoin dans nos vies personnelles du temps, de la méditation, de la réflexion, du silence, du contact avec les éléments de la nature pour retrouver nos propres réserves et notre propre substance, un arbre a beaucoup de réalité symbolique. A lui seul, un arbre est un paysage. Un arbre parvenu à sa maturité, c'est une récompense pour les générations qui surveillent sa croissance.
- C'est vrai que lorsqu'on s'intéresse à telle ou telle espèce d'arbres - je me suis, comme beaucoup d'entre vous, intéressé aux chênes - que l'on sait que celui que l'on plante d'après les règlements qui datent du XVIIème siècle, sortiront de leur petite enfance entre la 27ème et la 40ème année, seront adultes jusqu'à 95 ans, commenceront de s'épanouir centenaire, bien entendu, on sait bien qu'il ne sera, cet arbre-là, que porteur du rêve que l'on porte sur un jeune enfant, lorsque soi-même on approche de la fin. Mais cela aide à vivre. C'est ce qu'on appelle l'espoir, l'espoir dans la vie, dans la vie triomphante.
- Il y a les fruits, les feuilles , les graines comestibles, il y a les fibres à tisser, il y a la sève, il y a les gommes. Toutes ces substances que nous avons apprises, que nos ancêtres ont appris à travailler de mille façons mais qui sont encore aujourd'hui fort utiles puisqu'on cherche à les imiter ou à les remplacer sans obtenir toujours les mêmes résultats.
- Et puis il y a le bois. Le bois qui depuis l'aube de l'humanité a permis à l'homme d'assurer les choses élémentaires comme se chauffer, s'éclairer, comme, je le disais tout à l'heure, cuire ses aliments. Le bois matériau initial, travaillé par l'homme, avec les premiers outils pour les premiers abris. Le bois dont nous faisons nos meubles, le bois avec lequel on fabrique le papier aujourd'hui. Et qui donc, à sa façon, est un support de la pensée et, par la pensée naturellement, est un support de notre propre liberté.
- Bref, si l'on a, dans certains temps, sous-estimé l'importance des arbres, ce n'est plus le cas aujourd'hui, et vous en témoignez hautement.
- Quand on l'a sous-estimé, on l'a détruit. Et puis on s'est aperçu que sans les arbres, le vent emportait les terres, le vent qui peut être un ami. Si l'on détruit les supports naturels de notre environnement, tout devient hostile : le vent, la pluie et donc le climat. Tout devient hostile. Qu'est-ce que cela veut dire hostile en la circonstance ? Tout devient étranger à l'homme.
- On peut vivre dans un désert. Des sociétés ont su y développer des civilisations souvent raffinées. Enfin ce n'est pas forcément une propagande à faire. Que feraient-ils si la terre devenait tout entière stérile à l'image des planètes qui commencent d'apparaître à notre vue à mesure que l'espace est visité ?
- Bref, on ne pourrait pas survivre et nous n'avons pas le droit de léguer à nos descendants un désert. Voilà pourquoi planter des arbres, sauver les arbres fait croire en l'avenir. C'est une espérance. C'est un acte majeur d'une humanité consciente.
- J'en ai fini. Celles et ceux qui ont répondu à notre invitation prouvent que bien des gouvernements, bien des organisations ont compris et se préoccupent du bien commun. Ce bien, c'est la terre, notre planète. Il faut la transmettre, peut-être mieux que nous l'avons reçue. Il faut que nous ayons la conscience tranquille au regard des siècles à venir. Tout ce qui est prise de conscience est un facteur de civilisation.
- Voilà pourquoi, mesdames et messieurs, il vous reste, il nous reste ensemble à mériter selon la très belle expression de Bertrand de Jouvenel d'être appelés les "jardiniers de la terre". Merci.\