24 juin 1985 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'hôtel de ville de Nîmes (Gard), lundi 24 juin 1985.

Monsieur le maire,
- Mesdames et messieurs,
- C'est en effet la deuxième fois que je viens officiellement dans le -cadre de mes fonctions à Nîmes, mais il y a déjà longtemps que je connais le Gard et sa capitale où il m'est arrivé souvent de venir. Pourquoi ? Les raisons en ont été dites par monsieur le maire à l'instant : c'est le puissant attrait qu'exerce cette capitale à la fois par son histoire et par sa beauté, par l'accumulation des créations humaines, par le caractère de ses habitants.
- J'ai tenu à venir dans la région Languedoc-Roussillon, c'était bien normal. Je crois que ce sera la onzième région sur vingt-deux que j'aurai visitée depuis maintenant quatre ans, et dans cette région, permettez-moi de vous le dire, sur le -plan personnel, je compte beaucoup d'amis, je ne parle pas simplement des amis politiques qui m'ont accompagné dans le passé mais de nombreux amis que j'ai beaucoup de joie à retrouver.
- Monsieur le maire `Jean Bousquet`, vous l'avez peut-être pensé à l'instant, le fait que Nîmes ait changé de municipalité, comme on dit de couleur, en 1983 aurait pu m'embarrasser. Si je connaissais ce genre d'embarras, je me demande où j'irais ! Mais certes non, ça va dans les deux sens. J'ai depuis déjà de longues années, vu des courants passer. Vous récusez les termes droite et gauche, vous êtes libre de le faire mais d'une majorité à l'autre, pour ce qui me concerne, si j'ai bien mes inclinations et même mes préférences, nul ne peut en douter, je prends un égal plaisir à retrouver l'une ou l'autre. Après tout ce sont tous des Français d'une façon générale et ici ce sont des Nîmois ou des Gardois, des gens qui représentent ce pays, qui le connaissent et qui l'aiment. Voilà pourquoi, quelles que soient les opinions exprimées, quelquefois les comportements manifestes, évidents, qui me sont offerts au travers des rues, comportements au demeurant contradictoires, j'éprouve surtout beaucoup de curiosité, d'envie de connaître mieux, d'entendre les autres et surtout les responsables s'exprimer, m'expliquer, s'expliquer, bref, m'apporter la description, telle qu'ils la voient, telle qu'ils la sentent, des affaires de la République, là où ils vivent et là ou ils produisent. C'est la meilleure leçon de choses et de ce point de vue, monsieur le maire, soyez sûr que j'ai suivi votre exposé avec une extrême attention.\
Vous avez parlé du chômage, et du chômage endémique qui frappe cette région. Je me souviens de l'avoir citée lors d'une émission de télévision comme celle qui m'apparaissait la plus frappée par ce grand mal, alors que d'une façon générale, l'attention est sollicitée par des régions ayant naguère de puissantes industries traditionnelles mais aujourd'hui en péril. Tel n'est pas le cas dans le Languedoc-Roussillon, mais ce chômage endémique, il n'est pas moins là, c'est-à-dire que les filles et les garçons, les jeunes surtout, mais les autres aussi de votre région et de votre département, se trouvent d'abord écartés des moyens de production ou des revenus salariaux mais aussi écartés, tout simplement, des lieux où vivaient leurs anciens. En même temps on assiste au demeurant, mais j'en parlerai ce soir, devant l'assemblée régionale, à un afflux de population venue de l'extérieur, attirée par quelques raisons simples à comprendre, la beauté, le climat et un certain esprit d'entreprise qui reste vivace par dessus tout.
- Mais il faut l'admettre, monsieur le maire, et vous n'avez pas dit le contraire, pas plus que l'emploi ne se crée en un jour, pas plus le chômage n'est venu en un jour, et ce chômage latent du Languedoc-Roussillon n'est pas né en 1981. Je ne veux pas dire par là que je rejette, dans un débat interminable et finalement lassant, des responsabilités de l'un à l'autre. Je veux dire qu'il est un certain nombre de structures économiques qui n'ont pas été à temps prises en face, traitées comme elles devaient l'être sauf sous certains aspects.
- Vous avez parlé de Monsieur Philippe Lamour que j'ai eu aussi plaisir à voir là, cela fait trente-cinq ans qu'on se connaît, j'ai vu quels étaient ses efforts, au point de départ, il n'est pas le seul, dans le doute et le scepticisme général pour tenter de trouver une issue à ce qui devait être finalement un moyen de moderniser et de rendre cultivables des terres abandonnées aux rigueurs du climat et du sol.
- Vous l'avez dit, pour conclure, monsieur le maire : après tout il faut savoir prendre en main son destin. Que de Français se tournent vers moi, en disant : "mais vous devez, mais vous devez"... Mais j'ai bien envie de leur en dire autant ! Mes responsabilités sont grandes, je les assume et je les revendique. Mais les responsabilités de la collectivité nationale et des individus qui la composent sont pour le moins aussi importantes : rien ne se fera tout seul !\
L'exemple que je viens de constater à l'instant avec le Soleil d'Or, à Fournes, montre qu'une coopérative vivace, rassemblant des producteurs, des producteurs de fruits et de légumes, a pu en quatre ans représenter 20 % de production agricole du Gard, et pour certains produits beaucoup plus encore tandis que d'année en année le taux d'exportation s'accroît. C'est donc possible, mais ce n'est pas possible simplement pour ceux dont nous parlons.
- Quant aux structures, aux infrastructures, la route, le canal, l'eau, les transports aériens, quant à l'implantation d'industries, quant au renouvellement des techniques et l'adaptation des femmes et des hommes à ces techniques nouvelles, c'est une oeuvre de longue haleine. Si l'on avait fait plus naguère, il y aurait moins à faire aujourd'hui. Nous avons en tout cas engagé notre action dans ce sens : moderniser, thème qui pourrait paraître un peu vague mais qui est fort bien compris par les gens du métier, par ceux qui savent comment - et monsieur le maire, vous en êtes un exemple - à partir d'un -état donné, comprendre ce que sont les besoins, non pas simplement de la France mais du monde, où vont se passer les échanges, où se dirigent les préférences des clientèles, où se dessinent les lignes de force qui risquent de venir non seulement nous combattre mais nous vaincre dans le domaine que vous connaissez bien. On ne parlait, il y a quelques années, que de l'arrivée massive et triomphante des productions d'Extrême Orient. Et pourtant j'ai vu déjà une dizaine d'entreprises que je suis allé visiter en France où de petits entrepreneurs, ayant peut-être quelques 40 à 120 employés ou salariés, vendent leur production à Hong Kong, en Corée du sud ou bien à Taïwan. C'est-à-dire qu'ils ont réussi à renverser le courant commercial, c'est donc possible, mais ce ne sera pas possible simplement si l'on se retourne vers le Président de la République pour dire : "faites-le à notre place". Il faut que les Français qui en sont capables et qui l'ont montré le fassent : ce n'est pas pour rien qu'ils ont mille ans d'histoire, je veux dire d'histoire nationale, de cohésion nationale. Ce n'est pas pour autant que cette histoire plaidant pour nous, la génération d'aujourd'hui, même frappée cruellement par deux guerres mondiales, puisse être déclarée incapable de dominer son temps. Moi en tout cas j'y crois, monsieur le maire, je pense que vous êtes comme moi de ce point de vue même si nos chemins sont différents, ce que vous avez laissé, avec beaucoup de discrétion, percevoir dans la deuxième partie de votre exposé. Vous en aviez bien le droit, j'aurai le droit d'en faire autant.\
La décentralisation a-t-elle alourdi, de ci de là ? Je ne refuse pas l'examen, mais comment et par quels moyens ? Il faut s'expliquer. Cette réforme a été adoptée après de grands combats parlementaires où ce que vous appeliez, tout à l'heure, la droite, monsieur le maire, était contre et la voici aujourd'hui, partout, la bouche amère et pleine de reproches, nous disant "la décentralisation, vous n'en faites pas assez".
- Eh bien, je puis ici affirmer devant vous tous et bien au-delà de cette salle - ces propos seront rapportés par les moyens audiovisuels, du moins je le suppose - qu'au centime près, tout ce qui était attribué aux collectivités locales dans le système antérieur a été reporté, si j'ose dire restitué, transmis, à ces mêmes collectivités devenues maîtresses de leur choix.
- Il n'y a pas eu du tout diminution de l'intervention de l'Etat comme cela est souvent répété, et on a le droit de l'ignorer. Mais puisque nous avons l'occasion de le dire, je rappellerai qu'une commission nationale existe chargée de contrôler ces transferts. Cette commission nationale comprend une majorité d'élus et, parmi ces élus, une majorité d'élus de l'opposition politique. Or, à l'unanimité, cette commission a constaté d'une année sur l'autre qu'au centime près les transferts avaient été réalisés.
- Ceux qui souffrent de cette situation nouvelle, situation qu'il faut aménager, ce sont certaines communes. Ce ne sont ni les régions, ni les départements. Ce sont certaines communes dans le -cadre - pardonnez-moi d'employer ces mots barbares - de ce qu'on appelle la dotation globale d'équipement où les répartitions, aujourd'hui, par -rapport aux besoins qui changent, ne correspondent pas toujours ni aux nécessités, ni aux besoins, ni à la simple justice. Mais alors, il appartient aux régions, aux départements d'une part, à l'Etat d'autre part, de corriger ce dernier effet dont vous avez peut-être aperçu certaines conséquences dans votre ville de Nîmes.
- Mais j'insiste pour dire que le partage a été si honnête et si rigoureux qu'à l'unanimité la commission nationale a toujours estimé que l'Etat s'était comporté comme il l'avait promis.
- S'il y a alourdissement, c'est parce que beaucoup de collectivités locales n'ont pas, comment dirais-je, n'ont pas pris le tournant. Et ayant reçu ces transferts, habituées qu'elles étaient depuis toujours à demander des subventions à l'Etat dans les domaines où désormais il n'y a plus à en demander, eh bien, elles voudraient bien faire l'addition de ce qu'elles ont reçu et qui est équitable, je viens de le dire, mais aussi ce dont elles auraient besoin, alors là, c'est inépuisable.\
Le recours à l'augmentation de l'impôt dans les collectivités locales peut être justifié par la nécessité d'obtenir un budget équilibré. Mais cela n'est pas dû à la carence de l'Etat : cela est dû, et cette estimation est parfaitement légitime, au choix fait par les conseils municipaux qui peuvent estimer en effet qu'il convient de faire un effort d'équipement supplémentaire. Si cela n'a pas été fait auparavant, alors cela coûte cher et il faut ajouter au budget des dépenses nouvelles et donc les équilibrer par des recettes.
- Bon, je ne vais pas vous attarder avec ces choses, je mets toujours une certaine passion à défendre cette décentralisation, non seulement dans son principe parce qu'elle permet aux responsables des collectivités locales d'être vraiment les gestionnaires du pays dont j'ai dit qu'ils y vivaient, qu'ils y travaillaient, mais aussi parce que c'est une des plus grandes réformes, je le pense, une réforme durable, la plus importante certainement depuis la révolution française de 1789 quant aux structures de notre pays.
- Si l'Etat en avait profité pour se débarrasser de ses charges ce serait malhonnête. J'accepte donc le débat si sur tel ou tel point on peut constater des carences mais sur le fond, je crois que la démocratie a été intégralement respectée.
- Alors je ne vous suivrai pas, monsieur le maire, aujourd'hui, surtout parce que je n'en n'ai pas le temps, mais pas du tout par dépit ou bien parce que je récuserais ce débat. Je serais au contraire très intéressé de pouvoir le poursuivre. On n'a pas beaucoup le temps, il faut que j'aille dans un moment à Alès où l'on m'a dit que l'on m'attendait et j'irai un peu plus loin ensuite, au Vigan, etc... Il faut que la matinée soit bien occupée.\
Mais je vous dirai, monsieur le maire, que l'on n'a pas attendu les derniers gouvernements de ces quatre dernières années pour, non pas faire du socialisme puisque tel n'était pas le cas - qu'on en ait fait depuis c'était bien le moins et en tout cas, vous savez que tel est mon choix - mais pour faire quelque chose d'autre qui s'appelle le dirigisme. Et le dirigisme, à mon avis, c'est pire, si j'ose dire, dans la mesure où c'est simplement la manifestation constante d'un certain tempérament français connu depuis Colbert, perpétué à travers les Jacobins où de Napoléon 1er, et qui a persévéré tout le long des Républiques, qui ne s'est pas démenti au travers des temps et qui veut que l'administration, qui a bien ses mérites, l'administration d'autorité, l'administration centrale considère qu'elle est investie d'une sorte de mission supérieure fondée sur une grande compétence, sur un grand sérieux, sur une grande honnêté mais qui ne peut pas se substituer à la volonté populaire que seuls sont en mesure d'exprimer les élus de nos municipalités, de nos conseils généraux, de nos conseils régionaux ou bien nos élus parlementaires.
- Il faut absolument inverser le rapport d'autorité et je dois me méfier constamment, monsieur le maire, je vous surprends sûrement, mais moi je m'exprime comme cela, contre les interventions excessives et constantes qui précisément, doutent de la capacité des Français à organiser eux-mêmes leurs affaires.\
Je reviens à la coopérative que je viens de visiter simplement parce qu'elle est dans le Gard et que j'en sors, mais les exemples sont multiples. Si je voulais être un peu sardonique, je dirais "mais laissons donc la loi de la jungle, dite libérale - bien qu'elle ne le soit pas du tout - laissons-la donc exercer ses ravages et vous verrez ce que deviendront les producteurs de cerises, d'abricots, d'asperges ou de pommes de terre ! Vous verrez ce qu'il en restera en face des grandes forces concentrées du capitalisme international ou national ".
- Vous verrez ce qui restera de bon nombre de nos entreprises si la collectivité nationale ne les aide pas à surmonter les effets de la crise ! C'est par un juste assemblage de ce qui est initiative de la puissance publique et de ce qui doit rester, pour s'accroître s'il le faut, l'initiative privée, c'est de ce juste assemblage et de ce juste équilibre dans un pays moderne que sera trouvée la bonne réponse à la crise dont nous souffrons.
- Voyons donc, en face, les problèmes à traiter. Evitons d'entretenir à perte, à perte perpétuelle tout ce qui ne va pas et qui est finalement payé par qui ? D'abord par les contribuables, tous les contribuables et finalement par les travailleurs. Ils ne font que vivre un moment de plus dans l'illusion que l'entreprise défaillante pourra durablement leur payer des salaires.
- Il faut moderniser mais là je m'engage sur un terrain que j'aurai l'occasion de traiter d'autres fois. J'ajouterai simplement cette note : rien ne vaudra tant que nous n'aurons pas vaincu l'inflation, c'est-à-dire tant que nos prix seront si chers qu'ils ne supporteront pas la concurrence extérieure, tant que nous n'aurons pas choisi les labels de qualité qui seuls peuvent compenser la différence de prix. Mais nous en reparlerons...
- Mesdames et messieurs, il est tout à fait intéressant pour moi d'avoir pu vous rencontrer ici, de vous avoir devant moi. Devant ce conseil municipal, en particulier après avoir entendu un discours clair et, je le répète honnête, par -rapport à moi, intéressant sur certains points, à mon sens contestable, mais qui n'en est pas moins la preuve que le dialogue démocratique est bien vivant en France et que l'on peut, de même que l'on doit, se respecter l'un l'autre dès lors que le dialogue est fait pour que vive la France.
- Merci mesdames et messieurs,
- Vive Nîmes, Vive le Gard,
- Vive la République,
- Vive la France.\