9 octobre 1985 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'art, la profession artistique et le développement culturel, à l'occasion de la réception de la FIAC au Palais de l'Élysée, Paris, 9 octobre 1985.

Mesdames,
- Messieurs,
- C'est à un moment particulièrement heureux de notre vie artistique, que j'ai le plaisir de vous recevoir ici ce soir au Palais de l'Elysée. L'ouverture au public du Musée Picasso en l'Hôtel Salé, le Pont Neuf habillé ou emballé, je ne sais pas, comme on voudra, la présentation des scultures de Serra à la Défense, des expositions de Klee et de Matta au Centre Pompidou, et cette impressionnante Foire internationale d'art contemporain, voilà bien des événements cumulés qui font de Paris, cet automne, une capitale incontestée dans un domaine qui nous tient à coeur.
- Voilà aussi autant d'occasions de prouver une nouvelle fois que l'art est d'abord affaire sans doute de dynamisme, d'invention, de création mais aussi de liberté dans la mesure où la liberté a une vertu évidemment créatrice.
- Les responsables de cette Foire internationale, qui sont aujourd'hui M. Daniel Lelong et Mme Denise René, c'était hier M. Daniel Gervis, la voulaient, si je me reporte à leur propos, "moteur économique et acteur culturel" £ moi aussi, j'ai toujours pensé que le développement de la culture était une manière très efficace d'aider au développement industriel de la France.
- Il me semble que ces deux objectifs sont bien remplis. D'abord, la FIAC, je n'aime pas beaucoup employer ces termes, ces initiales, on n'y comprend jamais rien, mais enfin, la Foire internationale d'Art Contemporain, c'est une drôle de façon de déformer le français, mais c'est plus commode sur le -plan des affiches et de la publicité, donc la Foire Internationale d'Art Contemporain est devenue à la fois l'un des plus importants marchés du monde, visitée par plus de 100000 amateurs, plutôt passionnés, et l'un des grands rendez-vous de la création, grâce au dynamisme de 133 galeries où se confrontent les âges, les tendances et les imaginaires, sans aucun programme imposé.
- Cette leçon de liberté, les artistes nous l'ont donnée, c'est leur -nature même. Et, permettez que je fasse un compliment à l'Etat, si je n'en fais pas, qui le fera ? Cette leçon, l'Etat l'a bien comprise. Chacun se méfie de l'art officiel et reconnaît le rôle irremplaçable des galeries. Et nous avons tous à l'oreille la mise en garde d'André Masson : "Il arrive que les artistes soient lapidés par les bonnes intentions de leurs défenseurs".
- Est-ce à dire que les pouvoirs publics n'ont que deux choses à faire : croiser les bras et assister aux engouements ? Je ne le pense pas. L'action de l'Etat peut permettre d'accroître au moins trois de ces libertés qui font d'un pays un lieu privilégié pour l'art : la liberté d'apprendre, la liberté de créer, la liberté d'acquérir ou d'échanger, et même celle de donner.\
Le premier rôle de l'Etat, c'est d'offrir les moyens de la connaissance. Il n'y a pas de chose plus importante que d'acquérir le savoir qui est la première forme et peut-être finalement la seule forme de libération. Dans ce domaine, beaucoup reste à faire, personne ne pourra dire : c'est fait, ce serait beaucoup de prétention ou d'arrogance, ou bien une sotte satisfaction de soi-même. Pour l'enseignement spécialisé, nous disposons maintemant d'un réseau efficace, assez complet, grâce notamment à la création d'Ecoles supérieures pour le design, à la Bastille, en Arles, pour la photographie enfin reconnue comme un art véritable, je vous cite seulement des exemples pour être bien compris. Mais dans les collèges, dans les lycées, est-ce que nous donnons à l'Art, à tous les Arts, la place qui doit leur revenir ?
- Je vais demander à monsieur le ministre de l'éducation nationale, qui fait déjà beaucoup et qui ne peut pas tout faire, et à monsieur le ministre de la culture, je pourrais dire la même chose de lui, de relancer conjointement l'effort pour qu'enfin, comme c'est le cas chez certains de nos voisins, l'Art ait davantage droit de cité à l'école. Des expériences intéressantes existent, pensons à ces classes arc en ciel, qui à l'image des classes de neige, mettent maintenant des enfants, durant quelques semaines, en contact très étroit avec le dessin, la peinture, la sculpture ? Pourquoi ne pas généraliser ce qui n'est aujourd'hui qu'expérience de laboratoire ?\
Le deuxième rôle de l'Etat, c'est de faire oublier, autant qu'il est possible, le terrible cri de Van Gogh, juste avant son suicide "La misère ne finira jamais".
- Oui, il y aura toujours des peintres à succès, c'est vrai, et puis les autres £ au bout du compte, c'est la postérité qui tranchera. Et certaines reconnaissances sont bien longues à venir, c'est ainsi. Cette concurrence absolue, cette perpétuelle remise en cause sont les rançons de la liberté. Et puis, il y a aussi, il faut s'assurer cette capacité qu'a l'homme et surtout qu'a toute société de se tromper sur les valeurs esthétiques. Mais, finalement, une sorte de don divinateur finit toujours par distinguer le beau. Faut-il pour autant refuser aux créateurs les protections accordées à d'autres travailleurs, pour employer une expression tout à fait générique. L'artiste serait-il à jamais une sorte de sinistré de la vie de bohème et non un citoyen qui aurait les droits des autres ?
- 10700 artistes qui sont actuellement affiliés au régime général de la Sécurité sociale, ce n'est pas indifférent.
- En outre, sur ma proposition, monsieur le Premier ministre vient de décider que les artistes bénéficieront des même droits que les autres salariés, avec les mêmes indemnités journalières en cas de maladie ou de maternité, ce qui leur était refusé jusqu'à présent, situation qui me parait extraordinaire, à moi le premier.
- Je suis toujours surpris d'apprendre tout ce qui n'était pas fait avant nous. Ainsi disparaît la dernière lacune, enfin la dernière, c'est moi qui le dis, d'autres penseront autrement, enfin disparaît l'une des lacunes qui demeurait, dans ce que l'on pourrait appeler le système de protection sociale des créateurs.
- Pour tenter de résoudre les problèmes de logement, de lieux de travail, le ministère de la culture n'a pas ménagé ses crédits. Grâce à ce ministère, des centaines d'ateliers ont pu être réalisés, rénovés. Et pourtant des besoins demeurent, immenses. Je suis allé voir récemment dans le 14ème arrondissement un certain nombre d'ateliers magnifiques pour découvrir que, pour des querelles obscures entre administrations, ils étaient inoccupés... tandis que tant d'artistes n'ont même pas la lumière du jour.\
Mais pour que finisse la misère, il faut vendre, certes il faut créer d'abord, mais il faut vendre. Et les Français, comme dans le domaine industriel, savent souvent créer et ne savent pas très bien vendre. Enfin, j'espère que cette faiblesse qui est la nôtre va s'estomper : il faut savoir vendre. Tous les artistes ont vécu des périodes difficiles. Et ils savent qu'alors, on ne trouve pas d'acheteurs ou bien deux ou trois, généralement par amitié ou bien l'amateur éclairé qui passait par là, par hasard...
- En période de crise, quand les budgets privés se tendent, quand le marché s'effrite, c'est à l'Etat de prendre le relais. Ici-même à l'Elysée, quand j'ai décidé de moderniser, d'adapter les appartements privés du Président de la République (ceux qui les occupent restent un temps nécessairement limité, ce qui est d'ailleurs fort bien, ) j'ai demandé à cinq grands artistes de venir me faire leurs propositions. Elles ont été retenues, après discussions. Eh bien tous les meubles originaux, créés pour l'Elysée, commencent à faire une belle carrière commerciale et donc à intéresser l'industrie du meuble. Quand on songe à tous ces Français qui oublient la grande tradition française et pensent qu'ils ne peuvent être bien meublés qu'en passant par l'Italie, le Danemark ou la Suède.
- De même ici, dans le parc, vous trouverez des sculptures de Theimer, ailleurs de Szekely, d'Arman. J'avais même la chance d'avoir un Picasso, qu'on m'a repris d'ailleurs, et un Giacometti qu'on m'a repris aussi. Malheureusement il est un peu tard, on ne peut pas en profiter. On aurait pu ouvrir les portes fenêtres que j'ai d'ailleurs fait percer moi-même. C'était une pièce très confinée, comme si tout ce qui s'y passait et notamment les grandes cérémonies d'investitures des Présidents de la République, devait rester inconnu du public. Les choses ont changé, bien sûr, depuis la télévision.
- Je ne veux pas me citer en exemple mais j'ai voulu que l'on renoue avec les grandes époques de notre histoire où le mécénat jouait un rôle décisif.\
Vous êtes là debout, vous êtes peut-être aussi un peu fatigués, je ne vais pas vous accabler de chiffres, mais la multiplication par trois, retenez bien ce chiffre, des crédits nationaux d'acquisition d'oeuvres d'art et la participation de l'Etat, chaque année à hauteur d'environ 20 millions de francs, aux Fonds régionaux d'art contemporain, ont permis une véritable relance des transactions et donc une amélioration sensible de la situation des artistes. Sans cette volonté, je crois que nous n'aurions pas atteint de tels résultats, quand je dis sans cette volonté, c'est celle du ministre et de ses collaborateurs de la culture, à la délégation aux arts plastiques.
- Savez-vous qu'aujourd'hui, les collections réunies par ces fonds régionaux dans toute la France dépassent 6000 oeuvres de toutes -natures, de toutes tendances et sans exclusive. Parallèlement, une politique générale de commande publique a permis de susciter plus de 100 oeuvres nouvelles. C'est assez dire que je ne vais pas citer de nom pour ne blesser personne, mais un effort sérieux a été fait que la presse d'ailleurs a rapporté ici ou là. Je voudrais qu'après le temps que je passerai ici, je voudrais que quelques centaines d'oeuvres de grands artistes, peintres, sculpteurs, décorateurs aient été acquis par l'Etat pour stimuler le mouvement de création dans notre pays.
- Et puis, il y a la belle idée du 1 %, que l'on doit, il y a déjà bien longtemps, à Jean Zay, c'était en 1936, l'une des figures qui me paraît les plus intéressantes de cette époque. Cette idée n'est pas abandonnée. Au contraire, j'ai demandé qu'on la généralise, pour qu'elle soit appliquée à tout ce qui représente des grands travaux, pour qu'on ne se contente pas de dire, on va faire ça seulement dans les collèges, dans les lycées... Ainsi lorsque l'on bâtit l'Opéra Bastille, l'énorme arche de la Défense, la Pyramide du Louvre avec beaucoup d'autres choses tout autour, la Géode, la sphère de la Villette, avec l'immense Musée... partout le 1 % sera appliqué, qui va représenter une somme considérable pour les artistes : ils doivent participer à ces opérations. Ce sont des procédures assez simples, mais qui permettent des dialogues, suscitent des intérêts. Après tout la création est une façon décisive de prendre part au développement d'une civilisation.
- Et puis combien de municipalités, combien de régions sont devenues en quelques mois des défenseurs ardents de l'art moderne, des interlocuteurs assez réguliers pour bien des galeries ? Je vais hâter mon propos, je voudrais simplement vous dire qu'il ne faut pas s'y tromper, ce n'est pas l'Etat, ce ne sont pas les collectivités locales, régionales qui suffiront, malgré tous leurs efforts, à soutenir le marché. Il faut une relance des achats privés. Il n'y aurait pas de bonne santé de l'art sans cela. Rien ne vaudra jamais sur ce -plan les coups de foudre, ce moment rare où l'amour d'un tableau vous prend soudain, puis rien n'existe d'autre que le désir de sa possession, au risque souvent de s'endetter. Qui n'est pas passé par là ? Je veux dire parmi ceux qui se trouvent assemblés dans cette salle.\
Alors l'Etat est conduit à jouer un dernier rôle : en s'effaçant, il essaie d'inciter. Doubler pour les entreprises la possibilité de déduction fiscale en cas de versement à des associations culturelles, assimiler les dépenses de parrainage à des campagnes de publicité, faciliter la libre circulation internationale des oeuvres... Voilà des mesures essentielles dont on parlait depuis longtemps. Et n'en déplaise à notre modestie, que j'ai d'ailleurs déjà mise à l'épreuve, c'est nous qui les avons prises, comme nous avons décidé d'exclure de l'assiette de l'impôt sur les grandes fortunes, les objets anciens et les oeuvres d'art originales. Il en est de même pour la loi de 1941 sur les exportations. Elle est inadéquate, elle sera modifiée.
- On assiste aujourd'hui à une véritable renaissance de notre marché de l'art, vous y êtes pour beaucoup mesdames et messieurs. Sans une vraie complicité, sans une saine émulation entre les mécénats public et privé, cette renaissance ne serait qu'un feu de paille.
- La culture ne peut pas être un domaine réservé. C'est un -état d'esprit général, une sorte d'accueil, de talent, d'imagination, d'invention, un -état d'esprit, je souhaite qu'il se développe et je compte sur vous. C'est en tout cas la raison pour laquelle nous nous efforçons d'apporter à la culture et aux gens de culture, l'importance qu'ils méritent. Moi je suis heureux de voir qu'après ce mois d'octobre flamboyant, nous approchons d'un mois de novembre qui pourrait être exceptionnel : 400 manifestations dans toute la France, tous nos musées à l'honneur, l'art vivant à la mode, je souhaite que nos télévisions, parfois rétives à ces questions, participent à l'enthousiame général. Le titre même de cette opération est assez explicite, j'en laisse la responsabilité au ministre de la culture, "La ruée vers l'Art".\
Mesdames et messieurs, je suis très heureux de vous recevoir ici, je vous le redis, en voisin. Autant d'artistes dans ce Palais, c'est une bonne chose pour lui. On me dit que le fait est sans précédent, il se passe tous les jours des choses sans précédent, il ne faut pas trop se targuer de cet avantage... Mais enfin le fait est que l'on avance. la vie culturelle a bien des vertus, il faut que nous nous en pénétrions, et d'abord celle du réalisme. Plus d'Etat, moins d'Etat, moins de Paris, plus de régions. C'est un débat politique. Laissons dire. Ce sont des querelles que je crois dépassées. Il faut que les uns et les autres, l'Etat et les citoyens, les individus, qui sont l'essentiel, l'Etat n'est qu'à leur service, il faut qu'ils travaillent ensemble, comme Paris et les régions : que serait Paris sans celles et ceux qui sont venus de leur campagne à travers les deux derniers siècles ? Il faut qu'ils travaillent ensemble. C'est pourquoi je me réjouis de votre réussite commune car c'est une grande réussite, que cette Foire internationale de l'art contemporain, on vous en doit de la gratitude, je tenais à vous l'exprimer. Vous donnez à la France, et elle en a besoin, des exemples de passion, de dialogue, d'échange et de travail qui réussit. Je parle très souvent, un peu partout, de la France qui gagne. Et quelquefois on me brocarde à cet égard. Eh bien voyez-vous je préfère la France qui gagne dès lors que l'on ne laisse pas de côte celles et ceux qui ne gagnent pas, pas encore. Mais dans le domaine qui nous occupe, vous êtes en train de gagner. Alors j'ai dit ce que je voulais vous dire. Merci.\