3 janvier 1986 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion de la présentation des voeux des corps constitués, notamment sur le rôle de l'Etat et la décentralisation, Paris, Palais de l'Élysée, vendredi 3 janvier 1986.

Monsieur le vice-président,
- Mesdames et messieurs,
- Nous voici réunis selon la coutume en un geste rituel. Vous m'offrez vos voeux, je vous les rends. L'opération pourrait être inverse. On pourrait en sourire, c'est ce que nous venons de faire. Mais il y a des rites qui me paraissent nécessaires, comme je vous le dirai tout à l'heure en réponse à votre allocution, nécessaires comme des institutions.
- Je vous remercie, monsieur le vice-président, de l'expression que vous avez choisie. Je reçois vos voeux d'abord pour les sentiments qu'ils expriment, au-delà du rite, à l'égard du Président de la République, chef de l'Etat, de l'Etat que vous servez. Je les reçois aussi pour ce qu'ils contiennent de plus personnel, témoignage de nos relations solides, anciennes et amicales. Comme vous, j'attache du -prix à cet échange.
- J'ai écouté, avec l'attention qu'il mérite, les réflexions du premier haut fonctionnaire de la République `Pierre Nicolaï, vice-président du Conseil d'Etat`. On pourrait dire même tout simplement du premier fonctionnaire, premier serviteur de l'Etat. J'ai noté au passage, chacun l'a fait comme moi, votre souhait de voir la sérénité et la sagesse l'emporter sur le dogmatisme et la passion. A votre place j'aurais dit "sur les passions". Mais c'est vrai que si ce sont les passions qui s'emparent de la France, on peut tout redouter. Mais je ne redoute pas grand chose. En vérité, la sagesse populaire, mais je l'espère aussi, celle de ceux qui gouvernement, doit permettre de continuer à vivre la République, comme il convient de la vivre quel que soit, selon les circonstances, son contenu.
- Je souscris à cette expression d'autant plus que la France aborde, en effet, une période importante comme est toute élection `élection législative 1986` en général, de sa vie démocratique.
- Quoiqu'il en soit, des lois sont votées, des décrets sont pris, d'autres le seront, des instructions sont données au fil des ans, d'autres viendront : il faut poursuivre la tâche sans faiblesse, la France continue, l'Etat aussi. Je compte sur vous, mesdames et messieurs, pour agir en conformité avec votre conscience, laquelle s'identifie dans ce domaine à votre devoir.\
Vous avez d'autre part, monsieur le vice-président, consacré votre propos à une analyse pénétrante de la -nature, de la notion, du rôle et même de l'importance de l'Etat. Vous avez rappelé que je m'étais, récemment, exprimé à ce sujet. Je ne reviendrai pas sur ce que j'ai développé, c'est un sujet qui m'est cher, sinon pour souligner une fois encore que l'Etat, dirigé et animé par ceux auxquels le suffrage universel confère la charge de définir, de conduire et d'appliquer la politique du pays, est un instrument, n'est qu'un instrument, au service de la démocratie, subordonné aux choix des citoyens.
- C'est d'ailleurs parce que l'Etat dépend des citoyens qu'il est facile de répondre à la question de plus en plus habituelle - que vous venez de citer - le "trop d'Etat". C'est vrai, la plupart des élus, surtout ceux qui gouvernent, le savent, on peut remarquer qu'il y a "trop d'Etat", d'abord pour ceux qui réclament toujours plus d'intervention publique tout en la condamnant lorsqu'elle ne les concerne pas directement. Cela fait partie des habituelles contradictions propres à tout corps social. On peut en débattre longuement. Si je voulais, moi-même, éviter toute discussion ésotérique ou polémique, je dirais : il y a l'Etat, un point c'est tout et il est et il sera toujours ce que nous en faisons, ce que nous en ferons.
- Je vous l'ai dit tout à l'heure, je crois aux institutions. Je ne pense pas qu'il puisse y avoir un seul acquis de la démocratie, à commencer par la liberté sans institutions, parce qu'elles ont force de contrat entre les citoyens. Et rien - l'ai-je assez souvent répété - rien ne dure à l'-état naturel. La liberté est mortelle et seules, des institutions, lorsqu'elles sont justes, équilibrées, permettent à la liberté de vivre, de s'exercer et de durer.\
Tout dépend de ce que l'on met dans la notion d'Etat. J'y place à la fois le pouvoir et le contre pouvoir. L'évolution normale d'un pouvoir est d'aller vers son excès s'il n'est pas en même temps et tout aussitôt contredit dans le bon sens du terme. C'est pourquoi j'ai beaucoup veillé à ce que les lois de décentralisation puissent permettre l'établissement de pouvoirs locaux qui, sans être des contre pouvoirs si l'on cherche vraiment à étudier le vocabulaire, il ne s'agit pas qu'ils soient contre l'Etat, mais il y a d'autres pouvoirs. Et ces autres pouvoirs se comporteraient nécessairement en contre pouvoirs si le pouvoir devenait dogmatique ou tyrannique.
- C'est un peu la philosophie qui m'anime dans tous les domaines que j'ai à traiter. C'est la philosophie qui m'animait lorsque j'ai décidé, bien entendu en accord avec le gouvernement, de, permettez l'expression, elle est peut-être excessive, mais elle dit bien ce qu'elle veut dire, libérer l'audiovisuel. C'est-à-dire, permettre l'accès à l'audiovisuel à tous ceux qui en ont la capacité, - j'aimerais même bien que ceux qui en ont la capacité ne soient pas simplement ceux qui en ont la capacité financière, mais apportez-moi la solution ! - la capacité intellectuelle, artistique, l'expression de leur politique, simplement le goût qu'ils ont de s'exprimer, qui fait que, partant de l'interdiction de toute radiodiffusion, dite privée, aujourd'hui il existe 1400 postes. Il en va de même pour la télévision, hier uniquement d'Etat ou presque et devant devenir, vers les années futures, de plus en plus concurrente des expressions les plus diverses, dans la mesure où l'espace physique, bien entendu, le permet. Et là, le champ est moins ouvert que dans le domaine des ondes porteuses, simplement, du son.
- C'est pourquoi j'ai tenu à ce que fût créée une Haute Autorité dont je disais récemment, pour une interview, que le bon sens et le sens de la liberté, devraient conduire à accroître les pouvoirs à mesure bien entendu, que son expérience, les habitudes prises à son égard, s'affirment. Je souhaite que cela aille dans ce sens. Ce n'est pas parce que je me méfie de l'Etat, j'aime l'Etat, je m'efforce de le servir, c'est parce que je pense que dans une démocratie, il faut que les pouvoirs soient dévolus à une succession d'organismes et d'institutions qui puissent réaliser l'équilibre.
- Cela dit, j'adopte tout à fait la thèse que vous venez d'exprimer sur l'identification d'un Etat serviteur du bien public ou bien du bien commun. Nous avons été élevés aux mêmes sources, vous avez même cité quelques-uns des maîtres que j'ai connus dans ma jeunesse. Je crois vraiment que le bien commun, le sens du bien commun, se trouve à l'origine de ce qui est devenu tout simplement la République. Vous avez vous-même noté que la confusion des termes signifiait aussi une confusion des fonctions.\
Mais ne perdons pas de vue, vous ne l'avez pas proposé, monsieur le vice-président, je m'adresse donc en dessus de vous à tous ceux qui peuvent m'entendre dans cette salle et ailleurs, qu'en démocratie l'administration n'est pas elle-même créateur de droit. Elle est le moyen d'action de ceux qui sont élus pour cela : Parlement qui vote la loi, gouvernement qui dispose du pouvoir réglementaire, Président de la République qui veille au bon fonctionnement des institutions et assure la continuité de la vie nationale et d'autres choses encore. C'est de cet ensemble que découle l'application de quelques grands principes, grands principes de droit en particulier, que l'autorité judiciaire constate et applique mais qu'elle ne crée pas non plus.
- N'étant pas élue, procédant des pouvoirs publics constitutionnels, eux-mêmes émanation de la souveraineté nationale, l'administration publique évolue selon la volonté de la nation : depuis de nombreuses années, plus encore après 1981, l'Etat a connu de sérieuses mutations. Vous voyez avec quelle précision non seulement j'ai écrit ce mot mais même corrigé celui que l'on m'avait proposé : sérieuses mutations ne peut choquer personne. Qui n'est pas sérieux ? Donc de sérieuses mutations, c'est un fait, ont été décidées depuis plus de quatre ans, de multiples réformes, de grandes réformes, les plus importantes en si peu de temps dans l'histoire de la République, voulues et conduites par le Président de la République, par le gouvernement et par le Parlement conformément à la volonté de notre peuple puisque celle-ci figure en toutes lettres à l'article 2 de la Constitution.
- J'ai parlé de la décentralisation, j'aurais pu ajouter la déconcentration plus lente et plus difficile à mettre en oeuvre. A l'intérieur de l'Etat, il y a des compétitions, monsieur le vice-président, que vous soupçonnez assurément. La déconcentration est un phénomène extrêmement difficile à mettre en oeuvre car quand on a un pouvoir, on ne s'en défait pas aisément. D'où l'utilité de la démocratie qui s'en charge. Statuts des diverses fonctions publiques, extension du secteur public, réforme pénale, simplifications et allègements des formalités, suppressions de nombreuses tutelles, créations de nouveaux espaces de libertés, luttes contre les injustices, développement d'un droit social, voilà et j'en passe, voilà qui a mobilisé notre énergie dans tous les grands services, de haut en bas, de bas en haut et qui n'a pas facilité votre tâche.\
Eh oui, c'est vrai, l'Etat, le visage de l'Etat a largement changé et vous-même monsieur le vice-président, vous avez été à l'origine d'une réforme en cours d'examen pour que le Conseil d'Etat rénove ses méthodes de travail et réponde plus vite encore à l'attente de ceux qui le saisissent. Les conversations que j'ai pu avoir avec Mme le Premier Président vont exactement dans le même sens, démontrant quelquefois même l'accablement de vos magistrats d'un dévouement extrême dont la science est reconnue et qui cependant en tant que citoyens sont eux-mêmes heurtés de ne pouvoir rendre le service attendu d'eux par les citoyens. Les gens de la Cour des Comptes pourraient s'exprimer de la même façon, enfin tous ceux qui ont une responsabilité au niveau supérieur le savent, m'en entretiennent, m'en saisissent et je suis parfois tout à fait au regret lorsque à mon tour, j'en saisis le chef du gouvernement, de voir que la latitude que nous permettent les deniers publics ne nous offre pas autant que nous le souhaiterions la possibilité de répondre à vos voeux. Mais vous avez raison de les exprimer et d'y avoir réfléchi.
- Cet Etat, il change et il changera encore. Il sera le reflet de la France qui change elle-même, qui puise sa force dans son unité, dans les grands principes démocratiques que j'ai évoqués, mais aussi je l'espère, dans sa capacité à aborder son temps, celui qui exige modernisation, expansion et justice avec ce que cela implique de rigueur momentanée. On ne peut oublier non plus que l'Etat évoluera à mesure que la construction européenne se développera, au bénéfice d'autres instances elles-mêmes subordonnées aux pouvoirs élus dans les douze pays membres de la Communauté.\
Voilà bien, pour vous mesdames et messieurs, pour toutes celles et tous ceux que vous représentez, une époque à la fois passionnante et difficile à vivre dans le degré de responsabilité que l'on détient, puisque l'on ne peut simplement se référer aux leçons du passé : on doit imaginer les obligations de demain. On me dira c'est le cas de toute époque. Non ce n'est pas le cas de toute époque ! C'est le cas de la nôtre. Ce n'est pas la première, mais c'est le cas de la nôtre qui bien entendu est liée à tant d'autres transformations scientifiques, techniques et même de la science politique.
- Voilà pourquoi, des réunions comme celles-ci n'ont pas nécessairement le caractère rituel que je m'apprêtais à lui attribuer, c'est l'occasion de réfléchir ensemble en un moment où il importe plus que jamais de réfléchir, ce que l'on oublie quelquefois. Je sais tous les efforts que nos administrations ont dû accomplir. Je sais ce que cela a exigé de chaque agent public mais je sais aussi que c'est indispensable pour la France.
- Monsieur le vice-président, mesdames et messieurs, je vous adresse à mon tour mes voeux personnels pour l'année 1986, fonctionnaires, agents publics, responsables de secteurs nationalisés, présents ou qui ne seraient pas parmi nous. Vous êtes véritablement le corps de bataille d'un pays démocratique. Vous connaissez vos droits et vous connaissez vos devoirs, vous avez un premier devoir qui est celui d'obéissance, mais en même temps vous êtes des citoyens libres, maîtres de vos décisions. Et c'est de cette synthèse que vous avez choisie en accédant à la fonction publique et plus encore aux hautes fonctions de la fonction publique, c'est de cette synthèse que dépendra la vie harmonieuse de notre République. Ces voeux vous dépassent, ils vont vers vos familles et vers les êtres que vous aimez, vers le cercle de vos amis, vers ce qui fait votre vie tout simplement. Sans doute pour celles et ceux que je connais bien, le service de l'Etat est-il une large part de leur vie personnelle. Je ne concevrai pas qu'il peut y avoir bonheur ou équilibre personnel s'il y avait le sentiment d'un malaise, d'une inadaptation à sa fonction. Et là c'est le cortège des joies et des chagrins, je ne vais pas plus loin, chacun porte les siens.
- Nous, femmes et hommes vivant à l'heure où je m'exprime, on sait bien que tout cela fait partie de notre destin mais en même temps on se dit pourquoi pas 1986 ? L'année qui vient, pourquoi ne nous apporterait-elle pas plus, pourquoi ne nous donnerait-elle pas, ne répondrait-elle pas à nos espérances ? Ce que je vous souhaite c'est que cette part soit la plus large possible.
- Je vous souhaite, mesdames et messieurs, de pouvoir accomplir la tâche que vous avez choisie : c'est l'une des plus belles, c'est le service de la France, c'est le service de la République, c'est le service de l'Etat.
- Mes meilleurs voeux, mesdames et messieurs.
- Bonne et heureuse année.\