28 novembre 1985 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion de la réception du corps préfectoral, notamment sur les prérogatives et les responsabilités des représentants locaux de l'Etat, parallèlement aux lois de décentralisation, Paris, Palais de l'Élysée, jeudi 28 novembre 1985.

Mesdames,
- Mesdemoiselles,
- Messieurs,
- Voici un an, jour pour jour, je vous recevais ici pour la deuxième fois et je m'étais demandé devant vous, si cette rencontre annuelle n'allait pas devenir une tradition. Une de plus, il ne faut pas en abuser.
- Mais on pouvait s'interroger l'année dernière. Cette année, on le sait. Alors que j'ai le plaisir de vous accueillir pour la troisième fois, avec vos épouses, je crois ou je crains que nous ne soyons en train d'instaurer une véritable coutume. ' C'est sans doute naturel, car nous avons toujours des choses à nous dire, d'autant que l'administration de l'Etat été profondément modifiée, transformée, bouleversée par la vaste oeuvre de décentralisation -entreprise en 1981.
- Mais si je dis, je crois ou je crains, c'est parce que vous retrouvant, je pense parfois aux autres corps de l'Etat que je ne vois pas. Aussi j'espère que ce type de rencontre restera particulier au corps préfectoral. Pour quelles raisons ? Je ne saurais trop en invoquer au regard des autres qui méritent aussi d'être connus du chef de l'Etat. On dira que c'est peut-être obéir, de ma part, à un réflexe acquis dès 1954, trente ans derrière moi, dans ma relation avec les responsables et fonctionnaires d'autorité de l'Etat : cela me vaudra, je l'espère, indulgence.
- Mais cependant, c'est important que vous puissiez venir à l'Elysée, que vous puissez entendre ce qui est nécessaire - n'abusons pas des discours - c'est important que vous puissiez venir accompagnés de celles ou de ceux, selon votre cas, qui partagent votre vie, souvent vos responsabilités. On exige beaucoup, particulièrement des femmes des commissaires de la République, là où ils sont £ on voit bien ce que l'un fait et l'autre aussi, mais tout cela est lié, de telle sorte qu'il en va de la représentation de l'Etat dans le corps de la Nation.\
Je suis très heureux de pouvoir vous recevoir tous ensemble dans cette circonstance.
- J'en resterai à un bref exposé : je me suis aperçu, la dernière fois, que la longueur, peut-être utile quand on parle de déconcentration ou de décentralisation, c'est forcément un peu lassant et parfois aussi un peu gris : c'est une littérature qui n'exalte pas chaque matin, et je me suis aperçu que cela provoquait un certain nombre de défaillances parmi les auditeurs, ce qui ne plaidait pas pour mon éloquence mais m'imposait, au contraire, un constat douloureux. Là, cette fois-ci, il y en a pour quatre ou cinq minutes et cela vous arrangera, peut-être moi aussi. Je veux cependant vous dire un certain nombre d'éléments précis.
- Le premier, est que la décentralisation est aujourd'hui pratiquement terminée. Les derniers textes sont votés ou en cours d'examen, les attributions prévues par les lois de 1982 et 1983 sont, ou vont être, désormais exercées par les collectivités territoriales.
- Celles et ceux qui étaient sceptiques devant l'accroissement des libertés et des responsabilités locales reconnaissent aujourd'hui, même si des adaptations demeurent nécessaires, la réussite de cette politique que j'ai voulue parce qu'elle me paraissait essentielle pour doter notre pays d'une administration moderne, efficace et proche du citoyen avec un juste partage des fonctions.
- Je tiens à rendre hommage à ceux qui l'ont prise en charge et à celles et à ceux, je le disais il y a un instant, qui, sur le terrain, font vivre ces réformes. Je pense aux élus, je pense aussi à vous commissaires, commissaires adjoints de la République, secrétaires généraux de Préfectures qui avez abattu une tâche considérable, rompu avec des habitudes et tout de même réussi à imposer la permanence de l'autorité de l'Etat qui risquait d'être mise à mal comme dans toute évolution rapide.\
Dans le même temps, l'Etat a rempli son devoir. Il a assuré, scrupuleusement, les compensations financières que lui imposaient les transferts de compétences : vous devez le souligner partout, car dans les communes où je me rends on me fait souvent l'observation contraire, souvent par ignorance et parce que la décentralisation s'est surtout faite vers les départements et les régions, n'a pas été sensible pour les communes elles-mêmes sinon, parfois, par une déperdition d'influence lorsqu'elles étaient représentées par des personnalités capables d'intervenir directement auprès des pouvoirs centraux.
- Ce respect des ressources financières assorties au transfert des compétences, je crois que l'on a besoin d'un grand effort d'explications pour que chacun s'en convainque. Tout à l'heure, j'étais avec des représentants d'outre-mer, puisque je me rends aux Antilles dans quelques jours et ils me faisaient la même observation au point que j'ai le sentiment de répétitions presque lassant. Partout où je vais dans les régions, on me répète : "l'Etat transfère des compétences et il a gardé l'argent". Vous savez fort bien, vous, que la Commission nationale qui est chargée de vérifier ces choses, qui est composée d'une majorité d'élus, au sein de ces élus, d'une majorité d'élus de l'opposition, à l'unanimité a toujours honnêtement constaté qu'il n'en était rien.\
Deuxième point : parallèlement à la décentralisation, les représentants de l'Etat ont peu à peu retrouvé - en tout cas telle est mon intention et si telle n'est pas la réalité il faut me le dire - l'essentiel de leurs véritables prérogatives longtemps étouffées, il faut le dire, je les ai vus à l'oeuvre, par leurs tâches locales antérieures.
- Contrairement à ce que beaucoup croyaient, ou craignaient également, l'autorité locale de l'Etat a été renforcée : d'abord par les décrets du 10 mai 1982 qui font du commissaire de la République le seul détenteur réel de l'ensemble des pouvoirs de l'Etat et le seul représentant du gouvernement et de chacun des ministres £ ensuite par la déconcentration, dont nous avons parlé deux ans de suite, progressivement mise en place pour assurer la contrepartie indispensable au renforcement des pouvoirs des collectivités locales. Voici une semaine, le conseil des ministres a arrêté un nouveau train de dispositions à cet effet et ce dispositif a été complété lui-même par une clarification attendue, je crois depuis longtemps, et qui touche aux dépenses des préfectures et des sous-préfectures.
- La déconcentration n'est pourtant pas achevée : elle demeure une obligation pour le gouvernement, que je lui rappelle de temps à autres, ainsi que M. le ministre de l'intérieur. L'administration doit s'adapter chaque jour à de nouvelles tâches qui requièrent la mobilisation de l'Etat à tous les niveaux, donc au vôtre : il faut vraiment que vous en ayez les moyens.\
Troisième observation : les membres du corps préfectoral ne sont pas les seuls ce soir parmi nous. Je ne veux pas oublier de m'adresser aux autres composantes de votre association, magistrats des tribunaux administratifs et fonctionnaires du ministère de l'intérieur.
- La décentralisation nous a donné l'occasion de revoir le statut des magistrats des tribunaux administratifs, notamment en ce qui concerne les garanties fondamentales indispensables pour assurer leur indépendance. Un projet de loi a été déposé à cet effet. D'autre part, un décret adopté, je crois que c'était hier, par le conseil des ministres, accorde à ces magistrats de nouvelles possibilités d'accéder au Conseil d'Etat par la voie du tour extérieur, sur un nombre de postes pratiquement doublé.
- Quant aux hauts fonctionnaires du ministère de l'intérieur, ils ont eu à mettre en oeuvre la réorganisation de l'administration centrale ainsi que la très importante loi-programme sur la police nationale qui marquera elle aussi, j'en suis sûr, peut-être autant que la décentralisation, tant c'était attendu, tant il y avait des déceptions en face d'un besoin que vous ressentez tous celui de la sécurité, ressenti même au-delà de la réalité : mais ainsi vont les choses et il faut en tenir compte dans une démocratie.\
Les préfets, commissaires de la République savent combien sont essentielles la solidité, la permanence, la continuité de l'Etat quelques soient celles ou ceux auxquels les citoyens en confient librement la charge.
- Nos institutions sont ainsi faites - je me suis souvent exprimé à leur sujet - qu'elles partagent les tâches de l'Etat entre le Président de la République et le gouvernement, et qu'elles mettent en jeu leurs responsabilités à des dates différentes. L'année prochaine il s'agira de celle du gouvernement au travers d'élections législatives dont on ne saurait, et vous moins que d'autres, préjuger les résultats. Plus tard au terme fixé par la Constitution ce sera au tour du Président de la République de remettre en jeu son mandat, l'expression étant d'ailleurs impropre, disons plutôt de mettre une terme à son mandat.
- Ainsi reste assurée la continuité de l'Etat, principe fondamental de nos institutions, de toute institution républicaine - on n'a pas attendu 1958 pour le découvrir - dont l'Etat est l'armature.
- Les circonstances électorales exigent toujours beaucoup des représentants de l'Etat dans les départements. Si les commissaires de la République et leurs collaborateurs doivent s'abstenir - c'est évident - de prendre parti dans le débat politique national, ils ne doivent pas non plus hésiter à intervenir pour veiller au respect des lois, y compris les lois électorales, c'est-à-dire au respect des libertés des citoyens, celle de s'exprimer, de défendre ses idées, de les faire connaître, dès lors que chacun respecte le droit commun des personnes sans inciter ni à la violence, ni à la haine, ni au racisme, bref, à tout ce qui est contraire aux principes de notre République.
- Je vous demande d'être particulièrement vigilants sur ce point, car ici et là se sont faites sentir des tentations que j'aperçois très aisément. Je connais le corps préfectoral, je le connais bien, je l'ai pratiqué et j'ai rencontré tout au long de 35 ans de vie politique active avant que je n'accède à la Présidence de la République - qui n'est pas l'inactivité - et je sais vraiment qu'il y a là une haute conscience et que rares sont ceux qui manquent. C'est ce qui fait, je dois le dire, l'estime dans laquelle je vous tiens.
- Vous êtes dépositaires, au nom du Président de la République et du gouvernementy, de responsabilités dont vous restez cependant juges : votre conscience ne peut pas être absente des obligations de votre charge, vous restez vous-mêmes des citoyens et c'est une bonne chose. Rien n'est écrit d'avance, n'est réglé jusqu'au dernier bouton de bottine : l'initiative, l'appréciation, la détermination d'un représentant de l'Etat doit rester très largement à la disposition de sa conscience, mais dans le -cadre des obligations auxquelles on souscrit quand on s'engage dans cette carrière, qui souvent est une vocation. Voilà c'est tout et c'est beaucoup. C'est la belle mission qui est la vôtre, qui sera la vôtre dans les mois à venir, les années à venir pour ceux qui ont le temps devant eux. Je compte sur vous pour ne pas y faillir, mais ma réponse est déjà faite.\