17 octobre 1985 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, devant la communauté française à Sao Paulo, jeudi 17 octobre 1985.

Chers compatriotes,
- Je suis très heureux de me retrouver dans ce lycée que j'ai connu, il y a très longtemps. C'était en 1946 et j'ai remarqué que lorsque je disais cela, il y a trente neuf ans, cela fait souvent sourire. Ou bien l'on sourit parce que le Brésil est très jeune, ou bien parce que l'on trouve que je suis très vieux. Enfin peu importe, il y a trente neuf ans je suis venu par ici, j'ai rencontré des professeurs et quelques élèves. Je peux mesurer tout ce qui a pu se passer à Saint-Paul entre temps, la transformation prodigieuse de la ville la plus active, la plus industrielle, la plus vivante de l'Amérique latine.
- Je me trouve, je le pense, indépendamment des membres de l'enseignement puisque nous y sommes ici dans un lycée, en compagnie de Français de Saint-Paul, comme il y a peu de temps, j'ai rencontré les Français d'autres villes, particulièrement de Rio. Je ne vous dirai rien de plus que ce que j'ai répété dans ces circonstances. C'est pour moi toujours émouvant de rencontrer des Français dits de l'extérieur qui, pour certains d'entre eux, ont quitté leur pays, même s'ils y reviennent de temps à autre, parfois depuis un demi siècle. Cela présente souvent bien des problèmes de caractère affectif, sentimental, professionnel. Peut-être aussi une sorte de dédoublement de la culture, un enrichissement aussi. Il y a ceux qui sont ici depuis très longtemps, et ceux qui sont de passage au bénéfice d'un contrat pour peu d'années, pour quelques mois. Et cependant, aussi divers que vous soyez, et vous l'êtes, par vos goûts, vos origines, vos professions, je dirai même votre pouvoir d'achat, vous représentez la communauté des Français de Saint-Paul.\
Je me trouve devant cette communauté, avec le sentiment que nous pouvons pendant quelques instants mettre de côté tout ce qui peut séparer des Français, et qui est parfaitement légitime, pour prendre conscience pleinement de ce que représente la France. J'arrive à l'instant de l'Université. On me rappellait que nous étions, nous, Français, à l'origine du Brésil, que nous avions contribué à forger l'identité brésilienne, que nous avions consolidé son indépendance, et que nous prenons aujourd'hui une certaine part au présent et au devenir brésiliens. J'ai retrouvé la trace de quelques noms illustres de la France contemporaine, sans oublier les plus anciens dont vous portez le nom et que j'ai retrouvés hier soir, à Rio, à Oswaldo Cruz, le siège de la science expérimentale..
- Je suis venu ici avec Claude Lévi-Strauss qui a marqué ce pays, intellectuellement et culturellement. Nous évoquions les souvenirs de Fernand Braudel, une certaine conception de la géographie, bref de l'histoire de la terre. Pour tout cela ce sont des Français qui ont contribué au développement du Brésil à l'époque où nous vivons, j'en ai cité beaucoup d'autres, depuis Roger Bastide jusqu'à Montbec. Il y a aussi les actuels, ceux qui sont là et que je ne connais pas, des professeurs, des étudiants, des élèves qui sauront exprimer à la fois l'identité brésilienne et l'identité française, qui ajouteront quelque chose au savoir scientifique, artistique, littéraire. C'est bien là que se trouve la mine même à partir des plus jeunes enfants où d'autres viendront puiser leur connaissance. Je suis très heureux de vous voir ce soir.
- Mesdames et messieurs, ce sont des journées très chargées. Depuis quatre jours au Brésil nous n'avons pas économisé le temps, nous n'avons pas économisé les rencontres, les rendez-vous. Et chaque fois, j'ai tiré un profit intellectuel, psychologique ou moral de ces rencontres. Partout j'ai rencontré des Français. Non pas que les Français soient tellement voyageurs, on le sait bien. Ils se trouvent plutôt bien dans leur propre pays.
- Mais il en est assez qui ont fourni les grands navigateurs, les grands aventuriers de l'esprit, assez qui sont allés conquérir des places et des marchés, les entreprises, les affaires £ assez qui ont voulu porter plus loin et enseigner la culture française. Et tout simplement enseigner la langue française, car si vous vous défaites de cet instrument, tous les autres nous tomberont des mains. Cela commence avec la langue française. Il y a quand même 130 millions de personnes qui parlent français dans le monde, ce n'est pas assez et grâce à vous, le français qui a connu un fléchissement au cours de ces vingt dernières années - surtout face à la progression de l'anglais - est en train de reprendre pied, d'être mieux diffusé, d'être mieux compris, peut-être aussi l'humanité a-t-elle besoin d'un certain nombre de contre poids et de retrouver quelques langues fondamentales de la culture moderne.\
Quels sont vos soucis, vos intérêts ? C'est difficile à dire pour moi qui viens comme cela, de passage, c'est difficile à dire bien que je connaisse pour avoir visité pas mal de pays dans le monde, les quelques questions qui reviennent toujours, qui sont souvent des problèmes de statut professionnel pour certaines catégories, ou bien des problèmes d'éducation des enfants. Ici, il y a quand même un instrument. Ce n'est pas partout pareil. L'éducation des enfants : les parents sont souvent angoissés de se trouver dans des pays où ils ne peuvent pas assurer ou voir assurer l'instruction, la formation, l'éducation de leurs enfants et cela leur pose des problèmes qu'ils n'arrivent pas à résoudre. Souvent ils sont obligés de changer de profession. A Saint-Paul comme à Rio, nous sommes armés. Il faut le dire, dans l'ensemble du pays nous avons la chance de disposer d'un corps enseignant qui supporte fort bien n'importe quelle comparaison avec les pays étrangers. Puis c'est l'éloignement qui doit aussi vous préoccuper. Aller en France et revenir est coûteux. Ce sont des voyages qui restent très longs surtout depuis que Concorde ne fait plus l'aller et retour. Et ce n'est pas à la portée de toutes les bourses. Je pense que vous devez éprouver le besoin de vous retrouver, de vous rencontrer, d'entretenir ce qui est le plus cher et le plus profond de la France.
- De quelle façon pendant que je circulerai dans vos rangs, dans un instant, pouvez-vous attirer mon attention sur ce qui vous paraît important dans votre vie, pour votre vie, c'est bien cela le principal.\
Quant à la France, c'est vous, c'est moi, on ne s'arrange pas si mal que cela. La France est aujourd'hui dans le monde à une place reconnue. Elle dispose auprès de tous les peuples en voie de développement d'un immense crédit. On lui demande même beaucoup. C'est un pays pacifique qui défend son indépendance, qui ne cherche pas à en faire plus, qui veut simplement disposer des moyens de sa sécurité dans un monde où les plus grandes puissances possèdent bien des armements inutiles. Mais voilà, ils les ont. Alors nous essayons de préserver - et nous y réussissons - les conditions de l'indépendance nationale.
- Mais l'une de nos préoccupations fondamentales, c'est celle-ci : notre relation à nous, la France, avec ces milliards de femmes, d'hommes, d'enfants qui représentent ce que l'on appelle grossièrement le tiers monde, parce qu'à l'intérieur de ce monde il existe des différences. Des pays riches, qui détiennent du pétrole, ceux qui détiennent du pétrole et qui ne sont pas riches, ceux qui n'ont pas de pétrole du tout, ceux qui ne parviennent même pas à l'autosuffisance alimentaire, ceux qui voient le désert s'agrandir, ceux qui étouffent dans leur forêt, ceux qui souffrent de la faim, du froid, de la chaleur, de l'injustice sociale. Eh bien la France peut parler à ces peuples qui représentent les deux tiers de l'humanité et représenteront plus encore dans vingt ans. Soyez-en fiers mes chers compatriotes.
- En terminant je laisserai place à une voix très autorisée, puisque ce sera celle de la Marseillaise. Et puis je resterai avec vous quelques quarts d'heure, très heureux de m'être trouvé à vos côtés. Merci, mesdames et messieurs, mes chers compatriotes,
- Vive la République, Vive la France.\