6 décembre 1984 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion de la séance d'ouverture des journées d'éthique, Paris, Maison de la Chimie, jeudi 6 décembre 1984.

Monsieur le président,
- Mesdames et messieurs,
- Après la révolution thérapeutique qui a donné aux médecins le pouvoir de guérir de plus en plus de redoutables maladies, la révolution biologique donne à l'homme, ou lui donnera de plus en plus, la maîtrise de techniques qui posent des interrogations morales de plus en plus concrètes : maîtrise de la reproduction avec le développement de l'enfant hors de la matrice maternelle £ maîtrise de l'hérédité avec les manipulations génétiques £ maîtrise du système nerveux avec l'exploration et les modifications du cerveau. Telles ont été les raisons principales qui nous ont réunis l'an dernier afin de mettre en place l'organisation à laquelle vous vous appliquez `Comité consultatif national d'éthique`.
- Sur ces bouleversements convergent tant d'espérances et tant de craintes. Tout ce qui touche à la vie, à la naissance comme à la mort, à la souffrance comme au bonheur, touche la société tout entière et chacun des individus. Les Journées nationales d'éthique ont été prévues précisément pour que chacun puisse s'exprimer. Ces questions ne peuvent pas être laissées à la libre appréciation des chercheurs. Elles ne peuvent pas subir, ou ne doivent pas, les pressions qui viennent de groupes animés par des intérêts mercantiles. Je suis sensible au fait que le Professeur Jean Bernard et les membres du Comité d'éthique par leurs travaux, permettent d'engager le débat sur les valeurs fondamentales de notre société, et, comme on pouvait le penser, de trouver la voie droite parmi tous ces périls.\
Les nouveaux pouvoirs de la médecine imposent de nouveaux devoirs. Les termes sont indissociables. Une réflexion, la réflexion doit être aussi proche que possible de la découverte scientifique. Il ne faut pas arriver trop tard. C'est encore le rôle du Comité d'éthique, par sa diversité, - médecins, biologistes, théologiens, juristes, philosophes, parlementaires - que de donner l'impulsion, le plus t ot possible, avant qu'il y ait dérive, commercialisation, utilisation abusive de tel ou tel consentement. Mais en même temps il faut élargir les débats, tenter de les apaiser et tout cas les éclairer. Tandis qu'on y conviera toutes celles et tous ceux qui veulent y participer.
- Il me semble que le vif intérêt de l'opinion publique répond à notre attente. La responsabilité qu'a reçue le Comité d'éthique, celle d'organiser le débat public après une année de travaux, justifie son existence, justifie déjà son existence. Ainsi que vous venez de le souligner, monsieur le président, chacun de ses membres donne un avis en conscience, indépendamment de l'institution à laquelle il se rattache. Les avis correspondent, à un moment donné de l'-état de la science. Ils suivent au plus près le mouvement de la recherche de manière à ne pas retarder le développement de la connaissance.
- Faut-il, question que je vous pose, à la suite de vos avis, édicter des lois, le cas échéant des interdits ? A mon sens, le moins possible. Cependant le lien est direct entre vos travaux et ce que sera leur traduction législative. Il ne faut pas oublier que quelle que soit l'importance de cette organisation, c'est finalement le Parlement qui vote la loi et il doit pouvoir la délibérer et la voter en toute liberté, muni des informations nécessaires. Cette information, en ce domaine qui nous occupe, viendra surtout de vous et avec quelle autorité. Il faudra donc que cette autorité s'exerce exactement comme il convient, c'est-à-dire que le problème ne soit pas tranché dans l'esprit public en raison même de l'autorité qui s'attache à vos personnes et à vos travaux, avant que le législateur ne l'ait lui-même décidé. Tâche difficile, car toute institution affirme son pouvoir. Il convient donc que la sagesse continue de présider à l'examen de vos études.\
Je sais que ce qui anime la plupart d'entre vous sinon tous, tous sans doute, c'est bien l'idée que chaque homme est un être unique et que chaque cas est singulier. La générosité et l'amour des autres, l'aide apportée à ceux qui souffrent nous guident évidemment pour déterminer les règles morales que notre société souhaite adopter. Dès lors tout dogmatisme, toute emprise idéologique doivent être écartés. Même s'ils inspirent, et justement, des démarches de la pensée, car le dogmatisme, à mon sens, est le contraire de la connaissance et toute connaissance doit être libération. Elle permet en fin de compte à l'homme de ne pas subir son sort.
- Le débat le plus passionné portera sur les techniques de reproduction artificielle, sur l'immense espoir qu'elles donnent. Car il convient de lutter contre la stérilité, de répondre aussi au désarroi des couples privés de la tendresse, de la présence de l'enfant. Vous avez déconseillé, pour entrer dans le domaine de vos réflexions qui débouchent sur la pratique, le recours aux mères de substitution. Vous voulez protéger l'enfant à naître. Et de là se pose la question morale puisque l'intérêt de l'enfant est en cause. Mais si la science porte en elle-même les moyens de corriger les conséquences parfois fâcheuses des progrès, on peut espérer que dans un avenir proche elle apportera aussi quelques chances nouvelles à tous les couples qui souffrent de cette privation.
- D'autres problèmes se posent. Ils occupent souvent la première page des journaux ce qui signifie bien que l'expression même des angoisses passe par votre recherche. Tous ces problèmes vont en nombre et en acuité vous solliciter. Dois-je citer celui des embryons congelés, celui de l'utilisation de la connaissance des gènes avant la naissance, celui de la modification des gènes, M. le Professeur Bernard, les a évoqués. On imagine aisément la tentation d'eugénisme de tout régime totalitaire.\
C'est pourquoi les réflexions que la société française conduit sur ces problèmes doivent être ouvertes, vous l'avez fait, recommandé et commencé d'exécuter, sur celles des autres pays. L'éthique des sciences ne connaît pas de frontière et vise l'humanité tout entière, les pays, les autres pays, ceux du sud autant que ceux du nord. La France, il me semble, et beaucoup grâce à vous, peut remplir un rôle exemplaire dans ce domaine. On dit c'est le pays des Droits de l'homme, il faut constamment y veiller. C'est une étiquette fragile. Mais enfin, nous avons dans notre passé, dans notre présent, de quoi prétendre appartenir à la société trop restreinte des Droits de l'homme.
- Mais il y a les droits de l'homme à naître aussi. Chaque génération se trouve affrontée à de nouveaux problèmes et la réduction-même de la planète, tandis que s'accroît le nombre de ceux qui y vivent, tout cela, à tout moment, bouleverse les données et peut aussi égarer les esprits. Celui sur lequel, l'homme, pèsent tous les risques en même temps que tous les espoirs, voilà à quoi s'exercent les nouveaux pouvoirs de la science. Alors que va-t-on faire ? Canaliser cette force nouvelle au bénéfice de tous. Oui, canaliser, mais ouvrir aussi, donner l'élan, car l'essentiel c'est de maîtriser autant qu'il est possible la relation de l'homme avec son histoire et donc avec les autres et d'abord la science et la nature.
- Nous nous exprimons sur ces thèmes et la France le fera au -plan européen dès le mois de mars. En avril, elle conviera les pays industrialisés à un échange dans ces domaines £ elle proposera à l'Organisation des Nations unies `ONU` d'en débattre. J'ai moi-même demandé aux pays dits industrialisés, aux sept pays qui se trouvent placés pour l'instant à la pointe du progrès industriel, j'ai demandé, il y a deux ans à Versailles, que des rapports fussent établis par cette institution et dix-huit jets ont été retenus. J'observe que, désormais, ce débat fait partie de la conversation constante des responsables : encore faut-il qu'ils soient éclairés comme les autres. C'est l'objet-même de vos travaux. Ce qui fait que j'en attends beaucoup. Nous aurons d'autres rendez-vous. Soyez remerciés pour celui-ci.\