12 janvier 1986 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, lors du banquet annuel des Anciens d'Alfortville, sur la politique en faveur des personnes âgées et la solidarité nationale, dimanche 12 janvier 1986.

Mesdames et messieurs,
- Lorsque j'ai reçu l'indication et non pas l'invitation, l'indication par Joseph Franceschi, de cette réunion aujourd'hui à Alfortville, j'ai exprimé le souhait de me joindre à vous. C'était pour moi l'occasion, d'abord de vous rencontrer - je connais certains d'entre vous, on vient de le rappeler. Je suis venu à plusieurs reprises. C'est ici que, peut-être en 1977, j'ai développé ce que nous appelions la Charte des personnes âgées. C'est ici, en 1981, le 4 mai, que j'ai développé ce qui était le programme, à l'époque où j'étais candidat à la Présidence de la République et c'est ici, tout naturellement, que je viens pour exposer ce qui a été accompli.
- Je suis également dans la commune dont le maire est le responsable de cette politique, celui qui a été choisi par le Premier ministre et par moi-même, à deux reprises, pour animer, orienter, coordonner, pour être l'homme du combat pour les personnes âgées, pour les retraités. Pourquoi ? Parce que nous savions que, dans cette ville et ailleurs, il avait montré un dévouement particulier, une connaissance extrême des problèmes qui vous concernent. Et après tout, qui administre bien sa ville a quelque chance de bien gérer l'Etat.
- Mais vous comprendrez bien qu'au-delà des personnes ici présentes, je m'adresse en même temps à toutes les personnes âgées, comme on dit, aux retraités de France, enfin, aux personnes de votre âge, je veux dire du mien. Et je suis très heureux de me trouver comme cela avec des femmes, des hommes, qui ont déjà franchi beaucoup d'étapes de la vie, qui sont nourris d'expériences, qui ont connu de la vie les chagrins et les joies, qui ont souvent élevé une famille, qui ont travaillé, qui ont souvent conquis contre le malheur et la peine le droit d'exister. Qui aujourd'hui, non pas se reposent - on ne se repose pas à l'âge de la retraite - mais enfin, qui ont le temps désormais de jeter des regards derrière eux pour considérer ce qui a été accompli et en même temps, - en raison de ce qui est le fond du caractère humain, toujours l'espérance, la volonté de vivre -, ce qui reste à faire : il reste beaucoup à faire, de plus en plus.\
C'est d'ailleurs un des domaines qui retiennent le plus mon attention. Je considère que c'est une grande conquête que d'être parvenu à faire que des millions de Françaises et de Français, considérés, il faut le dire, jusqu'alors, du moins pendant longtemps, comme rejetés de l'existence, un peu un poids pour une société - un poids généralement aimé, estimé, mais enfin quand même inactif, c'est un immense progrès, c'est une grande conquête que d'avoir inséré les personnes dites "âgées" dans le circuit social, parfois dans le circuit économique, dans le circuit culturel, que d'avoir continué d'élargir l'horizon, de les faire participer davantage aux activités de la cité et du pays. Et nous avons aussi la joie de nous retrouver ensemble, comme aujourd'hui, pour échanger des impressions, pour échanger des souvenirs et pour échanger des projets. Car vous avez des projets, mesdames et messieurs, et ceci est considérable.
- Et puis il faut que les autres Français se rendent compte qu'ils doivent peut-être encore mieux qu'ils ne l'ont fait jusqu'ici penser que ces personnes âgées, ce sont leurs parents ou leurs grands-parents, leurs anciens en tout cas, celles et ceux qui ont fait la France avant eux, qui l'ont conduite au niveau de développement, qu'il faut naturellement parfaire, adapter aux réalités modernes, mais enfin qui ont assuré la longue suite des âges, la France qu'ils avaient eux-mêmes reçue des générations précédentes et qu'ils n'abandonnent pas, une France à laquelle ils continuent de contribuer mais que leurs fils et leurs filles pourront appréhender avec plus de chance qu'ils n'en ont eue eux-mêmes.
- Et puis il est intervenu d'autres éléments : la science, les grands progrès de la science et de la médecine, ce qui fait que nous disposons d'un plus grand nombre d'années et que, pour ces années-là, il convient d'avoir, non seulement un supplément de vie physique, mais d'avoir aussi un gain de vie et dans tous les domaines, et vous savez bien que c'est vrai, et vous vous en sentez capables.\
A quoi se sont ajoutées un certain nombre de réformes dues à l'action du gouvernement et du Parlement, parmi lesquelles je citerai, par exemple, la retraite à 60 ans, qui est une très grande réforme. Oh, je sais bien que cela a été contesté, je sais bien que beaucoup de parlementaires ont voté contre, je sais bien que l'on dit que cela a coûté cher. Mais, dites-moi : les travailleurs, au-delà de 60 ans, ils ne le méritaient pas ?... Ils ne le méritaient pas alors que l'on savait que les statistiques indiquaient que pour les travailleurs manuels, particulièrement, la moyenne de vie ne dépassait pas 65 ans ? Alors, qu'est-ce que c'était que leur vie : travailler pour les autres et puis mourir... Ne pas même avoir le temps de connaître de la vie cette époque qui peut être heureuse, en tout cas constructive, celle que vous vivez aujourd'hui, à partir de 60 ans, si vous le désirez. Car nous n'avons pas voulu imposer £ nous avons simplement dit : ceux qui le veulent le peuvent !
- Et je rencontre dans bien des endroits de France des femmes, des hommes, qui ont travaillé toute leur vie, quelquefois depuis l'âge de 16 ans, 17 ans, qui ont vraiment les larmes aux yeux, les larmes qui coulent sur leurs joues pour dire : "Merci. Enfin, nous pouvons vivre".
- Si vous faites le compte de toutes ces mesures apportées par la science, par la médecine, de ces lois voulues par vos élus, alors on se rend compte, vous vous rendez compte qu'il convient d'utiliser à plein, le mieux possible - d'abord pour vous-mêmes, personnellement, individuellement - mais aussi pour le pays, utiliser le mieux possible ce temps gagné. Il n'y en a pas de plus précieux, le temps de vivre.\
Il faut bien s'attaquer à certains problèmes tout à fait pratiques car on ne vit pas non plus de l'air du temps... Et nous avons mené une action dans toutes les directions. Pour les ressources des personnes âgées, pour le développement de services sociaux ou médico-sociaux, pour la création d'établissements d'accueil ou de loisirs, d'accueil en particulier pour les personnes qui n'auraient pas le loisir de venir dans une assemblée comme celle-ci, parce que l'âge ne leur permet plus, l'âge mal supporté.
- Sur le -plan des ressources, vous me permettrez de rappeler quelques chiffres et pourcentages - je ne vais pas faire un catalogue, mais chacun de ces chiffres-là, que je citerai, chacun de ces pourcentages, est tout à fait concret, c'est la vie de tous les jours, c'est ce qui reste pour acheter sa nourriture, pour acheter ses vêtements, pour élever les siens : c'est ce qui reste à la fin du mois.
- Le minimum vieillesse, il était - rappelez-vous pour ceux qui avaient déjà cet âge-là en 1981 - de 1417 francs par mois, pour une personne seule. Depuis le 1er janvier dernier, il est de 2572 et quelques. C'est-à-dire que l'augmentation du minimum vieillesse, en moins de cinq ans, a été de 80 %. Est-ce qu'il fallait le faire ou ne pas le faire ? Est-ce que c'était trop coûteux ? Est-ce qu'un grand pays comme la France n'avait pas le moyen d'apporter, de vous apporter, ce qui vous était dû ?
- Je note quatre autres indications £ d'abord celle des aides ménagères. J'ai beaucoup tenu à ce qu'on développe et les aides ménagères et les soins infirmiers à domicile. C'est une façon de soigner, de traiter, de suivre les personnes âgées qui ne peuvent se déplacer. Cela évite la création ou la construction d'immeubles extrêmement lourds et aussi de déraciner des gens qui, ayant vieilli, souhaitent rester dans leurs quartiers, dans leurs villas, dans leurs maisons ou dans leur voisinage.
- Les dépenses pour l'aide ménagère sont passées de 1300000000 en 1981 à plus de 4 milliards en 1985. L'augmentation, là, elle est de 200 %.
- Les services de soins infirmiers à domicile sont passés de 1000 en 1981 à 22000.
- Les sections de cure médicale des maisons de retraite ont vu leur capacité passer de 10500 lits à 47500. Il faudra faire davantage. Il faudra continuer cet effort en estimant que nous sommes encore loin du compte. Mais vous pouvez, avec ces données-là, comparer ce qui était fait, ce qui restait à accomplir et comme je l'ai dit bien souvent, dans des débats multiples, après tout si cela avait été fait "avant", nous n'aurions pas eu à le faire.
- Voyez dans les hospices, dont le secrétaire d'Etat, il faut le dire, avait très courageusement dénoncé le scandale il y a quelques années, la moitié de ce qu'on appelle les "lits", - la petite place occupée par une personne âgée - c'est-à-dire 25000, ont été transformés, modernisés, dont la moitié est tout à fait adaptée aux normes de confort moderne, du vrai confort.
- Voilà un certain nombre de données que vous comprenez bien mieux que d'autres. Oh, si on dit cela à des citoyens et des citoyennes qui regardent cela d'un oeil distrait, qui ont l'impression que l'âge ne viendra jamais, qu'ils se méfient... Cela vient toujours si on a la chance de vivre. Et à ce moment-là on mesure pleinement ce que représente la solidarité nationale : si elle manque, on souffre davantage, si elle est là, bien des blessures sont pansées.
- Quant au pouvoir d'achat des personnes âgées, il a sérieusement progressé.\
Et puis, j'ai dit un mot de cela il y a un instant, vous êtes davantage des partenaires, comme on dit, à part entière aujourd'hui dans la vie nationale. Vous participez aux comités économiques et sociaux des régions, aux organismes de sécurité sociale, aux centres communaux d'action sociale. On a créé des organismes particuliers pour vous. Certains d'entre vous les connaissent : les comités départementaux, il y a même une abréviation pour cela, et un comité national des retraités et personnées âgées qui, depuis trois ans, joue un rôle considérable.
- Vous êtes entendus, et si vous ne l'êtes pas assez, vous pouvez parler, vous exprimer. Et comme vous avez de forts liens de solidarité entre vous, c'est maintenant une réalité qui traverse toute la France. Cela doit être développé.
- Partout où elles sont accueillies, nous avons veillé à ce que les personnes âgées et leurs familles soient obligatoirement associées au fonctionnement quotidien des établissements où ils se trouvent, grâce à la mise en place de conseils d'établissements qui ont pour mission notamment d'élaborer les règlements intérieurs. C'est très important que vous ayez votre mot à dire et que vous ne vous voyiez pas imposer des règlements par une administration qui pourrait se faire lointaine.\
D'autres mesures - et j'en ai fini, mais cela fait un corps de doctrine - montrent qu'il ne s'est pas agi pour nous de picorer ici ou là des mesures qui pourraient plaire, mais de réaliser tout un développement - dans le vrai sens du terme politique - pour intégrer les personnes âgées à la vie sociale et nationale.
- Prenez le cas, par exemple, de la mensualisation des pensions vieillesse de la sécurité sociale. Elle sera mise en place cette année-même, et en totalité. Je sais que le décret d'application qui a été mise en forme par le secrétaire d'Etat, doit être publié dans les prochains jours. Et cette mensualisation de prestations concernera tous les retraités du régime général, quelle que soit la pension qu'ils perçoivent, quel que soit le lieu de leur résidence.
- On a fait des expériences £ elles sont très concluantes. On en a fait à Dijon, à Montpellier : aucune raison de ne pas les étendre.
- Peut-être savez-vous que, pour ce qui touche les pensions des fonctionnaires, la mensualisation est déjà réalisée pour les deux tiers, et que la suite est en train de se mettre en place.
- Enfin, il existe un programme de maisons d'accueil, spécialement réservées aux personnes âgées dépendantes, à ceux qui ont perdu leur autonomie, leur liberté de démarche. On a conçu à la fois un type architectural nouveau, des conditions de fonctionnement adaptées pour préserver une sorte de -cadre familial, une ambiance chaleureuse à ceux qui ne peuvent eux-mêmes se déplacer.\
Vous rendez-vous compte aussi de l'importance du réseau national, à l'heure actuelle en voie de réalisation, de ce que l'on appelle la "téléalarme". ' Une expérience de grande ampleur a été réalisée dans le département du Val-de-Marne, là où nous sommes, et montre pour les autres l'intérêt d'une telle -entreprise. Oui, les personnes seules et isolées redoutent la délinquance, parfois le crime. Le devoir de la société est de les défendre, non seulement par la prévention, mais aussi par ce moyen mis à leur disposition pour l'alerte. C'est un sujet qui me préoccupe beaucoup. Nos grandes villes modernes ont été bâties tout le long du 19ème et du 20ème siècle dans des conditions qui ont été nuisibles à la sécurité, sans les équipements, les espaces verts, les moyens de rassemblement, de rencontre ou de culture, qui permettent à chacun de mieux conduire sa vie.
- Prenez l'exemple des transports. Une mesure a été prise par la SNCF, non sans que, bien entendu, les pouvoirs publics s'y soient intéressés. Le bénéfice de la carte vermeil doit être très prochainement étendu à tous les hommes, aussi, dès l'âge de 60 ans. On est déjà passé de 65 à 62, catégorie par catégorie,... Mesdames, c'est au tour des hommes d'avoir le bénéfice de cette carte dès l'âge de 60 ans.
-Je pourrais développer beaucoup d'autres points de vue £ je n'insisterai pas. Je voulais simplement vous dire qu'une nouvelle politique, c'est un acquis de civilisation, c'est une affirmation de solidarité et donc, oui, de civilisation, je répète ce mot.\
Nous élevons chaque fois notre degré d'intelligence et de sensibilité en même temps que nous améliorons les conditions matérielles d'existence.
- Voyez l'énorme effort accompli pour la jeunesse par l'école, la crise qu'ont subie tant et tant de travailleurs d'âge adulte avec la croissance continue du chômage jusqu'à l'année dernière, premier arrêt dans cette course terrible du chômage depuis 1970. Et puis tous les adultes qui, heureusement, ont pu mener à bien leur carrière, qui ont pu réussir, apporter leurs dons au pays. Il faut aussi que les personnes âgées, ça suive... Ils ont bien les mêmes droits. Jusqu'au dernier souffle de vie, c'est la communauté des hommes, la communauté humaine qui doit prévaloir. Et le rôle d'un gouvernement et d'un Président de la République élu par le peuple, c'est de veiller à ce que chaque fraction de la population, sans aucune ségrégation, discrimination, injustice sociale, en luttant contre toutes les formes de racisme, d'un côté, ou bien toutes les formes de domination économique ou sociale, bénéficie de l'égalité tant recherchée depuis toujours et placée comme cela en perspective depuis la fameuse révolution de 1789, et qui reste notre idéal..., plus qu'un idéal, un projet, sur quoi nous nous sommes, nous, tant engagés en 1981 : plus de justice sociale, plus d'égalité et plus de liberté, continuant ainsi le chemin tracé par ceux qu'on appelle "les grands ancêtres", et personne ne se trompe sur ceux qui sont les grands ancêtres, ce sont ceux qui ont dessiné la conquête d'un état social où tout être humain aurait le droit de vivre.
- C'est dans cette tradition-là que nous nous situons, que je veux me situer. Je suis Président de tous les Français, je ne rejette personne. Mais mon devoir est de montrer la direction, et cette direction, elle s'inscrit dans la perspective engagée depuis bientôt deux siècles exactement, par ceux qui à travers les grandes mutations de notre histoire, ont toujours cherché le progrès, la solidarité, la liberté, l'égalité. D'ailleurs, quels sont les thèmes de la République, la nôtre, la République française, sinon ceux-là.
- Juste un mot pour vous dire que, me trouvant il y a quelque temps devant les responsables de la Sécurité sociale qui fêtaient le 40ème anniversaire de cette grande réforme, issue des combats de la Libération, - la mise en forme de ce qui avait été entrepris, mais plus timidement, au cours des vint années précédentes, en 1945 -, j'ai dit que l'un des rôles auquel je tenais le plus, c'était celui d'être considéré comme le gardien de la solidarité nationale, forme de justice indispensable.
- Vous savez bien, mesdames et messieurs, chers amis, que nous ne transigerons jamais sur les valeurs qui touchent à la dignité de l'individu et au progrès de la société, au service et à la sécurité de la France. Eh bien, cela vous concerne £ il ne faut pas faire de distinction arbitraire et artificielle entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés. Vous êtes une fraction, une part, du peuple de France. Et lorsque je vous rencontre, même si nous n'avons pas le temps ou l'occasion d'échanger beaucoup de propos - voyez, c'est moi qui vous ai parlé - je vous vois et dans votre regard ou votre attitude, je distingue - croyez-le - ce qui habite votre esprit, peut-être votre coeur. Vous sentez que nous sommes solidaires.
- Et si nous avons pu, dans la difficulté, la critique et parfois le refus, si nous avons à la fois réalisé les plus grandes réformes qu'ait connues la République depuis un siècle, mais sommes aussi parvenus à une bonne gestion, très supérieure à celle qu'on a pu connaître depuis longtemps, c'est parce que notre peuple est là et qu'au-delà de toutes les traverses, des controverses, des crises, quand on fait appel à lui, à son bon sens, à sa volonté d'être et de vivre, à son sens de la grandeur, alors on peut compter sur lui. Merci, mesdames et messieurs.
- Vive Alfortville, vive la République, vive la France.\