6 décembre 1985 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à la mairie des Abymes en Guadeloupe, notamment sur les réponses économiques, sociales et culturelles au problème de la violence, vendredi 6 décembre 1985.

Monsieur le député-maire,
- Mesdames et messieurs,
- Je vous remercie, vous toutes, vous tous qui êtes là sur cette place, dans ces immeubles, l'ancienne mairie, la nouvelle, et qui marquez ainsi, non seulement votre sens traditionnel de l'hospitalité, votre attachement à la République, mais aussi, puisque je connais nombre d'entre vous, les sentiments qui nous lient, vous et moi, depuis longtemps. Ce n'est pas la première fois, en effet, que je parcours vos chemins, que je vais dans votre hôtel de ville, du moins dans l'autre, celui d'en face. Ce n'est pas la première fois que je passe des heures de conversation à imaginer l'avenir puisqu'il nous faut aussi, désormais, gérer le présent.
- Depuis hier, depuis mon arrivée en Guadeloupe, après un voyage en Martinique, j'ai pu, de commune en commune, et particulièrement à Basse-Terre, comme je le ferai maintenant aux Abymes, puis à Pointe-à-Pitre, rencontrer pratiquement tous les responsables, les élus d'abord de l'Assemblée régionale et du Conseil général, les maires des principales communes, les responsables de l'administration, les représentants de l'Etat, bref, si l'on y ajoute, et c'est fort important, les représentants des Corps consulaires, des Chambres de toutes sortes, tout à l'heure c'était la Chambre d'agriculture, mais aussi les Chambres de commerce, les artisans, les syndicats, tous ceux qui, en votre nom, assurent à chaque instant la responsabilité de représentation et de travail pour la collectivité que vous êtes. Oui, je crois en avoir fait le tour et j'ai pu constater à quel point vos responsables étaient désormais en mesure d'assurer toutes les compétences qui leur ont été attribuées par la loi.
- Je remercie mon ami, Frédéric Jalton `maire des Abymes`, que je connais lui aussi de longue date, avec lequel j'ai beaucoup travaillé à Paris, pour concevoir le développement de sa ville, mais aussi du département, qui m'a fait bénéficier de son expérience et de sa connaissance du milieu £ je le remercie de m'avoir accueilli par des paroles si amicales. Il a évoqué des problèmes institutionnels. C'est un peu abstrait les institutions, mais c'est facile à comprendre surtout pour les plus anciens d'entre vous qui ont vécu avant la dernière guerre mondiale, la période coloniale, qui savaient ce que c'était le Gouverneur, que la relation lointaine avec la métropole, qui savaient aussi ce qu'était la structure économique et sociale écrasante et qui s'est traduite en termes simples par le colonialisme, c'est-à-dire une société inégale. Et puis, ceux qui ont un âge moyen ont vécu, après les grands changements de 1945 - 1946, et l'instauration d'un nouveau stade, celui du département, la départementalisation. Que de batailles entre les partisans du département, ceux qui revenaient en arrière et rêvaient des temps anciens et ceux qui estimaient voir plus loin en estimant que le département ne permettrait pas de se débarrasser des séquelles du colonialisme ! Là ont été les principales batailles politiques de ces 40 dernières années.\
Tout en restant dans le -cadre du département, c'est-à-dire de la République française telle qu'elle est sur tous les points de son territoire, on s'est rendu compte que certaines égalités théoriques n'entraient pas dans les faits. Il devenait donc nécessaire de donner un nouveau contenu au département. C'est ce que nous avons fait avec les lois de 1982, 1983. On a, déjà depuis trois jours, beaucoup célébré ces termes un peu obscurs de décentralisation et de régionalisation. Cela veut dire tout simplement que, dans le -cadre du département il y a désormais une gestion autonome : les élus de la Guadeloupe, représentants qualifiés de la population, ont compétence pour l'ensemble des problèmes et des affaires qui sont les vôtres dans les domaines économique, social culturel, équipement, investissement, que sais-je .. C'est une sorte de révolution, qui réduit à peu de choses la revendication de ceux qui déjà veulent aller plus loin et qui se réfugient parfois dans la violence pour obtenir raison, ce qui n'est pas la meilleure façon, surtout quand on vous voit, peuple homogène, qui s'exprime si souvent par les élections, qui a la liberté de parole, d'expression et de bulletin de vote et qui marque son attachement à la République française. Mais, bien entendu, à la condition que soit affirmée, proclamée, assurée, l'identité guadeloupéenne. Que vos besoins, vos aspirations, votre réalité s'affirment en tant que tels. Désormais, on peut à la fois être Guadeloupéen, se flatter d'être Guadeloupéen, c'est-à-dire gérer toutes les affaires de votre vie quotidienne, tout en étant fier et content de se dire bien Français tout simplement, citoyen de la République française, sans demander autre chose, c'est suffisant comme cela : l'harmonie peut se rétablir.
- Les foules que j'ai rencontrées depuis trois jours, spécialement depuis hier en Guadeloupe, me montrent bien par les démonstrations d'affection, de sympathie, d'attachement à la France, me montrent bien que c'était la bonne voie. Etre soi-même, n'avoir désormais aucun complexe. C'est à partir d'ici, de Basse-Terre, de Pointe-à-Pitre, des Abymes, que vous pouvez décider de ce qui est bon pour vous de faire, non seulement pour la semaine qui vient, le mois prochain, l'année en cours, pour les années et les années, pour le temps que vous avez à bâtir la Guadeloupe moderne.
- Et bien entendu, la métropole, parce que vous êtes désormais compétents et responsables, ne va pas se désintéresser de vos affaires, sachant fort bien qu'il y a ce qu'on appelle le rattrapage, qu'il y a à rattraper beaucoup de temps perdu, à vous donner le moyen de repartir du bon pied sur la ligne de départ, et cela fait l'objet de bien des conversations que j'ai avec vos représentants.\
Vous m'avez dit, monsieur le maire, que vous étiez inquiet du développement de la violence mais là il s'agit de la violence du droit commun, la délinquance, parfois du crime, et c'est vrai qu'à la fois il faut répondre à cette difficulté par des mesures immédiates, c'est-à-dire par une prudence active des forces de sécurité parce que notre premier devoir est d'assurer la liberté et la sécurité des citoyens. Cela doit faire l'objet de mesures pour maintenant. Nous examinons : faut-il renforcer, faut-il agir autrement, faut-il moderniser notre approche, et puis il faut regarder un peu plus loin, rechercher les causes, l'origine des malaises et l'on constatera très vite ce que vous venez de dire vous-même, cher ami, monsieur le maire : tant que nous n'aurons pas dominé certaines conditions économiques et sociales, nous ne dominerons pas non plus ce -rapport de violence entre les groupes sociaux et entre les individus.
- Alors il faut s'y attaquer, c'est ce que vous faites, c'est que je fais, lorsque je vais, comme je l'ai fait tout à l'heure, au cours de la matinée, à Letaye en particulier, voir sur place de quelle manière on va développer, grâce à la réforme foncière et à l'irrigation, quelques 10000 hectares qui permettront aux agriculteurs de la Guadeloupe d'accéder pleinement à toutes les méthodes actuelles de la production et du progrès technique, et que l'on me dit, mais cela ne réussira pas si en même temps il n'y a pas des mesures d'accompagnement, s'il n'y a pas d'encadrement technique, s'il n'y a pas de formation pour que les jeunes agriculteurs, d'une part, puissent gérer leur nouveau domaine, mais en même temps pour que les anciens ne se sentent pas dépossédés du métier difficile qu'ils exercent, mais aussi du métier qui est le leur et qu'ils aiment. Il y a là une approche psychologique, sociale, morale à laquelle vous êtes maintenant attelés vous-mêmes, et j'ai pu constater sur place que c'était dans ce sens que nous étions désormais engagés.\
Je tiendrai le même raisonnement pour des villes comme la vôtre, c'est la commune la plus importante de Guadeloupe et je n'ignore pas que s'y posent des problèmes multiples, d'abord celui du logement, celui du non-emploi ou du chômage de centaines et de centaines sinon de milliers de jeunes, une moyenne départementale de 25 %, et sur ces 25 % vous le savez bien, le gros représente la jeunesse, et cette jeunesse naturellement se révolte quand elle a le sentiment que la société se ferme devant elle, qu'on lui refuse le droit à l'existence. Où se réfugier sinon dans l'amertume, dans la colère, dans la révolte ? On doit le comprendre, non pas pour rajouter à la colère, à la révolte, mais pour panser la plaie d'abord, mais aussi pour guérir les causes du mal.
- Voilà pourquoi la politique économique et sociale doit ici disposer d'une priorité et c'est là que l'Etat, que la métropole, que la République toute entière a à votre égard, un devoir de solidarité.
- Je suis venu en témoigner, cette solidarité jouera. Ce n'est pas par hasard si depuis tant d'années, je me suis occupé des problèmes d'outre-mer et particulièrement des départements, si j'ai mis quelque acharnement à imposer les lois qui désormais transforment de fond en comble vos structures, c'est parce que rien ne sera possible tant que la totalité de la population n'aura pas accédé d'une façon ou d'une autre, à un bien-être, à une façon d'être et de vivre, par le logement, par le métier, par le salaire, par la vie sociale, par la communication, par l'échange, tant qu'ils n'auront pas reçu ce qui est dû, ce qui leur est dû par nous tous.\
Alors j'y travaille et j'y travaille avec vous, mesdames et messieurs, sans oublier les racines culturelles. Quand je parlais il y a un moment de l'identité guadeloupéenne, cela se comprend d'abord par l'identité qui remonte à travers les âges, et vos ancêtres, les générations d'avant, la façon de parler, la façon de comprendre, les moeurs, les usages, le goût que l'on a, non pas pour perpétuer ce qui est dépassé, mais pour se nourrir de ce qui reste de la richesse de ce passé pour préparer l'avenir, la langue, la langue créole, par la meilleure connaissance aussi du français. Evitez de vous laisser envahir même si vous êtes dans une zone contigüe du monde anglophone, évitez de vous laisser entamer puisqu'il convient d'être fier de son langage et donc de sa culture £ et vous, vous êtes détenteurs de deux cultures à la fois. A vous de réussir la synthèse qui vous permettra d'être formés aux richesses de l'esprit.\
Il y a des problèmes administratifs, bien entendu, vous m'en avez cité un, monsieur le maire, celui de cette dépossession que ressent la Guadeloupe lorsque certains de ces groupes socio-professionnels doivent rechercher du côté de la Martinique, les règlements de leurs affaires. Bon, disons que sur un problème que vous avez cité, un problème tout à fait concret, celui du paiement des traitements des enseignants, des membres de l'éducation nationale, eh bien, on va le faire : considérez que c'est acquis, et que désormais ce sera en Guadeloupe que ces opérations administratives, qui ne sont pas indifférentes puisqu'il s'agit du traitement, que c'est en Guadeloupe que ce problème sera réglé £ et ainsi, de proche en proche, la Guadeloupe administrera la Guadeloupe. Attention, il ne s'agit pas non plus de couper en morceaux, ce sont vos frères et nos frères qui sont en Martinique et d'autre part, vous êtes des Caraïbes.
- Lorsque, monsieur le maire, vous évoquiez le traité de Lomé III, je crois dans son annexe VII, lorsqu'il s'agit de savoir de quelle façon la prise en compte par l'Europe sera faite des besoins de la Caraïbe à partir de la Caraïbe française, c'est vrai qu'on peut imaginer toute une série d'opérations qui permettront au travers de la paix, au travers des relations culturelles dans toute la mer qui vous entoure, la Mer Caraïbe, on peut imaginer que votre destin ne soit pas seulement tourné vers l'Atlantique et vers la métropole. C'est la géographie souvent qui commande l'histoire, et notre devoir à nous est de faire que vous vous sentiez à l'aise des deux côtés.\
Monsieur le maire, mesdames et messieurs les élus municipaux, mesdames et messieurs, j'en ai fini, je me sens vraiment très heureux d'avoir pu vous voir, vous parler. Je vais continuer maintenant, après quelques instants passés aux Abymes, à Pointe-à-Pitre. J'arrive aux conclusions de voyage. Ce seront des conclusions de caractère politique dans le bon sens du terme, économiques, administratives, sociales. J'ai veillé, je continuerai de veiller à ce qu'une plus grande égalité s'instaure entre les citoyens de Guadeloupe et ceux de la métropole. Nous nous sommes occupés déjà des allocations familiales. Nous avons maintenant une législation propre au logement pour que les personnes privées d'activité puissent accéder aux mêmes avantages que les autres alors qu'ils en ont plus besoin que les autres. Tout cela c'est fait. C'est acquis. Il reste beaucoup à faire, nous en parlerons une autre fois et puis, après tout, vous pourriez me dire : "cessons d'en parler, faisons-le".
- Merci à la population des Abymes. Je souhaite bonne chance, bonne fortune et bonheur à la population des Abymes. Je souhaite à cette population de se trouver tout à fait chez elle dans ce nouvel hôtel de ville, je souhaite que nos liens dans la République, dans la France, se renforcent chaque jour. Cela tiendra à votre capacité et à la nôtre de sentir la force de l'histoire, de relier le passé à l'avenir. De cela, je suis sûr, mesdames et messieurs. Ce qui me permet de dire, en donnant aux mots que j'emploie qui pourraient paraître rituels, usés, toutes leurs forces.
- Vive les Abymes !
- Vive la Guadeloupe !
- Vive la République !
- Vive la France !\