7 février 1985 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à la mairie d'Abbeville, jeudi 7 février 1985.

Monsieur le maire,
- Mesdames et messieurs,
- Lorsqu'il fallut établir mon programme de cette visite en Picardie, une visite à Abbeville s'imposait à moi naturellement pour trois raisons. D'abord c'est la deuxième ville du département de la Somme et je serai tout à l'heure dans la première £ ensuite cette ville a été plus frappée que d'autres, martyrisée par la dernière guerre. J'ai eu l'occasion dans les années qui ont immédiatement suivi, exactement en 1946, de voir sur place ce qu'il en était. La troisième raison est que cette ville a pour maire l'un des plus anciens parlementaires de France, élu je crois en 1936 `Max Lejeune`. Ce qui revient à dire que nous ne sommes pas loin du demi siècle.
- Il y a là un certain nombre de points forts qui marquent que cette population, avec ténacité, fidélité, obstination même, typiques de ces régions, a su résister aux temps, affronter les épreuves. Vous venez de m'exposer, monsieur le maire, qu'elle ne les avait pas surmontées suffisamment. Vous avez énuméré une longue série de déceptions qui si j'ai bien compris s'étalent sur vingt ans, comme s'il y avait aussi une constance de la malchance ou du déni de justice appliqué à Abbeville.
- Ce récit était intéressant, il mérite réflexion. Abbeville est frappée comme beaucoup d'autres régions en France par la crise que vous venez d'évoquer. Cette crise, elle n'est pas le -fruit du hasard, elle n'est pas venue comme cela. Le monde occidental est en crise et si, de l'autre côté de l'Atlantique, on aperçoit des premiers signes d'un redressement, avec le retour de la croissance, de ce côté-ci, c'est-à-dire en Europe, Europe occidentale, tel n'est pas le cas. Le chômage frappe tous les pays de l'Europe des Dix, peut-être à l'exception du Luxembourg. Elle frappe plus durement encore à l'exception de l'Allemagne, tous les autres pays plutôt que la France et pourtant nous n'avons pas à nous en réjouir puisque chez nous le chômage accomplit des ravages.\
Mais comment imaginer qu'il serait possible de guérir de cette maladie si l'on ne recourait pas aux moyens qui conviennent, c'est-à-dire en s'attaquant à tous les paramètres économiques qui permettront à notre industrie et à notre agriculture d'affronter de mieux en mieux, de plus en plus, la concurrence internationale avec des chances de succès. C'est ce qui se produit aujourd'hui.
- J'ai répété dans chaque ville où je me suis rendu, en ce jour, que le chômage d'aujourd'hui c'était l'absence ou le retard de modernisation d'hier.
- Il ne faut pas renverser l'ordre des facteurs, et ce serait une fâcheuse façon d'agir que de vouloir faire de l'Etat le soutien de toute entreprise dès lors que cette entreprise n'a pas elle-même démontré qu'elle était capable de produire et de vendre.
- Ce n'est pas à la collectivité nationale de parer aux difficultés économiques de chacun. Le devoir de solidarité nationale est de compenser les trop grands malheurs, notamment de ceux qui arrivent chômeurs en fin de droit. La puissance publique doit accompagner les efforts des Français, elle doit les susciter. Elle doit de temps à autre donner l'élan, dessiner à grands traits les perspectives nécessaires et affecter les crédits considérables qui sont les siens pour permettre la réussite.\
Mais rien n'est possible si l'Etat n'a pas le relais de ceux qui vivent sur place car chacun fait son destin. Seule une heureuse alliance entre les collectivités locales, communales, départementales, régionales et la puissance publique de l'Etat permettront le redressement de la France. C'est à quoi nous nous sommes attachés depuis que nous avons la responsabilité des affaires publiques et l'on commence à constater les résultats.
- Ce ne sont pas les plus sensibles car il y a quelque abstraction lorsque l'on prononce le mot inflation ou bien désinflation : c'est tout simplement la hausse des prix. La hausse des prix qui continue d'être trop forte mais qui n'en est quand même aujourd'hui qu'à la moitié de ce qu'elle était il y a trois ans et demi, et qui gâche tout. Impossible de redresser quoi que ce soit dans l'économie de la France si l'on ne jugule pas cette inflation que j'ai trouvée à 14 % en 1981 et qui est trop lentement descendue aujourd'hui à un peu moins de 7 %, faudra continuer, atteindre et aller en deçà des 5 % qui nous mettront en -état de compétition avec les pays concurrents.
- Ce sont les pays qui ont su réaliser leur modernisation à temps qui sont aujourd'hui en tête de la croissance. Il n'y a pas d'antinomie entre les deux termes : emploi et modernisation, au contraire. Et c'est l'Europe occidentale qui a pris le retard. Sans doute était-elle particulièrement frappée par les dommages de deux guerres civiles, ses destructions, ses pertes d'hommes, et aussi ses biens abandonnés, des générations d'enfants qui n'ont pu recevoir l'éducation nécessaire, qui ont connu des foyers déchirés, qui ont souffert des deuils qui ont frappé la France.
- Tout cela exigeait un effort colossal, d'autres l'ont entrepris, mais il faut dire qu'au cours de ces dernières décennies, la modernisation est passée loin derrière d'autres préoccupations et rares sont les secteurs industriels qui se trouvaient en -état d'affronter la compétition. Je n'ai pas voulu fermer les frontières comme certains le recommandaient. Quoi, la France serait refermée sur elle-même ! Que serait devenue l'expansion de ses affaires dans le monde, la présence de ses hommes et de ses entreprises ! C'eût été une perte plusieurs fois, plusieurs dizaines de fois plus grave en pouvoir d'achat perdu que la situation d'aujourd'hui.\
Eh bien ! on a choisi le parti du courage, on a relevé le gant, et cela ne se fait pas en un jour.
- Aujourd'hui l'inflation réduite, la balance des comptes extérieurs équilibrée £ le commerce extérieur reçu à 62 milliards de déficit en 1981, réduit cette année à 19 milliards. C'est l'investissement industriel qui reprend, stationnaire depuis 1976 et qui cette fois-ci atteint de 9 à 10 % en 1984. C'est la production industrielle qui repart, ce sont nos industries agro-alimentaires qui réalisent, je le dirai cet après-midi à Amiens, des bonds en avant remarquables. Ce sont nos technologies qui s'affinent. Et puis, c'est la formation des hommes et des femmes, des travailleurs. Je le dirai de la même façon dans votre capitale de la région et du département, je dirai de quelle façon l'éducation nationale sera mise en mesure de répondre à la demande de tous les enfants de France.
- Cela n'est possible que si on le veut, que si l'on se sent capable, que si cette résolution est sans défaillance. Je dis cela devant une population et devant des élus qui savent ce que c'est que le courage. Car au-delà de toutes nos compétitions politiques, de toutes les rivalités électorales parfaitement légitimes dans une démocratie, je sais à quelle race d'homme je m'adresse : les gens de Picardie, de la Somme, d'Abbeville ne sont pas de ceux qui rechignent à la besogne. Ils ont les qualités de compétence et d'imagination, de travail simple qui permettra, j'en suis sûr, à la France de retrouver à l'issue de la crise qui s'annonce, de retrouver les élans de croissance, et je le crois, la possibilité de créer, hors desquels il est impossible de construire l'avenir.\
Monsieur le maire, mesdames et messieurs, il m'a été fait -état à l'instant d'un certain nombre de besoins de la ville d'Abbeville, je les transmettrai au gouvernement. Ce n'est pas mon rôle que d'y répondre, cela est de la compétence gouvernementale. Il n'empêche que j'ai été frappé par quelques observations, non seulement quant à la dégradation de l'emploi ou à la fixation ailleurs, près ou au loin, d'un certain nombre d'entreprises, mais aussi par le difficile problème des moyens de communication qui frappent d'ailleurs l'ensemble de votre région. Mais qui, plus particulièrement avec cette ville excentrique, rend plus difficiles les liaisons. Ce n'est pas moi qui ai choisi la A 26 contre la A 16, cette autoroute qui file plus directement vers le nord sans longer les côtes et sans passer par Abbeville. C'est sans doute à l'issue de l'écoute d'un certain nombre de gens qui ont pensé qu'il fallait commencer par cela £ ce qui ne veut pas dire pour autant que cette liaison n'est pas également nécessaire.
- J'ai entendu tout à l'heure à Beauvais, j'entendrai, j'imagine, à Amiens des observations du même ordre mais j'imagine que plus difficile est la situation d'une ville comme celle-ci qui pourtant dessert une côte opulente, du moins dans les mois d'été, car un tourisme actif qui peut servir de porte pour l'une des industries les plus puissantes de France, je le répète, le tourisme se situe au 2ème rang de nos secteurs performants comme on dit. Et puis, vous avez un environnement très remarquable.
- Vous avez également évoqué quelques problèmes qui touchent à la maintenance de ce qui fit la grandeur d'Abbeville. Vous avez parlé de ce musée de la préhistoire. Là je peux vous rassurer, les dispositions sont prises pour que ce musée de la préhistoire agrandi puisse recevoir toutes les collections nécessaires. Monsieur le ministre de la culture vous a écrit à cet effet, et je puis confirmer ces propos, et cela n'est pas à rejeter aux calendes grecques, cela sera exécuté dans un très bref delai. De la même façon, certains monuments historiques, oui, car l'histoire est présente ici, même si les derniers événements du siècle ont atteint cruellement Abbeville, il n'en reste pas moins, je dirai raison de plus, que nous avons pour charge de témoigner pour l'histoire des siècles et dans le nôtre qui connait aussi ses grandeurs mais qui a connu aussi ses souffrances, et qui a peine à s'en remettre.\
Monsieur le maire, mesdames et messieurs, je suis heureux d'être venu dans cette ville, dans cette région. Je vous quitterai dans un moment pour aller voir la baie de Somme et puis je me dirigerai vers Amiens. Je continuerai demain matin de visiter votre département avant de gagner le département de l'Aisne.
- Aurai-je ainsi approfondi ma connaissance de la Picardie ? Sans doute un peu. Ce n'est pas la première fois que je m'y rends. Bien souvent j'ai parcouru vos routes, simplement par l'attrait qu'exerçait cette région sur moi, mais je vois mieux, grâce aux relations que j'ai avec vos élus, grâce aussi à ce qu'ils m'en disent, comme vous venez de le faire à l'instant, monsieur le maire, je vois mieux, je saisis d'une façon plus claire l'acuité des difficultés qui sont vôtres, dans l'effort national de production, de travail mais qui doit être suivi d'un programme national de redistribution pour que chacun reçoive sa part de cet effort enfin récompensé, je veillerai à ce qu'Abbeville et sa région puissent jouir d'une justice qui semble lui avoir été plusieurs fois refusée.
- Merci monsieur le maire, et vous mesdames et messieurs : Vive Abbeville, Vive la République, Vive la France.\