24 juin 1985 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée au journal "Midi Libre", parue le lundi 24 juin 1985.

QUESTION.- Le chômage et les gens sans emploi. 1600000 en mai 1981, près de 3 millions aujourd'hui. Pensez-vous que l'on pourra un jour assurer à nouveau le plein emploi aux Français en âge de travailler ? Par quels moyens y parvenir ? Dans quels délais ?
- LE PRESIDENT.- Il y avait 1700000 chômeurs en 1981, quatre fois plus qu'en 1974. Il y en a aujourd'hui 2400000. Ce n'est pas moi qui le dis, c'est ANPE. Et nous n'avons pas changé le thermomètre depuis 1981 : les chômeurs sont comptés par le même organisme, selon les mêmes règles, et avec les mêmes instruments. Quoi qu'il en soit, tant de chômeurs c'est beaucoup ! c'est trop !
- La vérité, c'est que notre pays était en retard. Nous avons entrepris un formidable effort de modernisation. Sans industrie moderne, sans entreprises compétitives, trop de nos produits ne trouvent pas de clients. Et si elles n'ont pas de clients, nos entreprises sont condamnées à perdre de l'argent, à licencier, parfois à fermer. Dans un premier temps, c'est vrai, la modernisation coûte plus d'emplois qu'elle n'en crée. Tout mon effort tend à rapprocher le moment où la tendance va s'inverser. Mais cela dépend d'abord des entreprises.
- Ce sont elles qui créent des emplois, pas le gouvernement. Le gouvernement organise un effort de formation sans précédent, il simplifie les réglementations complexes qui faisaient obstacle à la création d'entreprises, il aide au maximum ceux qui inventent et ceux qui créent, ceux qui investissent. C'est ainsi que se gagnera la bataille de l'emploi. Il y faut du temps et de la persévérance, plutôt que les recettes de ceux qui, sous couleur de libéralisme, veulent revenir à la loi de la jungle.
- Depuis le début de l'année le chômage est stabilisé. Il faut maintenant qu'il diminue.\
QUESTION.- Le Languedoc-Roussillon compte le plus fort taux de chômage de la nation. Que représente pour le Président de la République le Languedoc-Roussillon ? Quel avenir lui voit-il ? Pense-t-il que nous puissions sortir un jour des activités traditionnelles - tourisme, séminaires, loisirs, viticulture - bref, épouser le monde contemporain ?
- LE PRESIDENT.- Il est vrai que votre région est la plus directement frappée par le chômage. C'est une des raisons qui m'ont conduit à venir en Languedoc-Roussillon pour étudier, avec les ministres et avec vos responsables locaux, les initiatives que vous avez su prendre, vous, sur place, et qui ont réussi à renouveler votre tissu économique.
- Oserais-je vous surprendre ? Quand je regarde le Languedoc-Roussillon, je ne regarde pas seulement ses activités "traditionnelles" que sont le tourisme et la viticulture, même si celles-ci ont un grand rôle à jouer dans l'économie régionale. Je vois aussi de grandes entreprises prospères, des investissements porteurs d'avenir, des universités performantes, une culture rayonnante, des métropoles dynamiques, bref, un ensemble diversifié et actif. Je vois une région qui prend son avenir en main et qui a décidé de saisir ses chances.\
QUESTION.- Même ses adversaires admettent - en privé - que, malgré la tonalité de certains discours et sa férocité lorsqu'il était dans l'opposition, le Président est homme de tolérance, un humaniste que le sectarisme, les discussions, les certitudes trop tranchées agacent. Comment, selon lui, atténuer les divisions des Français sans basculer dans l'ennui et dans l'unanimisme ?
- LE PRESIDENT.- Aussi loin qu'on remonte dans l'Histoire, on trouve les Français divisés, portés à la querelle. Mais, en même temps que cette tradition de critique et de fronde, s'est créée, consolidée, affirmée l'unité nationale.
- Les discussions, les divisions dont vous parlez ne m'effraient pas. Ce sont celles de la vie quotidienne et elles sont aussi le signe que la France est un pays où chacun est libre de s'exprimer. Mais aux heures les plus graves, les Français savent se rassembler. Comment oublier ce trait de notre caractère national l'année où nous fêtons le 40ème anniversaire de la fin de la Seconde guerre mondiale. Il serait donc contraire à la -nature même des choses et des gens de rechercher à tout -prix, dans notre pays, un unanimisme qui n'existera jamais, ne serait-ce que parce qu'il serait terriblement ennuyeux.
- Mais il faut veiller à ce que ce débat perpétuel reste dans des limites raisonnables : ainsi, lorsque je le juge utile pour la France, j'en appelle au rassemblement de ses enfants, surtout parce que, dans le monde où nous vivons, la Patrie a besoin de l'effort et du travail de tous les siens.
- Il n'y a évidemment pas de recettes pour atténuer les divisions des Français, mais je pense qu'il convient de respecter trois règles fondamentales. D'abord, défendre, préserver, étendre la liberté, toutes les libertés. Nos divisions seront d'autant moins vives que chacun se sentira plus responsable et aura toujours plus de possibilités de s'exprimer et de se faire entendre. Depuis 1981, notre pays n'a pas cessé d'aller de l'avant dans le domaine des libertés, non seulement en gommant ce qui les avait altérées au fil des ans, mais aussi en leur ouvrant de nouveaux espaces, et je pense en particulier à la radio qui sera suivie, très bientôt, par la télévision.
- Deuxième règle à observer : ne pas étaler nos divisions en dehors de nos frontières. Si nous voulons que la France soit respectée et écoutée dans le monde - et elle l'est, croyez-moi ! - il ne faut pas que les peuples étrangers soient rendus juges de nos divisions.
- Enfin troisième règle : ne pas mettre en cause les personnes. Respecter les autres ne veut pas dire taire les différences : cela signifie être tolérant. Vous avez rappelé mon action politique : permettez-moi de rappeler que jamais, je n'ai cédé à la facilité de l'attaque personnelle, même quand j'en étais moi-même victime. L'injure, l'outrage, l'outrance n'ont jamais résolu aucun problème mais transforment les divisions - qui sont normales en démocratie - en des antagonismes dont on devine où ils conduisent. Je ne me départirai pas de cette façon de faire.\
QUESTION.- Parmi les 110 propositions du candidat François Mitterrand, quelles sont celles qu'aujourd'hui le Président aurait gommées ? N'y a-t-il pas des promesses qu'il regrette ?
- LE PRESIDENT.- J'ai passé un contrat avec le peuple, contrat qui a été résumé dans ces 110 propositions, et je compte bien m'y tenir. La très grande majorité de ces propositions sont aujourd'hui réalisées. Nous avons accompli en 4 ans l'essentiel de ce qui était prévu pour 7 ans. Nos choix, je tiens à le noter, étaient l'expression d'une volonté commune à tous les socialistes, dont j'étais alors le candidat et l'aboutissement d'une démarche connue de tous.
- Y a-t-il des propositions dont, rétrospectivement, je pense que j'aurais dû les gommer ? Honnêtement non. Je reste convaincu qu'il s'agissait d'un ensemble de mesures équilibré, cohérent, et correspondant à la nécessité.
- Y a-t-il des promesses que je regrette ? Disons simplement que je regrette de n'avoir pu en réaliser certaines - mais il me reste du temps ! - soit que l'évolution des esprits, de l'opinion ne l'ait pas encore permis, je pense au droit de vote des immigrés installés depuis 5 ans pour les élections municipales comme cela se fait dans plusieurs pays d'Europe, soit que la situation économique et sociale ne nous en ait pas donné les moyens, je pense à l'inversion catégorique de la courbe du chômage.
- En règle générale, la lutte contre les inégalités et pour obtenir des changements sensibles de la vie quotidienne, exigent une attention, une vigilance constantes. C'est à quoi je m'applique, croyez-moi, sans relâche.\