4 octobre 1985 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion du 40ème anniversaire de la Sécurité sociale, Paris, Palais des Congrès, vendredi 4 octobre 1985.

Monsieur le Président,
- Mesdames,
- Messieurs,
- "Il est institué une organisation de la Sécurité sociale destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute -nature susceptibles de réduire ou supprimer leur capacité de gains, à couvrir les charges de maternité et les charges de famille..." C'était, il y a quarante ans, l'article premier de l'ordonnance qui fondait la Sécurité sociale.
- L'union des forces de la Résistance concrétisait par ces quelques mots un formidable élan social, et la nation voulant empêcher tout retour en arrière inscrivit ce nouveau droit dans le préambule de la Constitution.
- La Sécurité sociale ne vient pas du hasard, elle est née d'une volonté de lutter contre les inégalités dont l'injustice apparaissait plus encore insupportable après l'égalité dans le sacrifice de la guerre. En quelques semaines aboutissait ainsi plus d'un siècle de luttes ouvrières et paysannes pour obtenir enfin la sécurité du lendemain.
- Quel chemin parcouru depuis le 22 Floréal de l'An II où la Convention avait adopté dans l'enthousiasme un vaste projet sur "les secours que doit apporter la République aux citoyens indigents : dans une démocratie qui s'organise, tout doit tendre à élever chaque citoyen au-dessus du premier besoin, par le travail s'il est valide, par l'éducation s'il est enfant, par le secours s'il est invalide, ou dans la vieillesse".
- Vous connaissez la suite, les journées de 16 heures ou plus, le travail des femmes et des enfants : 14 heures par jour. L'effroyable misère. En dépit des interdictions, les travailleurs s'organisent, ils se regroupent, ils forment des sociétés de défense, des mutuelles, des caisses, des syndicats pour se porter collectivement secours, conserver leur dignité, échapper à ce qui n'est qu'assistance. Et ils se battent.
- Il faudra attendre 1898 pour qu'une loi sur les accidents du travail soit enfin votée, et pour que soit retrouvée la liberté de créer des sociétés de secours mutuels. Il faudra une guerre mondiale pour voir éclore les premières assurances sociales, et encore un demi-siècle et une autre guerre pour que, en 1945, nous y sommes, s'efface enfin la peur du lendemain, liée à la maladie ou à la vieillesse.
- Voilà ce qu'est d'abord la Sécurité sociale, si parfaitement décrite par monsieur le Président Derlin : conquise par la souffrance, les luttes, les résistances de ceux qui ont voulu tout simplement modifier l'ordre des choses et changer leur condition ! Ne l'oublions jamais, la Sécurité sociale c'est notre patrimoine, elle fait partie de notre histoire.\
De l'avis de tous les experts internationaux, notre système de protection sociale est, oui j'ose le dire, le meilleur du monde. L'attention portée aux familles, aux personnes âgées, aux jeunes enfants face aux risques de l'existence a atteint dans notre pays un niveau que je crois incomparable. Savez-vous que le droit à la retraite n'est ouvert qu'à soixante-cinq ans en Grande-Bretagne, en Allemagne, aux Etats-Unis ? Savez-vous qu'il n'existe pas de congés de maternité de l'autre côté de l'Atlantique ? Faut-il rappeler que les prestations sociales accroissent en France de plus d'un tiers le revenu d'une famille de deux enfants ? Savez-vous, mais naturellement vous le savez, vous vous battez pour cela, vous y consacrez une large part de votre vie, c'est même une part de votre responsabilité, savez-vous, oui vous le savez, que l'allocation aux adultes handicapés fortement réévaluée ces dernières années est unique au monde ? C'est en France - un rapport récent du CREDOC le dit - que la couverture contre le risque de la maladie est la plus étendue, et s'il faut encore citer une comparaison assez spectaculaire : 30000 retraités bénéficient d'un régime de base aux Etats-Unis d'Amérique contre 5 millions en France et j'ai pris là une comparaison avec un grand pays ami qui dispose lui-même, on le sait bien, d'une force, d'une puissance, d'une prospérité plutôt que de choisir des comparaisons avec ceux qui pouvaient moins que nous. En tout cas voilà la réalité de l'institution que nous fêtons aujourd'hui.\
Bon, à quel coût me dira-t-on ? Mais je le répète ici parce qu'on entend souvent le contraire, la France se situe exactement dans la moyenne des Etats Occidentaux pour la part de la protection sociale dans la richesse nationale. On peut dire que ce système mis en place est assez remarquable. A qui devons-nous sinon à la Sécurité sociale la possibilité pour tous de bénéficier des fantastiques progrès de la médecine ? Comment ne pas rappeler qu'en 1945, au moment où était édictée l'ordonnance que j'évoquais tout à l'heure, une mère sur dix, je dis bien une mère sur dix voyait mourir son enfant avant qu'il n'ait atteint l'âge d'un an, alors qu'aujourd'hui la France se situe au premier rang dans le monde pour la sécurité du bébé et de l'enfant. Et ce n'est qu'un exemple parmi d'autres.
- Je citerai des progrès récents, comme vous venez de le faire monsieur le Président : le droit de prendre sa retraite à 60 ans, le relèvement important du minimum vieillesse, des pensions de reversion, des prestations familiales, la mensualisation des pensions, la création de l'allocation au jeune enfant, de l'allocation parentale d'éducation, la modernisation des hôpitaux, le rétablissement de la couverture maladie des demandeurs d'emploi, la généralisation du tiers payant pharmaceutique, la signature d'une nouvelle convention médicale... Et si je pose la question : à qui devons-nous ces acquis ? La réponse s'impose : à notre système lui-même, celui que nous célébrons en ce jour anniversaire, à notre organisatgion sociale, hospitalière, universitaire, mais aussi, mesdames et messieurs, aux partenaires sociaux, aux questionnaires de caisses, à ce réseau souvent anonyme qui accompagne chaque progrès au profit de la population tout entière et pas seulement, comme c'est le cas dans tant d'autres pays, pour les plus fortunés. C'est vers vous en effet, c'est à vous que je m'adresse, vous qui avez décidé d'être d'abord des pionniers ensuite des gestionnaires, mais en toutes circonstances, des femmes et des hommes de dévouement qui préfèrent donner que recevoir, et je tiens à vous le dire, en ce jour.\
Il n'est pas dans mes intentions de nier les difficultés que représente la gestion des comptes de la protection sociale. N'en serais-je pas soucieux alors que le budget social dépasse celui de l'Etat et qu'il constitue plus d'un tiers du revenu disponible des ménages ? Bon, l'équilibre des comptes ne va pas de soi, on le sait bien, on l'a vu par le passé, et l'on s'en aperçoit tous les jours. Il est le résultat d'efforts constants, d'ajustements permanents, d'une vigilance de tous les instants. Voilà pourquoi je veux revenir là-dessus, il faut rendre hommage aux responsables des caisses au nom desquels vous venez de parler, monsieur le Président, à l'ensemble des partenaires sociaux, et je le pense à ceux qui, ministres des affaires sociales et de la solidarité nationale, Mme Dufoix en la circonstance, d'autres avant elle, qui ont su rétablir l'équilibre des comptes, puis réaliser en 1983, 1984 et bientôt 1985, des excédents. Vous savez avec tout ce qu'on entend dire trois années de suite d'excédents, cela mérite d'être souligné de peur que cela ne soit pas fait ailleurs, trois années de suite je le répète, c'est après tout une grande première pour la Sécurité sociale à la fois pour l'importance de ces excédents mais surtout pour leur constance. Ce redressement est d'autant plus spectaculaire qu'il s'est accompagné d'avancées sociales.
- Oui c'est vrai, il est possible, il est même nécessaire d'améliorer encore la protection sociale des Français tout en veillant à l'équilibre des comptes. Il est possible d'utiliser mieux les cotisations de chacun, la démonstration en a été faite, c'est un exploit difficile, à réaliser qui n'est possible que parce que des milliers, des dizaines de milliers de Françaises et de Français se sont attachés à cette grande oeuvre.
- Pour l'avenir, notre devoir commun est de préserver ce qui a été construit. Nous devons défendre les valeurs de la Sécurité sociale sans tomber dans l'immobilisme. Attentifs à l'évolution de la société, aux données démographiques, à la nécessité de maîtriser les prélèvements obligatoires, nous devons adapter les mécanismes, examiner les règles existantes, porter attention à l'apparition de nouveaux risques à couvrir, et aussi oser revenir sur certaines habitudes ou ajuster certains droits, procéder avec courage aux ajustements nécessaires : ça c'est un devoir, car seul cet effort quotidien, traduction du respect porté à l'effort de cotisation de chaque assuré, nous permettra de sauvegarder et de renforcer les valeurs de solidarité comme nous l'avons fait jusqu'à présent.\
Et puis il faut préparer pour le long terme, je pense surtout à l'avenir des systèmes de retraite. Il y a quarante ans, la durée d'une retraite était de sept ans en moyenne, en l'an 2000, elle sera de 17 ans, pour les hommes, de 22 ans pour les femmes. Une telle évolution doit se préparer maintenant. Aussi, à la demande du Premier ministre, une commission sur : "La Solidarité entre générations face au problème du vieillissement" a-t-elle été mise en place. Chercheurs, syndicalistes, politiques, de la majorité comme de l'opposition, c'est une tâche nationale où chacun doit se retrouver, confrontent leurs réflexions. Et je puis dire que ce gouvernement s'est beaucoup soucié de préparer l'entrée dans le siècle prochain.
- Je ne suis pas de ceux qui envisagent l'avenir avec pessimisme. Avec l'allongement de l'espérance de vie, les progrès réalisés en matière de santé, l'augmentation de la formation, la diffusion de la culture, vivre sa vieillesse au siècle prochain sera fort différent de ce que l'on connaît aujourd'hui. Des besoins nouveaux apparaîtront, créateurs d'emplois et de richesses, de nouvelles potentialités seront à saisir, et c'est d'une réflexion globale, et non d'une projection catastrophiste ou catastrophique, d'une fuite vers le "chacun pour soi" que sortiront les solutions aptes à consolider la solidarité entre générations.\
Pour l'immédiat, je veux vous dire quelques-unes de mes préoccupations et certains de mes souhaits. L'encouragement à la naissance du troisième enfant en premier lieu. Vous le savez, la France résiste mieux que les autres pays européens à la baisse de la fécondité. L'année 1984 a vu onze mille naissances de plus, et l'on sait déjà que l'année 1985 verra plus de dix mille naissances supplèmentaires. Chaque fois qu'il est possible, la solidarité envers les familles nombreuses et les jeunes familles, sur lesquelles pèsent les charges éducatives, doit être renforcée et je souhaite que l'on veille à l'orientation prioritaire des augmentations de prestations familiales vers les familles de trois enfants.
- Le sentiment familial se renforce, on le constate chaque jour et c'est heureux, très heureux. Les jeunes parents ne veulent plus sacrifier le bonheur de voir grandir leurs enfants et il faut imaginer des formes nouvelles dans l'aménagement du temps, et particulièrement pour les familles dont je parle sans oublier les autres qui ont les mêmes droits et les mêmes besoins.\
La seconde préoccupation que je veux évoquer concerne les handicapés. Je souhaite que les progrès techniques faits pour l'appareillage soient mis plus rapidement à leur disposition. Je pense, c'est un exemple saisissant, aux malentendants, et surtout aux enfants, aux jeunes qui souffrent de surdité. Au moment où le pays se mobilise pour la formation des jeunes, il faut tout mettre en oeuvre pour que ceux-là ne cumulent pas, avec leur handicap, l'injustice d'un retard scolaire si le nécessaire n'est pas fait. Oui je le répète, il faut améliorer la couverture sociale en ce domaine.
- Autre problème : celui des jeunes retraités. Les retraités restent plus longtemps qu'autrefois proches des plus jeunes. Cette nouvelle catégorie détient un capital de connaissances et de savoir-faire, une volonté de servir le pays que nous devons utiliser. Sans concurrencer l'emploi, et c'est là qu'est la difficulté. Des solutions doivent exister par l'encouragement au bénévolat dans des secteurs où les besoins du pays sont immenses : services d'entraide, alphabétisation, soutien scolaire des enfants, conseil aux entreprises, rôle de médiateurs dans toutes sortes de conflits, aide au tiers monde, encadrement ou simplement écoute de jeunes en difficulté, animation culturelle... Que sais-je !
- Dois-je enfin revenir sur ce qui me préoccupe de façon constante : simplifier la vie ? Oui je sais les efforts importants qui ont déjà été accomplis. Il faut aller beaucoup plus loin et cela je demande aux membres du gouvernement de m'entendre, il faut aller beaucoup plus loin. Je sais que Mme Dufoix présentera la semaine prochaine une trentaine de mesures nouvelles qui vont dans cette direction, on n'ira jamais assez loin tant la France à quelque époque que ce soit, très centralisée, très fortement centralisée, a pris du retard.\
Mais, mesdames et messieurs, si nous savons ce que nous voulons, je vous dirai aussi et sans ambages ce que je ne veux pas. Alors que les vieux démons de l'individualisme et du laisser-faire ressurgissent, comme pour dire que ce serait plus commode s'il y avait d'un côté une assurance individuelle pour les riches et les bien portants, et de l'autre une Sécurité sociale pour les plus démunis et les plus malades, et bien je dis non à toute forme de régression sociale.
- S'il est un rôle auquel je tiens, c'est celui-là : demeurer le gardien de la solidarité nationale, de cette forme de justice, de cette conception de l'égalité qui n'exclut personne et qui fait de chaque citoyen un assuré non pas un assisté.
- Je dis non au démantèlement de la protection sociale, au rejet des plus pauvres, à la sélection des risques.
- J'entends dire qu'il faudrait réduire la part obligatoire de l'assurance-maladie sous prétexte qu'il existe des "petits risques" mais le petit risque n'est-il pas très grand lorsqu'il frappe une personne isolée ou une famille indigente ? Mais la consultation régulière du médecin de famille, du médecin de quartier, c'est quand même une prévention et il ne faut pas que cette prévention disparaisse.
- J'entends dire qu'il existerait un remède miracle aux difficultés financières des régimes de retraite : la retraite par capitalisation ? Certes, le développement de l'épargne volontaire pour la retraite peut être encouragé pour compléter cette retraite, mais quand on fait croire qu'il existe un autre système qui pourrait coûter moins cher en procurant des avantages identiques ou plus élevés, ça ce sont des marchands d'illusions.
- Tout ce qui est distribué doit bien être payé, quels que soient les circuits ! Voilà pourquoi je dis non à la mise en cause de nos régimes de retraite !
- Et si avec vous tous ensemble nous devons défendre la Sécurité sociale, c'est qu'elle est pour la France, je le crois vraiment, et je l'ai dit et avant moi, monsieur le Président, c'est pour la France un légitime sujet de fierté.\
Voilà, j'ai dit l'essentiel de ce que je voulais vous dire. Monsieur le Président d'abord, je vous remercie et à travers vous je remercie les dix mille administrateurs bénévoles et les cent quatre vingt dix mille agents des quelques quatre cents caisses du régime général dont les principaux responsables se trouvent ici et ici.
- Vous avez regretté, monsieur le Président, le caractère parfois tâtillon de la tutelle. Ce que je peux vous dire c'est que l'Etat qui fait déjà des efforts pour alléger son contrôle les poursuivra. J'engage le gouvernement à ne jamais faire obstacle au libre exercice de leur responsabilité par ses interlocuteurs, et je dois dire que ce n'est pas si facile que semble le croire, un certain nombre de ceux qui marquent leur scepticisme. C'est une tradition deux fois séculaire que cette habitude de tout transformer en paperasserie. Le moment est venu d'approfondir les réflexions déjà -entreprises et par vous en particulier sur l'adaptation de la tutelle, nécessaire pour une gestion moderne et efficace, mais excessive le plus souvent et qui ne doit pas se substituer à l'initiative et à la compétence.
- Disons avant de terminer que j'ai aussi le souci de favoriser l'expression du suffrage universel, heureusement restauré dans la Sécurité sociale en 1982. Nombreux sont les responsables élus présents dans cette salle, et je tiens à leur adresser un hommage chaleureux. Mais il faudra aussi ne pas se contenter des hommages et mettre au point un projet d'amélioration des conditions d'exercice de leurs missions. Disons tout-à-fait entre nous que les compliments ne suffisent pas.
- La sécurité sociale a un coût, mais pourtant son existence, son maitien, son développement, n'ont pas de prix. La Sécurité sociale, c'est le meilleur don de l'homme au service des hommes. Elle puise sa force dans des décennies d'espoirs, de luttes. Elle est faite à l'image de la solidarité familiale qu'elle étend à l'échelle de la France. Vous toutes, vous tous ici présents, soyez assurés que cela sera défendu contre toutes les attaques d'où qu'elles viennent. C'est notre oeuvre commune, c'est la vôtre, c'est l'oeuvre de la France, la Sécurité sociale dont nous fêtons le 40ème anniversaire, je le disais pour commencer, c'est l'une des grandes oeuvres du siècle. Il vous importe désormais d'en assurer la suite, le développement, les conquêtes. Voilà bien un terrain sur lequel rien ne pourrait nous séparer. Merci.\