7 juin 1985 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, devant les Présidents du Parlement et des Assemblées de la Communauté, sur la nécessité de renforcer l'Europe, Paris, le 7 juin 1985.

Monsieur le président,
- Je vous remercie de vos propos. Vous-même avez vécu la même grande aventure lorsqu'au lendemain de la dernière guerre mondiale quelques esprits audacieux ont songé à surmonter les divisions mortelles pour entreprendre la construction économique, mais aussi politique de cette Europe à laquelle nous appartenons et dont des frontières venaient d'être créées par la force des armes. Frontières qui ne correspondaient pas à celles de la géographie ni à celles de l'Histoire mais, pour le temps de notre génération, il fallait organiser cette Europe comme elle était, dans la mesure où existait là une communauté de civilisation, de système démocratique et une certaine croyance dans la relation de l'homme avec la société. En tout cas, l'attachement fondamental aux libertés.
- Depuis lors, comme dans toute oeuvre humaine, il y a eu les retards, les malentendus, les ruptures tout juste évitées, les affrontements - connaissez-vous un lieu, une société humaine où ces choses n'ont pas cours ? - mais, en fin de compte, à chaque détour, l'Europe l'a emporté. Elle a dominé ses difficultés de procédure et elle a su préserver l'essentiel qui est la volonté de poursuivre, d'aller un peu plus loin. Certains souhaiteraient, j'en suis, beaucoup plus loin ... mais enfin, on avance. Cela est dû à l'effort de beaucoup.\
Nos pays ont, chacun pour son compte, pris leurs responsabilités et rien ne serait possible sans l'accord de tous, même si l'on prête à ceux-ci ou à ceux-là des intentions diverses ou des traditions différentes. C'est dans cet esprit que j'aborde la prochaine rencontre de Milan. J'ai déjà vécu maintenant cinq ans de rencontres européennes. J'ai vu à quel point il était nécessaire de rassembler ses forces pour franchir les obstacles et le temps que l'on rassemble ses forces, le doute s'installe, le commentaire se fait cruel, les ennemis de cette Europe semblent triompher. Mais, une fois l'élan pris, les obstacles ont été franchis.
- Les contentieux accumulés ont été réglés à Bruxelles et à Fontainebleau. L'union européenne a commencé de se dessiner, dans sa nouvelle formule, à Stuttgart. Les protectionnismes ont été franchement abordés à Copenhague. L'élargissement a été engagé, poursuivi, décidé au cours de ces dernières années et, finalement, le problème a été tranché à Dublin. Aujourd'hui, on en est à la veille - quand je dis la veille : c'est une question de jours - de la signature.
- Reste, bien entendu, ce qui pourrait apparaître comme l'essentiel, c'est-à-dire le "liant", d'un côté celui qui permettra de réunir et de souder des éléments qui restent trop souvent épars et, plus encore, le "mouvement", ce mouvement que Bergson représentait comme l'élément de la vie, sans lequel il n'y aurait pas la vie. Et c'est vrai que si l'Europe devait simplement s'arrêter à ce qu'elle est, addition d'efforts, de structures, d'institutions, cela ne serait pas suffisant. Le mouvement de la vie doit porter l'Europe vers une responsabilité de plus en plus singularisée dans sa propre définition par -rapport à elle-même, c'est-à-dire par -rapport à ses composantes, et par -rapport aux autres, ceux de l'extérieur. Les voisins immédiats, souvent les amis, ceux d'Europe. La planète est devenue toute petite, les autres sont à portée de la main. Plus amis, moins amis, adversaires, qui pourrait souhaiter que l'Europe finît par l'emporter ? Qui pourrait le souhaiter, en dehors des Européens ? L'Europe est devenue une puissance, dans sa diversité et dans la protection des intérêts qui la constituent. Cà, c'est possible. L'Europe, entrant de plain pied sur la scène internationale et en tant que telle, c'est une gêne pour ceux qui se sont habitués à s'y trouver à l'aise...\
Quand on pense à ce qu'a été l'Histoire de cette Europe, aux sources communes de sa culture, à sa pratique quotidienne qui, dans les siècles passés, faisait que les Européens se reconnaissaient davantage qu'aujourd'hui mais sans institution. Il faut accomplir maintenant le chemin qui reste. On ne le fera pas d'un seul coup, nous connaissons parfaitement les précautions, nous savons quels sont les obstacles que l'Histoire, tout naturellement, a placé sur ce chemin-là. Cela ne sera pas "déblayé" mais on avancera, en tout cas, je le souhaite et je dis aux présidents du Parlement et des Assemblées de la Communauté : "Il faut avancer à Milan". A quelle allure, pour quelle distance, la réponse vous appartient autant qu'à moi. Mais il faut avancer. En tout cas, ce que je puis vous dire, c'est que la France s'engagera pleinement pour contribuer à cette réussite et si les réussites ne sont pas celles qu'elle attend, elle ne perdra pas patience ni résolution, elle aussi continuera avec ses amis et partenaires afin que la génération suivante n'ait pas à connaître les tragiques données qui ont été les nôtres ou bien qu'elle n'assiste pas au déclin de ce que nous sommes.
- Merci de votre visite, mesdames et messieurs, vous représentez beaucoup, vous représentez la volonté démocratique de nos peuples, vous comptez dans l'esprit futur de nos Etats, votre voix est écoutée, votre autorité doit servir la cause dont nous parlons ce soir entre nous. Il est donc très aisé d'engager la conversation que vous poursuivrez sans moi. Vous avez beaucoup de choses à vous dire : ce sera sans doute assez ressemblant avec ce que j'aurai moi-même à dire au cours des trois semaines que nous avons devant nous, avec les rendez-vous déjà pris. Contribuez autant que vous le pourrez, à faire prendre conscience qu'une nécessité plus grande que nous s'impose et qu'un devoir, désormais, fixe nos obligations au regard de nos peuples. Ce qui est intéressant pour moi, ce soir, c'est de savoir que je m'adresse à des femmes et à des hommes de responsabilité et d'expérience. J'espère que ces deux termes ne sont pas antinomiques avec l'enthousiasme ou la jeunesse d'esprit. Non : les chances sont là, saisissons-les, ayons les yeux bien ouverts sur les divergences d'appréciation, respectons-les, traitons-les honnêtement et sachons que nous pourrons être les bâtisseurs de l'Histoire.
- A l'Elysée, dans ce palais, où vivent les Présidents de la République depuis le début de la troisième République - ou de la deuxième ! - il existe aussi une part de l'Histoire de la France. C'est dire à la fois l'honneur que je ressens de la visite des personnalités éminentes et j'ai voulu, avec messieurs les présidents de nos deux Assemblées, que l'accueil de la France fut entier, amical et là où il fallait tenir cette brève réunion. Bonne chance, mesdames et messieurs, dans vos travaux, dès demain matin et, pour la suite, vous êtes les bienvenus.\