8 février 1985 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à la mairie de Château-Thierry, vendredi 8 février 1985.

Eh bien, monsieur le maire, vous souhaitez des réponses, les voilà. Je viens d'entendre une caricature, j'y répondrai par une analyse sérieuse. Est-ce que vous croyez que qui que ce soit m'empêchera de dire ce que je veux vous dire, ici à Château-Thierry ? Alors je continue.
- Non, il n'est pas exact de dire que le chômage s'est accéléré. Entre 1974 et 1981, 300 % d'augmentation. Entre 1981 et 1984, 35 %, c'est encore trop. Mais je préfère recevoir des conseils de la part de ceux qui, ayant eu à gérer les affaires publiques, n'ont pas tenu compte de ce qu'ils disent aujourd'hui. Le chômage est le résultat de la carence de ceux qui n'ont pas prévu la modernisation du pays. Ils n'ont pas créé l'instrument et ils n'ont pas formé les hommes pour servir cet instrument. Voilà la réalité. Les pays qui se sont modernisés à temps comme le Japon, les Etats-Unis d'Amérique et l'Allemagne, ne connaissent pas une crise aussi grave que la nôtre, de telle sorte que les termes de modernisation et de chômage ne doivent pas être liés à condition de s'y prendre à temps. Bien entendu, le mal était déjà fait. Il convient maintenant de le réparer et pour le réparer on n'ira pas chercher le remède chez ceux qui ne s'en sont pas servi quand il le fallait.
- Non, les investissements industriels ne connaissent pas aujourd'hui une crise plus grave qu'hier car ils étaient arrêtés au point où ils se trouvaient en 1976 jusqu'en 1983 et c'est en 1984 qu'ils ont connu enfin l'élan nécessaire pour être aujourd'hui de 9 à 10 % pour la première fois, je le répète, depuis 1976.\
Non, le différentiel entre les prix français et les prix étrangers n'a pas connu une aggravation, mais une réduction, voilà la vérité. On a connu dans les années précédentes une différence de 8 points quand l'inflation était à 14 %, celle que j'ai trouvée en 1981. Aujourd'hui elle est de 6,7 %, plus de la moitié et j'entends dire que cela se serait aggravé. Oui, c'est cela la caricature. Et si les prix allemands, puisque c'est la comparaison qu'on a choisie, ont diminué aussi, alors que la différence était de 8,1 %, elle est aujourd'hui de 4,8. C'est encore trop, mais c'est mieux. Voilà la vérité.
- Non, les exportations industrielles, n'ont pas connu de crise au cours de ces derniers temps, car c'est le poste bénéficiaire le plus important depuis plus de dix ans avec cent milliards de bénéfices industriels cette année. Ceci a permis au commerce extérieur de passer des 62 milliards de déficit de 1981 que j'ai recueillis, aux 19 milliards de cette année sur le -plan des marchandises, et au déficit de la balance des paiements de revenir à l'équilibre : - 600 millions pour l'année 1984.
- L'endettement extérieur, oui, il est plus lourd. Mais la réserve de devises est plus importante qu'elle ne l'était en 1980. Et vous savez fort bien que, sur l'endettement extérieur, l'OCDE, l'organisme qui est chargé sur le -plan international d'en juger, a estimé que la situation de la France était meilleure que celle de la plupart de nos concurrents à l'exception de l'Allemagne. Je pourrais continuer longtemps ainsi, puisque c'est ainsi que l'on veut me recevoir à Château-Thierry, je répondrai sur le même ton.\
Je dirai en continuant jusqu'au terme de mon propos qu'il n'est pas vrai que les charges des entreprises aient augmenté, hors la réduction à 39 heures, la cinquième semaine de congés payés et la retraite à 60 ans : alors, est-il question de revenir sur ces réformes sociales ? Il faut me le dire. Mais pour le reste je dis que les charges des entreprises étaient déjà très lourdes. Toute la réglementation sur le licenciement a été établie dans la période précédente. Et ce n'est pas de ce gouvernement que vous entendrez que l'on renonce aux acquis sociaux.
- Ce que je veux vous dire, c'est que le dirigisme français, très ancien, qui vous a précédé, remonte pour le moins à Colbert et à Richelieu. Il s'est poursuivi avec les Jacobins et Napoléon Premier. Il a repris de plus belle tout le long du 19ème siècle et en 1984, il est fort difficile de sortir de ce dirigisme parce que c'est la même administration, vivant sur ses traditions, qui continue de penser que son devoir est de gérer l'économie de la France à la place, bien souvent, des initiatives personnelles et privées.
- Mais il est vrai que nous avons, par la décentralisation que vous avez combattue, permis aux régions et aux départements d'agir désormais à la place de l'Etat. Il est vrai qu'on dispose d'un moyen d'en finir avec ce carcan qui a opprimé si longtemps la France. C'est la première fois depuis le Premier Empire que la France connaît une réforme de structures aussi profonde que celle du transfert de compétences de l'Etat aux collectivités locales.\
Et je pourrais continuer, mais je vous en ferai l'-économie. Vous serez aussi patient que je l'ai été. Lorsqu'on parle d'une entreprise qui irait en Lorraine, je n'en sais rien, c'est vous qui me le dites. Mais si l'on va en Lorraine, c'est parce qu'il y a une crise de la sidérurgie et qu'est-ce que vous voulez qu'on y fasse, vous et moi, si pendant la période précédente on a donné, jeté par les fenêtres 70 milliards de francs actuels accordés aux sociétés privées qui ont partagé en deux la sidérurgie : à l'Etat la fabrication de l'acier, celle qui perd, aux intérêts privés la transformation de l'acier, celle qui gagne. C'est ainsi que l'on en est aujourd'hui à quelques cent milliards de francs, dépensés, j'espère cette fois-ci que ce n'est plus en pure perte, pour tenter de sauver une industrie dans le -cadre de l'Europe que vous servez et que je sers moi-même. S'il n'y avait pas crise en Lorraine, il n'y aurait pas pôle de conversion £ s'il n'y avait pas de pôle de conversion, il n'y aurait pas aujourd'hui l'attraction nécessaire vers cette région qui est elle aussi, et plus que d'autres sans doute, sinistrée par manque de prévoyance de ceux qui ont eu à gérer les industries principales de cette région à l'est de la France.\
Je pourrais continuer encore pour dire qu'il n'est pas d'autre remède à nos maux que de s'attaquer résolument - de ce point de vue, nous pourrions nous trouver d'accord - à la modernisation du pays, que de réformer les structures, libérer les entreprises.
- C'est la première fois que l'on diminue les charges de 1 point. Les impôts, les charges sociales ont augmenté chaque année d'un point en 1973 - et si vous le contestez, c'est que vous n'en savez rien - en 1974, en 1975, en 1976, en 1977, en 1980, 81, 82, 83, les charges ont augmenté chaque année d'un point. Comme c'est un point par -rapport au produit intérieur brut, cela représente environ entre 40 et 45 milliards par an. Eh bien c'est la première fois en 1985, sur la base du budget voté en 1984, que la courbe inverse sera -entreprise et que l'on retournera peu à peu, avec sagesse, je l'espère, quels que soient les gouvernements, si l'on s'en tient à cette heureuse disposition, vers un chiffre plus raisonnable de la participation des citoyens et des entreprises.
- La taxe professionnelle, monsieur le maire, mais qui donc l'a imposée, et qui donc l'a votée ? Contre les avertissements de ceux qui s'y opposaient, je m'en souviens, j'y étais. Qui est-ce qui a voulu que cet impôt absurde vienne empiéter sur les entreprises de toutes sortes ? Aujourd'hui après avoir réduit la charge au cours des deux dernières années, dix milliards supplémentaires de moins permettront, avant la suppression de cet impôt, d'alléger la charge des entreprises.
- Voilà toute une série de données qui permettront, je l'espère, de remettre quelques montres à l'heure.\
Je pourrais toujours continuer, mais je ne le ferai pas, sinon par les derniers points qui ont été traités sur le mode de scrutin. Le mode de scrutin, en effet, sera modifié. Et vous dites : à un an des élections, cela n'est pas correct. Eh bien ! l'ensemble des réformes de scrutins qui ont eu lieu depuis 1945 - y compris la réforme de 1958, celle qui a mis en place le scrutin majoritaire d'arrondissement - a été décidé six semaines avant les élections dans un cas et trois semaines dans l'autre. Alors un an, c'est quand même plus long que trois semaines et six semaines ! Vous pouvez dire : non ! Alors, regardez votre histoire et vous contrôlerez et vous saurez que c'est en septembre et en octobre 1958 que l'actuel mode de scrutin a été imposé après qu'il eut été affirmé solennellement à l'Assemblée nationale que le mode de scrutin ne serait pas changé £ et j'y étais, c'était au mois de juin 1958.
- Voilà quelques vérités premières, mais j'aperçois qu'avant qu'elles soient entendues, il faut du temps, nous sommes patients. Ce qui est essentiel, c'est de ne pas hésiter à dire ce que l'on pense.\
Lorsque l'on prétend qu'il y a une économie contre une autre, il existe une économie mixte aujourd'hui dans laquelle voisinent et ce qui est public et ce qui est privé. Le gros lot des nationalisations a été opéré en 1945, sous le gouvernement du Général de Gaulle, après les quelques-unes du Front populaire en 1936 £ d'ailleurs les plus importantes ont été faites aussitôt après à partir de 1937 : je pense aux Chemins de Fer et à la SNCF. Et celles qui ont été faites au lendemain de la première guerre pour administrer les biens allemands ! Cela a été fait sous des gouvernements qui n'avaient rien à voir avec nos controverses actuelles et depuis lors nous avons fait des nationalisations à partir de 1981 et nous nous en flattons. Pour la sidérurgie, ma foi, c'était la moindre des choses, pour se tirer de la terrible ornière où nous nous trouvions en même temps que l'Europe. Quant aux autres, savez-vous où en étaient ces entreprises ? Savez-vous que Rhône-Poulenc, savez-vous que Bull étaient à la veille de disparaitre ? Savez vous que Thomson filait dans le rouge ? Savez-vous que Saint-Gobain était avec la CGE, quoique au-dessous de la ligne, la seule entreprise capable de se redresser ? Et Péchiney ? Il a fallu l'application, les réformes des structures des entreprises, l'allègement de certains secteurs et la qualité de celui qui en était le PDG qui est devenu le responsable de Renault `Georges Besse`. Il faut bien qu'on sache qu'avec l'ensemble de ces entreprises : aujourd'hui Rhône-Poulenc, aujourd'hui Péchiney, aujourd'hui Saint-Gobain, la CGE, c'était déjà fait £ Bull a rattrapé son retard, supporté la charge financière des années précédentes, mais industriellement a rétabli son équilibre, nous avons un fer de lance pour notre économie grâce au talent de ceux qui s'en sont occupés sans doute, mais aussi grâce à la collectivité nationale.\
Nous n'allons pas entreprendre le débat sur tous les points. J'ai simplement cherché à relever ceux qui avait été traités l'un après l'autre ici et je ne vais pas extrapoler en traitant de tout le reste qui le sera j'imagine, à travers les mois et les années qui viennent. D'autres que moi assureront, oui assureront, l'explication de ce qui a été fait, de ce qui a été bien fait ou de ce qui l'a été moins, mais sur lequel précisément nous appliquons toutes nos forces pour inviter les Français au redressement national.
- Je suis à la toute fin de ce voyage qui était déjà fort utile et dont j'ai tiré, je l'espère, le meilleur. Ce qui veut dire que je me suis informé, j'ai entendu beaucoup d'avis et beaucoup d'opinions extrêmement instructives des responsables de cette région. Voilà que d'une autre façon, ici, on m'expose une thèse qui peut être l'antithèse. On pourra peut-être chercher un jour prochain la synthèse ! C'est ce que les responsables politiques doivent, autant qu'ils le peuvent, essayer, car il reste quelques domaines, le dernier que vous ayez cité notamment, celui de l'Europe, quelques autres aussi, sur lesquels, je l'espère, les bonnes volontés pourront se rejoindre.\
A l'intérieur de cette Europe notre place est forte. Notre situation économique est très supérieure à celle de la Grande-Bretagne. Notre situation politique, oui, est supérieure à celle de bien d'autres pays qui voisinent avec nous, par sa stabilité, quelles que soient les discussions, au demeurant légitimes, qui se sont instaurées dans le -cadre de notre démocratie respectée et qui continuera d'être scrupuleusement respectée.
- Le débat vous l'avez souhaité, le dialogue vous l'avez. Pourquoi adopter un ton en demi-teinte dès lors que le fond des questions est traité à l'acide ? Bon ! Eh bien, moi je vous dis à mon tour ce que je pense, ce qui ne m'empêche pas de formuler des souhaits pour cette région dont la situation est particulière à l'intérieur de la Picardie, qui se sent d'ailleurs bien peu picarde, pour cette région qui a aussi ses problèmes, bien que Château-Thierry soit une petite ville, dont l'histoire est ancienne, dont le développement s'est affirmé.
- Si Château-Thierry connait son problème de chômage, c'est une maladie française et en même temps une maladie européenne, vous le savez bien, puisque le chômage, en dehors du Luxembourg, frappe la France durement, légèrement plus que l'Allemagne mais beaucoup moins que les autres partenaires de ce Marché commun. C'est un mal européen.
- L'Europe tout entière a hésité à se mettre à l'heure du temps, a hésité à s'adapter. Quatre pays - l'Italie, l'Allemagne, la France, la Grande-Bretagne - consacrent plus de crédits à la recherche que le Japon ou les Etats-Unis et sont en mesure aujourd'hui de maitriser mieux que quiconque au monde l'ensemble de tous les secrets de la matière aujourd'hui dominée par l'esprit de façon à en tirer le meilleur pour l'homme. Eh bien, industriellement et commercialement nous n'en restons pas moins largement distancés par les Etats-Unis d'Amérique et le Japon alors que notre effort de recherche est plus grand que ces deux pays. C'est sans doute qu'il manque à l'Europe l'unité, l'unité industrielle, l'unité sociale, l'unité des technologies et plus encore, l'unité politique dont elle a tant besoin. Alors beaucoup de bonnes volontés se décideront sans doute à faire un pas de plus et à cet égard il ne doit pas y avoir entre nous de frontière lorsqu'il s'agit d'atteindre de grands objectifs historiques pour la France.
- C'est ce que je souhaite en tout cas ici, à Château-Thierry en vous remerciant, mesdames et messieurs, d'avoir de vous-mêmes, organisé un dialogue que par égard pour vous je me suis empressé de poursuivre, naturellement, chacun à sa façon.
- Vive Château-Thierry !
- Vive la République !
- Vive la France !\