9 juin 1985 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à la presse togolaise, sur les relations franco-togolaises et l'aide aux pays en voie de développement, Paris, dimanche 9 juin 1985.

QUESTION.- Je voudrais avant toute chose vous remercier au nom de la presse togolaise pour avoir bien voulu accepter de sacrifier une partie de ce précieux temps pour cet entretien. Un entretien, vous me permettez de le rappeler, qui se situe dans la perspective de la visite d'Etat à-partir de lundi prochain du Président de la République du Togo, le Général Eyadema. Une visite qui doit se passer sans histoire tant il est vrai que les relations avec la France et le Togo sont bonnes, même excellentes et que les relations que vous entretenez personnellement avec le Général Eyadema sont aussi excellentes. Alors pour vous interroger j'ai M. Bonko de la radio Cara et M. Tchaklidji qui est de l'agence de presse togolaise. Monsieur le Président, ma première question va porter sur la visite. Quel sens donnez-vous à cette visite d'Etat, la première du Général Eyadema sous votre septennat.
- LE PRESIDENT.- La première signification est l'amitié, l'amitié que je veux marquer en adressant dès le commencement de cette conversation mon amical salut au peuple togolais et à ses dirigeants, en particulier au Général Eyadema que j'aurai l'occasion de voir incessamment et je m'en réjouis.
- La deuxième signification est politique. Il est important de constater que nos deux pays, le Togo et la France, ont su entretenir, préserver même approfondir une relation féconde depuis le début et que l'affirmation du Togo a parfaitement su s'harmoniser avec l'affirmation française. Quand nos intérêts divergent, on en parle et on s'entend. Généralement on s'harmonise. Donc sur ces deux -plans, indépendamment du problème encore plus général, c'est celui de l'Afrique et particulièrement de l'Afrique noire dans laquelle le Togo et son Président jouent un rôle éminent. Au travers du Togo, j'aperçois pour mon pays, une faculté de dialogues, d'échanges avec le continent. Cela donne évidemment une dimension particulière à la rencontre que j'aurai avec le Président Eyadema.\
QUESTION.- Cela nous amène à parler de la coopération bilatérale c'est-à-dire celle qu'entretiennent les deux pays. On constate que cette coopération nous pouvons oser la qualifier d'exemplaire et elle se renforce d'année en année et sur cet aspect précis mon collègue va vous poser une question.
- Dans quel domaine cette coopération a été privilégiée depuis votre dernière visite officielle au Togo en janvier 1983 ?
- LE PRESIDENT.- Il est bien difficile à dire, car il n'y a aucun domaine interdit. Cette coopération s'applique à tous les terrains, là où ils sont utiles à l'un et à l'autre de nos pays. Vous vous souvenez sans doute que j'ai effectué un voyage officiel au Togo il n'y a pas si longtemps et en effet nous avions profité de cette occasion pour faire le tour des questions pendantes et qui sont de plusieurs ordres, d'ordre de sécurité, d'ordre économique avec les conséquences sociales que cela comporte et d'ordre structurel. Comment développer une armature technique ou d'équipement qui permette le développement économique, certains aspects monétaires mais tout ceci inséré dans une vue internationale dont je parlais tout à l'heure. Nous avons travaillé à ce que cette partie de l'Afrique puisse être l'objet d'une coopération qui s'est appliquée aussi bien au domaine industriel, qu'au domaine agricole, certains de ces pays aussi avec une projection sur la mer, sur le -plan de la pêche, et les sous sols, les liaisons aériennes, les moyens de communication moderne, celles dont vous êtes vous-même le serviteur. Une certaine vue du développement de l'Afrique tout entière. Chaque fois qu'un problème s'est posé en Afrique, nous nous sommes toujours consultés. Qu'il s'agisse du problème du Sahara occidental ou des problèmes du Tchad, ou des problèmes de la Lybie, des problèmes de la lutte contre la sécheresse et la famine. Voilà, les terrains sont multiples. Sans oublier la culture et l'éducation.\
QUESTION.- Vous avez écrit un jour que vous n'aimez ni recevoir, ni donner des compliments. Je vais être l'écho ici d'un témoignage qui aurait l'allure d'un compliment à savoir que vous apparaissez au milieu du peuple togolais comme un grand défenseur du tiers monde. Alors sur cet aspect précis du tiers monde, l'agence de presse togolaise a une question à vous poser.
- Parallèlement à cette aide conjoncturelle à laquelle faisait allusion mon collègue, la France envisage-t-elle de proposer aux pays industrialisés une stratégie à long terme pour aider les pays victimes de la sécheresse pour parvenir à conjurer l'effet néfaste de cette calamité et assurer leur auto-suffisance alimentaire.
- LE PRESIDENT.- Oui cette grande sécheresse qui a provoqué une grande famine est un événement dramatique qui frappe des centaines de milliers, sinon des millions de femmes et d'hommes sur la terre et sur ce continent mais cela s'insère dans un développement ou sous-développement dont les causes doivent être guéries si l'on veut que les intempéries, les éléments climatiques ne viennent pas sans arrêt disputer aux hommes la maîtrise qu'ils doivent avoir sur leur propre destin. Donc une politique à l'égard du tiers monde doit viser un certain nombre de domaines tout à fait précis. On produit, vous produisez, le Togo produit un certain nombre de biens, de marchandises, des matières premières, quelquefois des produits chimiques, mais beaucoup de matières premières qui sont soumises à des variations de cours considérables qui ne tiennent pas toujours au jeu de l'offre et de la demande mais aussi de la spéculation.
- Des pays comme les vôtres souscrivent généralement des contrats de longue durée, des contrats de co-développement qui s'appliquent sur plusieurs années et qui risquent de se trouver bousculés, déformés, anéantis en l'espace de quelques semaines par le seul effet d'une variation du dollar, le seul effet d'une spéculation sur une place financière avec des productions qui ont mobilisé le travail de vos paysans par exemple et vos ressources, certaines sont tout à fait remarquables, n'ont plus tout à coup la valeur marchande à laquelle on pouvait s'attendre au moment où l'on a produit, donc il faut une régularisation, un soutien des cours mondiaux des matières premières.\
`Suite réponse sur l'aide au tiers monde`
- Il faut développer en deuxième point toutes les capacités d'auto-suffisance alimentaire des pays qui ne l'ont pas. Certains l'ont atteint, je pense à l'Inde qui a pourtant une immense population et dont les ressources ont été si bien exploitées qu'aujourd'hui je crois que l'Inde est même exportatrice de certains produits alimentaires. Il faut que chacun des pays d'Afrique, je pense en particulier à l'Afrique noire soit en mesure d'assurer sa suffisance alimentaire. Puis il faut bien dire que le déséquilibre actuel est souvent la conséquence de l'inexistence d'un ordre monétaire, d'un système monétaire, d'un système international, de l'absence de liquidité disponible pour les pays du tiers monde qui se trouvent emportés dans une aventure monétaire dont ils ne sont pas les maîtres et qui de plus en plus dépendent d'un seul pays. Il faut donc développer harmonieusement les accords multilatéraux et les accords bilatéraux.
- C'est-à-dire des accords qui engagent la société internationale tout entière et les accords qui lient particulièrement un pays à l'autre comme c'est le cas du Togo et de la France. Puis il y a aussi des problèmes de dignité humaine qui vont plus loin que les problèmes purement économiques même s'ils sont liés le plus souvent et auxquels il faut penser. Les pays du tiers monde doivent être consultés dans les décisions importantes, dans le -cadre des grandes institutions comme la Banque mondiale, comme le Fonds monétaire international, de la façon dont on gère les droits de tirages spéciaux, les systèmes qu'on pourrait imaginer pour harmoniser les monnaies, tout cela, c'est ce qu'il faut faire. L'aide multilatérale a été diminuée par la plupart des pays du monde, pas par la France qui au contraire l'a accrue mais nous sommes très peu de pays à faire comme cela, les pays scandinaves, la Hollande, la France pas beaucoup d'autres.
- Mais puisque vous parliez tout à l'heure de l'alimentaire, il ne suffit pas de parer au plus pressé lorsqu'arrive un drame. Il faut le faire : envoyer des céréales dans des pays où c'est nécessaire. Mais il serait encore plus utile de développer des techniques qui permettraient de faire que les pays comme certains pays africains auxquels nous pensons, surtout aux pays du Sahel, puissent par une irrigation bien conduite (aménagement des sols) puissent produire. Cela se fait déjà. Que l'alimentation soit maitrisée dans ses techniques par les habitants de ces pays. Le fossé s'élargit actuellement entre les pays riches et ceux qui ne le sont pas. La politique de la France va dans le sens contraire. Il faut réduire ce fossé. S'il ne se réduit pas, ce sera un danger plus mortel que la bombe atomique. Cela menace l'humanité, la planète dans ses fondements. Le tiers monde va à cause de sa démographie en se développant à grande allure. Ce n'est pas le cas des pays industrialisés. Vous imaginez le déséquilibre. Donc ce sont tous ces problèmes qu'il faut traiter sur lesquels la France est très engagée et je l'ai dit dans la plupart des capitales où je me suis rendu.
- Je l'ai dit à Mexico, je l'ai dit au Caire, je l'ai dit à Alger, Je l'ai dit à Lomé, je l'ai dit aussi à Washington. Il faut que le monde industriel prenne conscience que le développement du tiers monde est le problème numéro un.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous avez abordé l'aspect culturel, nous voudrions poser une question sur la francophonie. Jusqu'à ce jour la francophonie a gardé son aspect culturel, est-ce que dans l'avenir, cette réalité linguistique pourrait-elle évoluer vers le sens d'une entité économique ou commerciale, du genre du Commonwealth, comme l'ont souhaité certains chefs d'Etat ?
- LE PRESIDENT.- Oui ce serait une grande ambition. Espérons qu'elle pourra se diriger vers cela. Le Commonwealth, vous savez, a aussi ses contradictions. Mais enfin, ce grand ensemble existe déjà entre la France et la plupart des pays d'Afrique noire francophones sinon même la totalité. Ce qui manque peut être c'est la structure. C'est vrai que plus se développera la communauté culturelle et de langage, plus se développeront les échanges. Tout cela se tient. Je crois que ce sera au profit de tout le monde. En tout cas, nous sommes en -train de mettre en ordre d'une façon très intéressante les institutions de la francophonie. J'en suis personnellement très satisfait. Des nouvelles initiatives seront prises avant la fin de l'année 1985 et je dois dire à cet égard que le Togo et les Togolais ne sont pas les derniers à montrer de l'imagination et des capacités pour la francophonie. J'attends avec beaucoup de plaisir le Président Eyadema et nous le recevrons de tout notre coeur, c'est la France qui le recevra. J'espère que nos conversations aideront à donner à l'Afrique l'équilibre dont elle a besoin.\