20 avril 1985 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion du 65ème congrès de la Ligue des droits de l'homme à Paris, samedi 20 avril 1985.

Monsieur le président, c'est, vous l'avez dit, la première fois que la plus ancienne association de défense des droits de l'homme, qui n'a cessé de marquer son indépendance à l'égard de tous les pouvoirs, accueille le chef de l'Etat. Aussi ai-je été très sensible à votre invitation.
- Mesdames et messieurs, c'est en 1789, faut-il le rappeler que la Révolution française énonça le principe, jamais encore entendu dans le monde : "Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits". Ainsi, les constituants proclamaient-ils l'égalité entre tous les êtres humains, quels que fussent leur couleur, leur sexe, leur rang social, leur origine. Cela personne ne l'avait encore osé.
- C'est en 1898 au temps de l'affaire Dreyfus, que la Ligue des droits de l'homme est née de la protestation contre l'injustice que prétendait couvrir je ne sais quelle raison d'état, et engageait le combat contre la violation de la loi au détriment d'un citoyen.
- C'est enfin en 1948 que l'Assemblée générale des Nations unies a voté sous le nom de "Déclaration universelle des droits de l'homme", la charte dont devraient s'inspirer tous les pouvoirs.
- Deux siècles, un siècle, presque un demi-siècle, on pourrait croire que nous parlons de vieilles lunes ! Rien ne serait plus faux. Paraphrasant un mot célèbre, je dirai que l'idée des droits de l'homme reste une idée neuve. C'est aussi l'une des grandes causes pour laquelle sont capables de se mobiliser la jeunesse de France et la jeunesse du monde. Constatons au moins un progrès.
- Il y a cinquante ans, quand Léon Blum est venu s'adresser à vos prédécesseurs, les droits de l'homme étaient ouvertement niés par des idéologies brutales qui proclamaient la primauté de la force sur le droit, du racisme sur la fraternité, de la guerre sur la paix. Aujourd'hui, dans le monde, il n'est presque plus d'état ou de régime qui, les bafouant, à l'évidence, il n'est presque plus de régime de sang, de torture et de mort qui n'inscrive dans ses lois la référence aux droits de l'homme. Hypocrisie que cet hommage du vice à la vertu, cette réflexion a fait depuis près de trois siècles le tour du monde. Elle n'a jamais été plus -exacte. Mais elle montre à quel point l'esprit humain s'imprègne peu à peu des principes de vie et du respect de l'autre pour lesquels vous n'avez cessé de lutter.
- Si dans les années trente, les démocraties étaient menacées par une subversion intérieure qui remettait en cause leurs principes les plus fondamentaux, et s'il en va ainsi de nos jours, constatons aussi que la contagion des droits de l'homme menace intérieurement toutes les dictactures. Juste retour pour Léon Blum !
- Partout dans le monde, nous avons vu naître ou renaître des démocraties, là où on ne l'attendait plus : "L'état de droit" avance lentement, trop lentement, mais il avance. Et, à chacun de ses reculs la conscience universelle s'émeut, le combat s'organise pour la victoire des droits de l'homme. De ce progrès, la France doit être l'inlassable champion.\
Vous avez justement évoqué à cet égard, monsieur le président, l'action accomplie depuis quelques années dans le domaine des libertés.
- Il est vrai que dans le domaine judiciaire des mesures essentielles sont intervenues. Pour la première fois dans son histoire, notre justice ne connaît plus peine de mort ni juridiction d'exception. Nous avons reconnu aux justiciables le Droit de recours devant la Commission et la Cour européennes des Droits de l'homme. Nous avons aussi renforcé les garanties de "l'Habeas Corpus" par l'instauration du débat contradictoire à égalité entre la défense et l'accusation devant le juge d'instruction avant toute mise en détention. Cette évolution de notre justice se poursuivra.
- Dans son action diplomatique, la France a partout et à tous tenu le même langage. Qu'on me permette de rappeler qu'au nom de notre pays j'ai parlé du professeur Sakharov au Kremlin, des droits des Palestiniens à la Knesset, de ceux d'Israël à Damas, du droit à disposer d'eux-mêmes des peuples d'Amérique centrale devant le Congrès de Washington. La France inlassablement a fait connaître ses positions sur l'apartheid en Afrique du Sud, sur la Namibie et comment oublier, sur ce dossier, l'action de Claude Cheysson ?
- Le droit à la dignité, à la liberté et au développement des peuples du tiers monde fait partie des droits de l'homme ! La France, pour sa part, mène une action inlassable dans toutes les enceintes internationales pour que soient pris en compte les besoins de ces pays. Elle lutte, en particulier, pour une juste rémunération de leurs produits agricoles et de leurs matières premières. Afin de résorber la fracture qui sépare les régions industrialisées du Nord des Etats en voie de développement du Sud, la France a apporté une contribution essentielle à la troisième Convention de Lomé, signée en décembre dernier entre la Communauté européenne et plus de soixante pays d'Afrique des Caraïbes et du Pacifiqsue. Elle s'est engagée à consacrer, d'ici à 1988, 0,7 % de son PNB à l'aide publique au développement. Cette aide était de 0,3 % en 1981 £ elle est de 0,5 % aujourd'hui, elle s'accroît malgré nos difficultés budgétaires. Nous avons plaidé pour que soient préservées les aides au développement et la France dispose d'un grand crédit dans tous ces pays qui ont conscience de son effort. Nous soutenons les organisations humanitaires. Nous sommes en première ligne quand il y a urgence, en particulier devant les famines d'Ethiopie et du Sahel où la France peut montrer l'élan de son action encore insuffisante mais qui dépasse tout autre.
- J'évoquerai aussi toutes les personnes sorties des prisons étrangères grâce à l'action persévérante du gouvernement français. Je n'oublie pas que des associations, telle que la vôtre, fidèle à des traditions les plus anciennes et les plus belles de notre pays, jouent dans ce domaine un rôle essentiel. Soyez-en remerciés au nom du gouvernement et de tous les hommes de liberté.\
Dans l'ordre international, j'ai voulu que la France fut au premier rang des puissances qui luttent pour l'édification des garanties internationales des droits de l'homme. C'est ainsi que, depuis 1981, nous avons ratifié 13 conventions internationales.
- Et puisque l'abolition de la peine de mort a été consacrée comme l'une des expressions des droits de l'homme en Europe par le protocole additionnel no 6 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, j'ai décidé de demander au Conseil constitutionnel d'apprécier la conformité de ce protocole à notre Constitution, notamment au regard de l'article 16, afin d'ouvrir la voie à la ratification par le Parlement de ce protocole international. Car, pour nous, les droits de l'homme ne se divisent pas et la France ne saurait à la fois se proclamer européenne et demeurer à l'écart des progrès de la conscience européenne.\
Mais les droits de l'homme ne se réduisent pas aux matières juridiques traditionnelles ou à l'action diplomatique.
- Nous avons appris du mouvement ouvrier qu'ils devaient avoir leur place dans l'entreprise. Sans contester le rôle des entrepreneurs, il fallait donner aux travailleurs, sur leur lieu d'emploi, le droit à la parole, à la consultation, à l'échange sur leurs conditions de travail. Une réflexion sur le temps de travail, le temps de vivre, le temps des loisirs, voilà qui est nécessaire à une nouvelle forme de civilisation qui s'ébauche. Les droits de l'homme ne sauraient être séparés de l'ensemble des droits sociaux.
- Nous avons appris des femmes qu'une société se juge aussi sur la place qu'elles y occupent. Et nous oeuvrons pour qu'elles obtiennent en fait l'égalité des rôles qui leur est reconnue en droit, mais qu'une longue oppression historique leur conteste : accès à l'emploi, aux postes de direction, meilleur partage du poids comme de la joie des enfants.
- Nous savons aussi qu'il n'existe pas de droits qui vaillent dans la misère financière ou physique et nous essayons, par une large action de solidarité, d'aider les plus pauvres et les handicapés. Mais je dois dire qu'aujourd'hui, une de mes préoccupations principales est celle qui touche à cette masse de femmes et d'hommes qui se trouvent par la crise, ou par les effets de la crise, c'est-à-dire de la mutation de notre société, du développement des technologies, qui se trouvent rejetés, et j'attends du gouvernement car c'est son rôle, c'est sa mission, dès lors qu'il exprime une certaine majorité - celle qui s'est prononcée en 1981 et qui avait choisi l'espérance - qu'il ne serait pas acceptable qu'une catégorie de citoyens, de travailleurs, d'hommes, de femmes, d'enfants puissent être écartés du droit de vivre £ j'attends qu'une législation, que des mesures pratiques cohérentes soient prises d'ici peu, notamment pour que les chômeurs en fin de droit puissent disposer de moyens autres que ceux qu'on leur propose et qui sont ceux de la misère.\
Enfin, le développement de la science, ce développement nous impose de réfléchir, voilà le type-même du problème de société aux droits de l'homme dans le présent et l'avenir, tel qu'il se propose aujourd'hui. Simplement, il y a deux jours `colloque international de bio-éthique`, j'ai réuni à l'Elysée des savants et des chercheurs venus de très nombreux pays du monde, parmi les plus éminents, afin de discuter des problèmes éthiques liés aux problèmes de la biologie, ils ont pu débattre trois jours, cela vient de s'achever, je pense que cela correspond aux voeux que j'avais exprimés et qui avaient été retenus lors du sommet des pays industriels de Versailles en 1982, initiative décrite par une partie de la presse comme saugrenue parce qu'ils admettent que les choses sérieuses sont d'ordre économique et financier, parfois stratégique mais que, après tout, les problèmes de la vie, de l'adaptation de l'homme aux conditions nouvelles de la science sont des domaines tout à fait secondaires, en tout cas qui ne devraient pas être traités à de tels échelons. En 1982, cela a été admis et nous avons bâti 18 projets touchant à des secteurs essentiels, biologie, médecine, j'en passe £ l'année dernière au Japon s'est tenue une première réunion à Hakoné, la deuxième s'est tenue, je viens de le dire à l'instant à Rambouillet et à l'Elysée, la troisième aura lieu l'an prochain en Allemagne et ainsi de suite le train est lancé.
- Que de questions se posent, vous le savez, un Comité national de l'éthique en France y travaille, c'est la tâche quotidienne du Garde des Sceaux qui s'y passionne à juste titre £ je crois que nous aurons rempli dans ce domaine comme dans quelques autres un rôle déterminant.\
Vous avez évoqué, monsieur le président, les questions des droits de l'homme dans le domaine de l'information. Je peux le proclamer, jamais l'information n'a été plus libre qu'aujourd'hui, on s'en aperçoit...
- La Haute Autorité remplit la fonction pour laquelle elle a été institutée, la liberté des ondes comporte naturellement des obligations, évitons de dire n'importe quoi, mais près d'un millier de radios ont été autorisées par la Commission chargée de cette tâche. Bien entendu, il arrive un moment où l'auditeur se plaint de ne plus pouvoir rien entendre, et c'est bien aussi la liberté des auditeurs qu'il s'agit de protéger, de telle sorte qu'il faut trouver le moyen d'indiquer l'endroit où passe la frontière entre l'exercice du droit et sa négation-même. Mais près d'un millier ! J'ai décidé que dans le domaine de la télévision qui offre des perspectives considérables au travers des câbles, des satellites et de la marche accélérée de la science, particulièrement dans ce domaine, pour que la liberté, jusqu'à la négation de la liberté pour le télespectacteur, pût être organisée. Et il n'est d'ailleurs pas de liberté qui soit organisée dans une société responsable.\
Vous avez évoqué, monsieur le président, enfin je l'ai noté au passage, les réserves que vous avez été amené à énoncer, quelques reprises dans l'exercice normal des responsabilités qui sont vôtres par -rapport à l'action du gouvernement, je puis vous dire que chaque fois qu'il est arrivé, c'est assez rare, mais c'est arrivé, chaque fois qu'il est arrivé qu'un texte de la Ligue des droits de l'homme était communiqué, c'est toujours avec beaucoup de scrupules que j'ai voulu tenir compte de vos observations. Lorsque ce n'était pas possible, ce n'était pas possible. D'ailleurs, je vous l'ai dit, monsieur le président, je pense en particulier au débat sur certaines extraditions, vous n'avez pas, avec une certaine discrétion, mis les points sur les i, moi je le fais.
- Nous avons à la fois à protéger les droits de l'homme, à protéger le droit d'asile bien compris dont j'ai souvent répété qu'il était un contrat entre le pays d'accueil et ceux qu'il reçoit, j'ai également évoqué la nécessité d'une lutte sans faille contre le terrorisme et je ne donnerai pas la primeur aux arguments qui pourraient relâcher l'effort d'un pays civilisé contre le terrorisme. L'appréciation naturellement reste libre. Où cela commence, où cela finit, où commence la légitime bataille pour ses idées, pour sa patrie, pour ses biens, où commence l'injustice, le crime, c'est une matière fort délicate £ pour cela il existe des institutions et des lois, elles sont respectées, la justice se prononce, à son heure, le gouvernement n'agit pas sans elle, mais lorsque la justice donne toute latitude au gouvernement, se pose alors un problème de conscience, d'examen de la situation générale, et de chaque cas particulier £ tâche incroyablement difficile, on pourrait dire qu'on ne souhaiterait à personne de se trouver à cette place-là qui consiste à en juger £ et pourtant il le faut.
- Je ne crois pas beaucoup à la raison d'Etat mais je crois à l'Etat, et l'Etat doit affronter, doit accepter de répondre par oui ou par non, il ne peut pas éluder.\
Dans l'affaire qui nous a séparés, eh bien nous avons décidé lorsqu'il s'agissait du respect des critères qui avaient été définis sur la proposition du garde des Sceaux, à l'époque du gouvernement de Pierre Mauroy, lorsque ces critères sont réunis et sans que joue aucun automatisme car l'examen particulier est chaque fois poussé à fond, nous avons décidé que lorsqu'il s'agissait d'un Etat démocratique, nous devions faire confiance. Nous n'avons plus le droit de suspecter a priori tel ou tel pays qui s'est adonné à la démocratie, quelquefois à grand peine comme c'est le cas en Espagne, nous n'avons pas le droit de supposer a priori que justice sera mal rendue. Je sais bien, le débat justice - police, nous connaissons fort bien ce dossier, les manquements graves qui se sont produits ici ou là. Mais même si cela paraît anormal dans le cas de nos relations internationales avec un pays ami, avec une démocratie courageuse nous avons posé des conditions qui pouvaient blesser ceux auxquels nous nous adressions, qui les ont parfois choqués, mais je pense qu'aujourd'hui, d'après les faits, depuis 48 heures, que nous avons eu raison de faire confiance à la justice espagnole.
- C'est un domaine dans lequel l'appréciation portée est essentiellement faillible, et vous remplissez une fonction nécessaire en veillant aux actions du pouvoir. Jamais vous ne me verrez heurté par cette intervention et je serai toujours prêt à reconnaître l'erreur si elle a lieu. Il est bien difficile d'y échapper.
- Prenons le cas des Italiens, sur quelques trois cents Italiens qui ont participé à l'action terroriste en Italie depuis de longues années, avant 1981 plus d'une centaine sont venus en France, ont rompu avec la machine infernale dans laquelle ils s'étaient engagés, le proclament, ont abordé une deuxième phase de leur propre vie, se sont insérés dans la société française, souvent s'y sont mariés, ont fondé une famille, trouvé un métier. Bien entendu, s'il était démontré que tel ou tel d'entre eux manquait à ses engagements, nous trompait tout simplement, nous frapperions, mais j'ai dit au gouvernement italien, de même lorsqu'est venu M. Craxi récemment à Paris, dans une conférence de presse, j'ai dit que ces trois cents Italiens - c'est naturellement un chiffre tout à fait global qui ne m'engage aucunement, mais cela veut bien dire ce que cela veut dire - étaient à l'abri de toute sanction par voie d'extradition, et que celles et ceux d'entre eux qui poursuivaient les méthodes que nous condamnons, que nous n'acceptons pas, que nous réprimerons, eh bien, nous le saurons, et le sachant, nous extraderons. Dire cela dans un Congrès de la Ligue des droits de l'homme, ce n'est pas le plus facile. Je le dis presqu'à voix basse, je serai, pour ma part, intransigeant, je dirai implacable à l'égard de toute forme de terrorisme.\
Bien entendu, si les droits de l'homme sont en progrès, il reste bien des zones d'ombre, et encore l'expression est bien faible, dans l'humanité humaine, dans notre propre pays. Je vous avais parlé du racisme, c'est le thème essentiel à l'heure où nous parlons. Oh, certes, ce terme recouvre beaucoup d'idées différentes, toutes également pernicieuses, mais il désigne un comportement tristement identique. Sans atteindre les dimensions que l'on a connues naguère, dans notre jeunesse, le racisme survit chez nous, je veux parler de chez nous en France, comme une trace sanglante que le temps n'efface pas. On en voit réapparaître les expressions, les agressions exploitées par des démagogues auxquels le temps écoulé depuis les crimes de la dernière guerre mondiale permet de faire appel au vieux démon que l'on croyait exorcisé et le racisme quotidien prend les traits qui lui sont propres : ceux de la xénophobie £ d'abord et bien entendu aussi à l'encontre des étrangers les plus démunis, je ne suis pas sûr que soient traités de la même façon les riches et les pauvres. L'injustice sociale s'ajoute ainsi à la passion raciste. C'est pourquoi l'anathème et la condamnation ne suffisent pas à conjurer ces tentations-là ou ces actions. Il faut des mesures concrètes, nationales, régionales, municipales. Il faut y répondre par des mesures pratiques : pensons aux immigrés.
- Un moment une campagne s'est engagée qui voulait prétendre que nous avions renversé la position initiale de ces trois à quatre dernières années à l'égard des immigrés. Mensonge ! Il ne faut pas confondre : tout immigré en conformité avec nos lois, venu chez nous en nous faisant confiance, cherchant un travail mais aussi prenant part au développement de l'économie française, doit être protégé comme s'il était l'un de nos nationaux.
- Facile à dire, difficile à faire. Vous voyez de quelle façon ont été attribués les logements, quand il y en a. Voyez les mesures de police, de contrôle, ce qui souvent est considéré comme vexations : le temps perdu, les files d'attente, de réception désagréable. Aussi avons-nous porté, pour chacun des immigrés qui se trouvaient dans cette situation, des délais nouveaux, en dix ans ils peuvent trouver un certain repos, une certaine confiance dans leurs relations avec notre administration.\
Les conditions de travail, les lois syndicales. Je crois pouvoir dire que, sur chacun de ces points nous avons réalisé de grands progrès : que les immigrés le savent. Les immigrés savent que, si le droit est respecté, s'ils le respectent, chaque jour nous essaierons de leur apporter les moyens matériels qui leur permettront de se sentir des hommes et des femmes égaux dans la société française. Cela pose quelques problèmes. Vous en avez évoqué un, celui du droit de vote, matière un peu délicate, généralement assez mal reçue, pas ici assurément.
- Moi j'ai une conviction, elle m'est personnelle, c'est quelquefois le moyen de faire passer mes idées personnelles - oh ! pas autant que vous le croyez, qu'on le dit - j'ai été frappé au cours de quelques voyages en France, récemment encore à Amiens, devant des milliers quelquefois des dizaines de milliers d'immigrés parfaitement insérés dans la société française, il faut dire qu'ils y travaillent, qu'ils respectent nos lois, qu'ils vivent honnêtement, qu'on leur doit beaucoup. Ce n'est pas par charité d'âme que les immigrés ont été parfois transportés massivement dans les banlieues de nos villes, ont été ramassés par camion, par charter dans les pays d'Afrique du Nord. Ce n'est pas par bonté d'âme et ils sont là et nous leur devons beaucoup.\
Puis je les voyais circuler là dans leurs quartiers généralement suburbains, manquant de beaucoup et d'éléments indispensables non seulement au confort mais aussi tout simplement à la capacité de vivre, en dépit d'un grand dévouement des édiles locaux. Bon, alors il m'est facile de vous dire que j'éprouvais ce sentiment-là. Je me disais : comment, dans une société qui se croit civilisée, est-il concevable que vivent des hommes, des femmes dépendant des conditions qui leur sont créées sans qu'ils puissent émettre leur avis sur ces conditions-là ?
- Je suis allé visiter quatre villes, La Courneuve, les Minguettes, beaucoup d'autres quartiers en France réputés parmi les plus chauds ou les plus difficiles, j'ai été partout reçu - sans renfort de police - croyez-moi, j'y ai reçu partout un accueil ouvert. J'étais là parce que, dans les semaines précédentes tel ou tel acte de violence s'y était produit, telle ou telle révolte, que j'estimais naturelle en raison des conditions dans lesquelles ces gens vivaient, j'ai pu parler avec eux et je me suis rendu compte que, sans prétendre apporter une solution miracle, certaines conditions matérielles, si elles pouvaient être réunies, répondraient déjà largement à la question. J'ai vu des hommes et des groupes, comme ceux qui sont animés par le député Bonnemaison ou par le député Pesce comme avant lui par Dubedout, j'ai pu voir qu'un travail d'un grand sérieux, d'une grande constance et d'une grande efficacité se mettait en place.\
De même que pour l'organisation des banlieues, nous avons ébauché des plans, qui sont aujourd'hui mis en oeuvre pour que l'urbanisme, indépendamment même du logement, pour que les loisirs, l'esthétique puissent enfin répondre à ce qu'est en droit d'attendre tout être humain dont la vie est déjà suffisamment accablée par les conditions de travail, par l'absence de travail, et qui doit aussi trouver le moyen de disposer de centres familiaux, d'être quelqu'un dans une collectivité, la leur ou les leurs. Et nous avons engagé une action dont je sais bien qu'elle est largement insuffisante mais elle s'engage dans cette voie.
- De même que la participation des immigrés qui se trouvent en France depuis un certain temps dans la localité de leur choix, de leur trvail, la participation de ces immigrés à la gestion locale pour disposer de droits correspondant à ceux des citoyens, dès lors que leur vie en est affectée, me paraît être une revendication fondamentale qu'il faudra réaliser. Mais vous admettrez que le gouvernement a ses propres exigences et qu'il doit tenir compte aussi de l'-état des moeurs. C'est donc une tâche très difficile à remplir celle-là. Il suffit de consulter l'opinion pour savoir que c'est une revendication que je pense juste, je viens de le dire, qui s'inscrira inéluctablement dans nos lois, mais qui ne doit pas nous obliger à prendre une opinion déjà souvent fort rétive, par manque d'information, qui ne va pas nécessairement exposer ce gouvernement à l'incompréhension générale.\
Il est donc très important que des organisations ou associations comme la vôtre puissent prendre leur part et la prennent largement pour que cette conviction `droit de vote des immigrés` se généralise. C'est quelquefois le reproche que j'ai adressé à nombre d'organisations qui ont un engagement évident sur les thèmes qui sont les nôtres, qui ont apporté un concours, un large appui, une confiance, une espérance mais qui parfois ne se rendent pas compte que, sur tel ou tel problème qui se pose, il faut d'abord gagner l'opinion suffisamment pour qu'on ne se trouve pas totalement exposé à un désavoeu général, qui ne fait pas avancer les affaires d'un gouvernement de progrès. On ne peut pas simplement compter sur l'Etat ou le gouvenrement, qui est aussi l'opinion publique, mais il doit jouer son rôle pour imposer - cela a été le cas de la peine de mort, à l'évidence - ses convictions. Il ne doit pas suivre les indications de sondage, j'ajoute que dans ce cas-là je ne ferais plus grand chose. Je n'attends rien d'autre que l'accomplissement de ma tâche, celle pour laquelle nombreux ont été les Français à choisir et parmi vous, en particulier. Rien ne m'arrêtera, je ferai ce que je crois avoir été le pacte fondamental admis par la majorité des Français en 1981.
- Et voilà bien le type du domaine, celui dont je parle, sur lequel - ce n'est pas le seul on a pu l'apercevoir l'an dernier - il importe que les organisations engagées qui apportent leur foi et leur conviction parviennent à gagner du terrain dans l'opinion des Français. On ne peut pas dire au gouvernement : Faites ! ce que vous ne seriez pas capable de faire vous-même.\
Enfin, je voudrais mesdames et messieurs, mes chers amis, vous dire que toutes les actions qui tendent à lutter contre le racisme puisque tel est le sujet dont je viens non pas de m'évader mais j'ai fait quelques digressions, ces actions ne rendent pas inutiles mais rendent nécessaires les campagnes de sensibilisation de l'opinion. Ces campagnes sont une des vocations de la Ligue, mais elles peuvent aussi venir d'ailleurs et on ne doit en récuser aucune. Car la ligne de partage ici n'est plus entre la droite et la gauche mais entre tous ceux qui veulent faire prévaloir partout et en tout lieu les droits de tous les hommes quelles que soient leur couleur, leur religion et les autres. Bref, elle passe, cette ligne, entre ceux dont je parle et les autres. Et s'il se trouve que, dans un camp, ils se trouvent en plus grand nombre - les autres - ce n'est pas de ma faute ! Cela tient sans doute à des conditions de formation, d'éducation et de milieu, peut-être de situation de fortune qui n'ont pas habitué ces autres à considérer ces problèmes comme les plus importants. Je vais vous dire autre chose. Cette ligne de partage, dans mon esprit, c'est celle de la République.
- C'est en vous parlant de la République que je conclurai. Depuis ses origines, elle est universaliste. Depuis le XIXème siècle nous en apporte bien des exemples. Depuis longtemps des millions d'étrangers sont venus s'agréger à ce que consituait déjà notre peuple : rappelez-vous l'arrivée des Italiens dénoncée au milieu du XIXème siècle mais qui nous ont apporté quand même quelques noms fameux, quelques témoignages qui sont inscrits à notre histoire, dans l'ordre de la pensée, des arts, de la responsabilité nationale, dans le domaine du travail, de l'invention, du génie artistique. Polonais ? que seraient devenues nos industries dites aujourd'hui traditionnelles mais, à l'époque, elles ne l'étaient pas et qui ont vu le développement de la France au cours des deux derniers siècles et surtout, naturellement, depuis le développement de la machine, la moitié du XIXème : Polonais. Les Espagnols, ceux d'Europe centrale, ce mouvement continue depuis longtemps à l'époque où les frontières étaient moins fermées. Les pays slaves aussi. Comme aujourd'hui, nous ignorons parfois que la première immigration est celle des Portugais. Est-il pourtant une population plus ouverte, j'allais dire plus sympathique, plus aisément - bien que l'on retourne généralement dans son pays quand on est Portugais, on l'aime - assimilée, considérée comme des frères et soeurs du peuple français, des travailleurs français ? On ne pose jamais cette question et pourtant, il y a quelques 900000 Portugais qui viennent travailler en France.\
De telle sorte que, si l'on veut creuser, on s'aperçoit que le problème se pose plus encore quand il s'agit d'immigrés dont le mode de vie - et cela se comprend, ne prenons pas des mines superbes, cela se comprend - civilisation, religion, moeurs, couleur de peau, qui dès l'abord étonnent, surprennent, provoquent dans une population peu informée, peu habituée souvent, des problèmes de refus. D'où le problème des Maghrebins, ce n'est pas un problème de couleur mais faut-il en faire la description ? Eh bien, ce problème il faut le traiter carrément, courageusement, savoir que le monde évoluera vite au cours du siècle prochain. Les -rapports démographiques changeront, seront bouleversés : 300 millions de Maghrébins au début du siècle prochain ? Que la France, dans son actuel composé, défende ce qu'elle appelle "ses valeurs", son contenu culturel et son contenu historique, je serai le premier à l'approuver. Mais douterait-elle de ses capacité aujourd'hui d'assimiler dans sa culture celles qui viennent de l'extérieur ? Elle ne l'a jamais redouté. Elle pourrait même se flatter, bien que ce ne soit pas un objectif a priori, d'avoir absorbé en accroissant les propres sources de son génie £ elle a une capacité d'absorption de tout ce qui vient de l'extérieur, surtout par le canal de la pensée. Ayons donc davantage confiance en nous-mêmes ! Disons aux Français qu'ils sont capables, dans ce creuset qu'est leur peuple, de développer à l'extrême toutes les autres capacités, je le répète dès lors que nos lois sont respectées. C'est là que s'établit une certaine confusion. Je relie mon propos à ce que je disais pour commencer.\
A un moment on a pu douter de la volonté du gouvernement, le critiquer, croire qu'il y avait une inversion de tendance parce que des mesures étaient prises pour que l'immigration clandestine puisse cesser ou, du moins pour pouvoir réduire son flux mais on ne se rend pas compte que, ces immigrés clandestins qui peuvent arriver par dizaines de milliers compromettent le sort de ceux qui sont venus faire confiance à la France, compromettent leur travail, leur condition d'existence et puis enfin les lois cela existe ! On peut compter sur un gouvernement comme le nôtre pour que ces lois soient justes, encore doivent elles exister. Et le problème familial est venu là s'insérer d'une façon qui a compliqué les choses £ une famille arrivant après le chef de famille ou un membre de la famille, venant se grouper clandestinement autour de celui qui apporte les moyens de vivre, celui qui travaille, vous croyez que c'est leur faire un bien ? Pas de logement, pas de travail, donc le travail au noir, ou bien ... ou bien ... on peut imaginer ! C'est un bien pour qui ? J'estime que l'administration française, donc le gouvernement à sa tête, doivent être stricts pour ne pas dire sévères, ce qui ne veut pas dire non plus qu'il faille se comporter n'importe comment, ce qui a valu d'ailleurs des dispositions législatives permettant d'assurer aux dispositions à prendre toute une filière sous garantie judiciaire, qui me permet de penser que nous disposons en France d'un droit particulièrement avancé en ce domaine.\
Mais c'est vrai que, si des immigrations provoquent, aujourd'hui comme hier, les mêmes réactions d'hostilité, le devoir de la République est de les dominer. Et puis, notre République est laïque et doit accueillir en son sein toutes les croyances, toujours sous la condition du respect de nos lois. Ce n'est pas en niant la réalité que la France luttera efficacement contre le racisme mais il faut dire hautement que la xénophobie est tojours le produit d'une peur et moi je redoute une France peureuse. On a parlé, parce que cela a pris valeur de symbole, de Dreux naguère. Il y a très peu d'émigrés à Dreux arrivés depuis 1981. Les quelques 10000 ou un peu moins émigrés de Dreux sont venus auparavant. Le phénomène était donc là. Certains aspects d'intolérance ou d'inassimilation existaient, il fallait les traiter. Jamais les organisations de progrès, avant 1981, n'ont voulu fonder une action politique après la dénonciation des responsables, modérés pour le moins, conservateurs de l'époque dans cette ville, en excitant les passions pour dire : il y a là trop d'immigrés. Ce n'est qu'à compter du moment où l'action politique s'est servie du racisme, avant même que ne se soient développés les partis qui proposent des actions racistes, c'est au temps où existaient des formations politiques traditionnelles qu'ils n'ont pas hésité à s'emparer de ce problème, c'est à partir de 1981 que le problème du racisme au bénéfice des formations politiques les plus inscrites de notre tradition conservatrice, c'est là que, pour ne pas négliger un gain électoral, on a commencé de se servir de ce thème pour démolir - oui, pour démolir - l'action de la France par -rapport aux étrangers qui viennent sur son sol.
- Qui s'étonnera dès lors si d'autres organisations politiques, alors cette fois-ci carrément et cette fois-ci sans hypocrisie, se servent du terrain qu'on leur a préparé et s'installent et prospèrent. Les mines de dédain à l'égard de ces organisations ont perdu de leur sel. On aurait bien voulu faire la même chose, on ne sent que trop que cela se remarque. Eh bien, rappelons aux Français leurs traditions d'accueil, plaidons pour une patrie ouverte, généreuse qui, dans tous les secteurs de l'opinion - je le dis pour que cela soit clair - dispose d'assez de femmes et d'hommes fidèles à la philosophie de notre République. Serviteurs des droits de l'homme, la plupart des organisations politiques qui s'affrontent sauront, sur ce plan-là, préférer une démarche constructive. Elles sauront, oui, si des organisations comme la vôtre constamment le rappellent. Affirmons que notre peuple se renierait lui-même s'il oubliait un instant qu'il est l'héritier légitime de cette grande nation, je cite, qui "pour la première fois sur la terre proclama la dignité égale de tous les être humains", bref, "la loi des droits de l'homme".\