24 juin 1985 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée au journal "L'Indépendant de Perpignan", parue le lundi 24 juin 1985, sur les conséquences pour la région Languedoc-Roussillon de l'adhésion à la CEE de l'Espagne et du Portugal.

QUESTION.- Le 12 juin dernier ont été signés à Lisbonne, puis à Madrid, les traités d'adhésion à la CEE du Portugal et de l'Espagne. L'Espagne surtout, monsieur le Président, fait peur aux agriculteurs de ce Midi auquel vous rendez visite. Des voix s'élèvent pour estimer que cette visite survient trop tôt, c'est-à-dire bien près de la date de la signature du traité d'adhésion. D'autres, au contraire, regrettent qu'elle survienne trop tard, puisque les grandes lignes de l'élargissement sont déjà acquises.
- La première question, monsieur le Président sera donc pour vous demander de quand date la décision de ce voyage ?
- LE PRESIDENT.- L'idée remonte au 10 avril 1984 quand le Président du Conseil régional du Languedoc-Roussillon, M. Robert Capdeville, m'a écrit pour m'inviter à faire un voyage officiel dans votre région. C'est donc à lui que revient cette initiative que j'ai tout de suite acceptée. Je l'ai d'ailleurs reçu le 2 mai 1984 à l'Elysée, et j'ai eu l'occasion de m'entretenir avec lui de l'ensemble des problèmes de votre région. Un emploi du temps chargé et d'autres engagements déjà pris ne m'ont pas permis de venir plus tôt honorer cette promesse.
- J'ajoute que ce voyage vient, selon moi, au bon moment, c'est-à-dire ni trop tôt, ni trop tard, pour reprendre vos expressions, surtout si l'on se situe dans la perspective de l'élargissement du Marché commun qui représente un grand rendez-vous pour votre région et, en même temps, selon moi, une grande chance pour elle.
- J'aurai l'occasion de développer ces thèmes tout au long de ces deux jours du voyage.\
QUESTION.- L'entrée de l'Espagne dans la CEE offre-t-elle réellement à cette région, et en particulier à ses agriculteurs, une dernière chance d'adaptation ?
- LE PRESIDENT.- L'entrée de l'Espagne dans la CEE entraînera nécessairement une adaptation de la région et notamment de son agriculture. Mais, bien d'autres raisons obligent en permanence les agriculteurs à s'adapter, par exemple les changements dans les modes de distribution ou l'évolution des goûts des consommateurs.
- J'ai d'ailleurs pris soin au Sommet européen de Dublin de renforcer l'Europe du vin et celle des fruits et légumes avant que ne soit conclue la négociation sur l'élargissement de la Communauté.
- Vous savez aussi que le Traité d'adhésion de l'Espagne au Marché commun prévoit une période de transition entre 4 et 10 ans selon les produits. Il faut que la région s'en saisisse pour renforcer l'agriculture du Languedoc-Roussillon.
- Les pistes les plus prometteuses pour l'avenir me semblent être de mieux valoriser les produits méditerranéens en les transformant sur place et en créant des marques et dénominations, symboles de qualité, et de poursuivre la diversification des productions en ne négligeant aucune opportunité, je pense ici plus particulièrement aux semences, aux oléagineux et aux protéagineux. Il est essentiel à mes yeux que cette adaptation soit cohérente et maîtrisée localement. C'est dire le rôle et la responsabilité de tous les responsables régionaux, élus et professionnels.
- L'Etat, pour sa part, contribuera à cette mutation en fournissant les moyens nécessaires. Les avenants au contrat de plan Etat-Région ont permis de débloquer 30 millions de francs pour l'agriculture de la région Languedoc-Roussillon en 1985, somme qui sera portée à 54 millions en 1986, 1987 et 1988. De plus, la CEE aidera les programmes de développement régionaux dans le -cadre des programmes intégrés méditerranéens (PIM).
- Vous m'avez interrogé sur l'agriculture, mais je ne saurais oublier les entreprises industrielles qui trouveront de nouveaux débouchés de l'autre côté des Pyrénées lorsqu'auront été abolis les traités douaniers de 1970 qui nous ont fait beaucoup de mal, ni les laboratoires et centres de recherches qui pourront étendre le rayonnement intellectuel d'une région, ouverte de longue date à l'ensemble du monde méditerranéen.\
QUESTION.- Bruxelles envisage le financement de nouvelles relations routières transpyrénéennes. La France est-elle favorable au percement des tunnels nécessaires ? Ou la priorité est-elle accordée à la modernisation des routes nationales 114 et 116 reliant les deux Catalognes ?
- LE PRESIDENT.- Il est vrai que l'élargissement va donner à votre région une dimension nouvelle : celle de devenir le véritable carrefour de l'Europe du Sud. Il s'en suivra, de la part de la Communauté européenne `CEE` une redéfinition des grandes infrastructures qui devraient bénéficier à la région. Définir à ce stade les priorités est prématuré. Mais ce que je peux assurer, c'est que grâce à la contribution du Fonds européen de développement régional, la région Languedoc-Roussillon recevra des crédits supplémentaires.\
QUESTION.- Que devient la Principauté d'Andorre - vous êtes l'un des co-princes - dans une communauté élargie à douze. Qui parlera en son nom à Bruxelles ?
- LE PRESIDENT.- L'Andorre, vous le savez, évolue. La réforme institutionnelle est engagée depuis 1981, et il m'arrive de souhaiter qu'elle soit plus rapide. Il convient, en particulier, de définir un nouveau régime commercial, pour que les règles concernant les échanges avec l'Andorre, qui actuellement sont différentes en ce qui concerne la France et l'Espagne, deviennent uniformes. Mon souci sera de veiller à ce que soit trouvé un régime qui préserve la prospérité andorrane, dans le respect des règles du commerce européen. Des discussions ont commencé à ce sujet entre les services français et le gouvernement de la Principauté £ je souhaite qu'elles se poursuivent et s'accélèrent. Dans l'immédiat, j'ai demandé aux autorités communautaires que pendant une période de deux ans soit maintenu le statu-quo en ce qui concerne les échanges entre l'Andorre et ses deux voisins.
- Le moment venu, une délégation andorrane - qui fera naturellement place à des représentants du gouvernement ou du Conseil général des Vallées - devra se rendre à Bruxelles pour négocier avec les instances communautaires.\
QUESTION.- L'Ouest du Bassin méditerranéen, notamment les pays du Maghreb, est-il appelé à nouer des relations privilégiées avec la CEE ? Ou se trouvera-t-il de fait dans une situation de concurrence ?
- LE PRESIDENT.- La Communauté entretient depuis longtemps des relations privilégiées avec les pays du bassin méditerranéen et notamment ceux du Maghreb. Après le premier élargissement de la Communauté, ces relations ont été formalisées par une série d'accords de coopération qui ont été signés dès 1976.
- La perspective de l'élargissement de la Communauté à l'Espagne et au Portugal inquiète les pays du bassin méditerranéen qui sont tributaires du débouché communautaire pour une grande part de leurs exportations. Par exemple le Maroc se préoccupe de l'avenir de ses ventes d'agrumes et la Tunisie de ses ventes d'huile d'olive.
- La France a constamment insisté, aurpès des autres Etats membres de la Communauté, pour que les intérêts des pays du Magrheb soient pris en compte par la Communauté européenne.
- Ainsi le 30 mars 1985, en même temps qu'elle concluait les négociations d'élargissement, la Communauté a confirmé sa volonté de maintenir un caractère privilégié à ses relations avec ces pays. Les Dix se sont engagés à assurer le maintien des courants d'échange traditionnels et à soutenir les efforts des pays méditerranéens pour réduire leur déficit agro-alimentaire et s'orienter progressivement vers l'autosuffisance et la diversification de leurs productions. Des mesures concrètes seront adoptées d'ici la fin de l'année.\
QUESTION.- Beaucoup de Français d'Algérie se sont installés en Languedoc-Roussillon. De nombreuses questions les concernant ont été réglées, les dernières en date - les retraités - tout récemment. Les rapatriés sont actuellement préoccupés par le sort qui sera fait à leurs archives. Il semble également qu'existe entre Paris et Alger un contentieux touchant à des oeuvres d'art prêtées à l'Algérie. Enfin, les rapatriés sont très sensibles au fait que les harkis ne soient pas garantis d'un séjour sans risque lorsqu'ils se rendent en Algérie. En Languedoc-Roussillon, ces préoccupations sont quotidiennes. Des solutions sont-elles en vue ?
- LE PRESIDENT.- Oui, environ 150000 Français d'Algérie se sont réinstallés en Languedoc-Roussillon.
- De nombreuses questions concernant les rapatriés ont, en effet, été réglées. Loi dite d'amnistie de décembre 1982, indemnité pour la perte du mobilier, nantissement bancaire des titres d'indemnisation à échoir, octroi de prêts de consolidation et récemment, engagement d'examen à la session d'automne 1985 d'un projet de loi sur les retraites qui assurera l'alignement des régimes de retraites des rapatriés, salariés ou non, sur le régime métropolitain. Quand aux archives, l'envoi récemment effectué, en application d'une décision de 1980, comportait uniquement des archives techniques et locales relatives à l'hydraulique, à l'exclusion d'archives de souveraineté ou ayant trait aux personnes, comme a pu le constater une délégation de parlementaires et de représentants d'associations de rapatriés reçue au quai d'Orsay.
- En mai 1962, un certain nombre d'oeuvres d'art, qui se trouvaient au Musée National d'Alger, furent expédiées à Paris dans un but de protection et entreposées au Louvre. Dès 1963, les autorités algériennes sollicitaient la réexpédition de ces oeuvres.
- Un accord a décidé en 1968 l'envoi en Algérie de tableaux et dessins reconnus propriété de ce pays, ce qui a été fait en 1969 £ il prévoyait également la mise en dépôt, en Algérie, d'oeuvres prêtées par le gouvernement français et réciproquement. Cet accord demeure en application et aucun contentieux n'existe entre Paris et Alger sur ce point.
- Enfin, je sais que la libre circulation sur le territoire algérien des Français d'origine magrhébine est une question qui préoccupe particulièrement les rapatriés. Des autorisations sont données mais un règlement global et définitif ne pourra se faire qu'avec le temps. Lors de la visite officielle qu'il effectuera en Algérie, le Premier ministre `Laurent Fabius` ne manquera pas de faire le point avec le gouvernement algérien.\
QUESTION.- Traditionnement accueillant mêlant tout au long de son histoire les races du Nord et du Sud, ce Midi devient xénophobe et raciste. Sinon, comment expliquer le phénomène Le Pen dans des villes comme Perpignan ou Montpellier ?
- LE PRESIDENT.- Pour bien les connaître, je sais que nos compatriotes du Midi sont accueillants, non seulement vis-à-vis des autres Français - et voyez tous ceux qui vous visitent en été - mais aussi des étrangers. Nous sommes ici à un carrefour de l'Europe, à un lieu de rencontre des cultures, à cause de ces races si étroitement mêlées et pourtant d'origines si diverses. C'est sans doute ce qui a contribué, au long des siècles et des souffrances, à forger les sentiments démocratiques et les traditions républicaines de votre région, et je sais qu'ils restent puissants et vivants.
- Il faut dire qu'un matière d'intolérance, le Midi a souvent été en première ligne : Simon de Montfort à Béziers, la croisade des Albigeois, que de drames, de crimes, de violences, quels bains de sang ! Et puis l'afflux des protestants au lendemain de la Révocation de l'Edit de Nantes, qui se groupent en masse dans les rudes Cévennes.
- Plus tard encore, au début du siècle, c'est l'exemple des luttes sociales pour la dignité humaine, mais aussi l'accueil que l'on réserve, à Narbonne, à Léon Blum venu retrouver ici la légitimité du suffrage universel, et qu'on reçoit au point d'en faire un député de l'Aude.
- Aujourd'hui, nous avons dû affronter les chocs pétroliers, la crise de l'emploi. Dans le même temps, l'immigration de travail des années 1950 et 1960, qui se définissait comme temporaire, est devenue une immigration familiale, permanente. Que ce contact de modes de vie différents, dans un contexte difficile, puisse engendrer des conflits n'est pas douteux, et ces difficultés sont exploitées par des agitateurs inconscients ou dangereux.
- Mais regardons vers l'avenir : il y a des problèmes d'habitat, de scolarisation, à mieux résoudre. Bien sûr, nous devons contrôler nos frontières, et nous avons pris les mesures énergiques et efficaces pour que la loi soit respectée. J'ai confiance dans les gens du Midi : c'est toujours le camp de la démocratie et de la liberté qui, chez eux, l'a emporté.\
QUESTION.- Le Midi traditionnel, le Midi rouge a changé. Faut-il voir dans ce changement le rejet d'une politique globale qui depuis vingt ans s'emploie à le transformer, malgré lui, en centre touristique européen ?
- LE PRESIDENT.- Rien d'étonnant. Le Languedoc-Roussillon, comme toutes les régions de France, a beaucoup changé depuis 20 ans et change encore chaque jour. Je ne vois pas dans cette évolution, contrairement à ce que vous affirmez, que la vocation du Languedoc-Roussillon se limite à devenir un centre touristique européen. Je sais que chez vous, on trouve de grandes entreprises performantes dans le textile, l'agro-alimentaire, l'électronique, mais aussi des universités résolument tournées vers l'avenir, une culture régionale rayonnante, une agriculture qui, après bien des déchirements se prépare courageusement au grand combat économique de demain. Tout cela présente une multiplication de chances pour que le Languedoc-Roussillon devienne à l'avenir le grand carrefour de l'Europe du Sud. Je l'y aiderai de mon mieux.\
QUESTION.- Malgré ses fréquents séjours en province, François Mitterrand ne se sent-il pas coupé par la fonction présidentielle des habitants de chaque région avec leurs problèmes spécifiques ?
- LE PRESIDENT.- Il est vrai que j'ai déjà visité 10 régions, c'est-à-dire la moitié d'entre elles, sans compter les voyages dans des départements et des villes. Je travaille certes beaucoup ici même, à l'Elysée, de 8 heures 30 du matin à 9 heures du soir. Mais il m'arrive de rencontrer des gens dans la rue. Je ne crois pas que ma fonction me coupe d'eux. Si vous préférez je ne me sens pas prisonnier de l'Elysée comme cela a pu être le cas pour certains de mes prédécesseurs.
- QUESTION.- Pourtant, monsieur le Président, votre fonction et le pouvoir qui s'y attache font que circulent sur vos intentions quantités de rumeurs difficilement contrôlables, sinon auprès de vous-même. Au Palais Bourbon par exemple, plusieurs parlementaires assurent que vous préparez une dissolution de l'Assemblée nationale. Envisagez-vous réellement ce projet ?
- LE PRESIDENT.- D'où une rumeur pareille peut-elle partir ? C'est là un sujet que je n'ai jamais abordé. Pourquoi se défaire d'une Assemblée nationale qui a toujours très fidèlement soutenu le gouvernement que j'ai nommé. J'ajoute cependant, bien entendu, que je ne renonce pas à mon droit.\