28 novembre 1984 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion de la réception du corps préfectoral, notamment sur le rôle des préfets dans le cadre de la décentralisation, Paris, Palais de l'Élysée, mercredi 28 novembre 1984.

Mesdames,
- Messieurs,
- Voici un an, j'ai eu le plaisir de vous recevoir dans cette maison et j'ai pu alors vous entretenir de l'évolution de votre fonction, à vous qui appartenez à l'administration préfectorale, au travers de la décentralisation et je soulignais la permanence de votre Corps dans la République et dans l'Etat.
- Ce soir, je suis heureux de vous retrouver. Je pense que cette réunion, qui n'est pas une institution, ni encore une tradition, peut être utile, pour moi en tout cas, pour vous je l'espère, au-cours des quelques quarts d'heure que nous pourrons passer ensemble après cet exposé. Pour ma part, j'ai apprécié ce contact direct avec vous, membres du Corps préfectoral, magistrats des tribunaux administratifs, hauts-fonctionnaires du ministère de l'intérieur, qui êtes, à des titres divers, l'administration de l'Etat sur le territoire. Il est bon, je crois, que le Président de la République puisse vous parler directement des affaires de la France dont chacun ici partage la charge.\
Chacun d'entre vous aura remarqué qu'un an après notre première rencontre, l'actualité institutionnelle qui vous intéresse directement est devenue un peu moins dense, comme si nous devions aménager d'abord les réformes profondes des deux premières années. Il ne faut pas en déduire que nous avons décrété la pose des réformes. Ce serait imprudent. Mais, les réformes dont nous parlons ayant été décidées, il faut que vous puissiez les mettre en oeuvre. Non pas pour avoir le temps de souffler, mais par votre expérience des choses et des hommes, pour examiner de quelle façon elles peuvent s'adapter à la réalité du terrain.
- Pourtant, je crois qu'on retiendra plusieurs leçons de cette période. D'abord, l'extraordinaire faculté d'adaptation des hommes et des institutions. Je pense à la fois aux élus et aux administrations placées sous l'autorité des Préfets.
- La seconde leçon, c'est qu'il y a des limites à la capacité d'absorption des corps administratifs et je pense qu'il était sage, à cet égard, de demander le report d'une année de certains transferts de compétences : ceux de l'éducation et de l'enseignement. Malgré le travail fourni par les uns et les autres au ministère de l'intérieur comme dans les préfectures, il n'était pas possible de réaliser correctement ce transfert dès le 1er janvier prochain. Beaucoup d'entre vous avez demandé ce report. Je crois que le gouvernement a bien fait, et bientôt le Parlement de suivre cet avis éclairé par l'expérience. C'était, en tout cas, ma position personnelle.
- La troisième leçon, c'est qu'après avoir été ardemment combattue par une partie des élus au Parlement, la décentralisation est aujourd'hui à ce point admise que ses détracteurs d'hier sont devenus ses zélateurs d'aujourd'hui. Je me réjouis toujours de ces scènes pittoresques qui me valent, lorsque je me rends dans un départemment, d'entendre les reproches multiples de ne pas aller assez loin ni assez vite, et lorsque je consulte le registre des votes à l'Assemblée nationale et au Sénat de ceux qui s'expriment de la sorte, je constate qu'ils n'avaient pas de mots assez sévères pour condamner le gouvernement. On ne va pas, bien entendu, le jeter à la face de ceux qui s'expriment ainsi : quand il arrive qu'ils rejoignent la voie du progrès, de la réforme et du bon sens, on ne peut que les accueillir de grand coeur.\
Mais, aujourd'hui, on accuse sans cesse l'Etat de freiner ou bien de ne pas remplir toutes ses obligations notamment financières. Alors il y a beaucoup de polémiques sur des faux problèmes, et je pense, en-particulier, à la question des transferts de charges. Vous en entendez parler vous-mêmes constamment.
- Vous savez que vous avez la mission d'expliquer toujours, d'expliquer sans cesse, qu'en-matière de transferts de compétences et de transferts de charges, l'Etat a scrupuleusement rempli son devoir. Je le répète partout : "au centime près". La Commission d'évaluation des charges, qui comporte, vous le savez, une majorité d'élus qui appartiennent eux-mêmes en majorité à l'opposition, a constamment donné acte au gouvernement des conditions dans lesquelles sont transférées aux collectivités territoriales les ressources nécessaires pour faire face aux nouvelles compétences. Lorsqu'il est arrivé à la Commission d'évaluation de constater une insuffisance, le gouvernement a aussitôt ouvert les crédits complémentaires nécessaires. Ce fut le cas au printemps dernier pour la formation professionnelle et pour le permis de construire. C'est encore le cas, ces jours-ci, puisque le collectif budgétaire comporte une rallonge de plus de un milliard six cents millions de francs pour compléter la dotation générale de décentralisation à la suite des remarques de cette Commission d'évaluation.
- L'Etat est même allé au-delà de ses obligations puisqu'il rajoutera, cette année, 80 millions de francs, alors qu'il n'y était pas tenu, pour que la dotation qui compense les charges de logement des instituteurs, soit augmentée de près de 7 %, l'alignement ainsi effectivement sur l'évolution de la dotation globale de fonctionnement.
- Ceux, qui comme moi, ont connu comme Président de Conseil général, les conditions financières dans lesquelles l'Etat naguère transférait une partie de sa voirie nationale, peuvent mesurer ce que signifie ces quatre mots "tenir la parole donnée".\
Je crois que votre mission est d'expliquer partout que la décentralisation ne crée pas d'argent, ni de richesses, qu'elle consiste à distribuer autrement les rôles et les ressources publiques, ce qui est fort important dans une démocratie. Ces ressources publiques, toutes additionnées, se traduisent par des prélèvements obligatoires, charges sociales, charges fiscales. Chacun doit prendre ses responsabilités pour ne pas accroître ces charges. Je pense que la plupart des municipalités agissent dans cette affaire avec le sens du devoir que je leur ai connu. Je pense, simplement, que nous avons mis bon ordre à l'augmentation constante de ces charges qui progressaient de 1 % chaque année depuis 8, 9 ou 10 ans et qui auraient augmenté cette année de la même façon et du même degré si je n'avais décidé - au vu des documents dont je disposais car évidemment ce n'était pas une improvisation -, de, non seulement, stopper, mais aussi de faire reculer la charge qui incombe aux contribuables.
- L'Etat, à travers son budget pour 1985, a fait sa part du chemin, sans rogner quoi que ce soit de ce qui revient aux collectivités locales et qui représentera un -concours de près de 117 milliards de francs. Car donner un pouvoir - et quel pouvoir ! - aux collectivités locales, c'est aussi rendre les élus plus responsables. Et ils doivent assumer désormais les choix qui leur incombent : c'est la contrepartie de la liberté, de la démocratie locale. Cela suppose des choix difficiles et donc du courage. Il me semble que cette vertu-là devrait être plus répandue ...
- Pour la décentralisation, s'il vous appartient d'attendre les ultimes transferts, de faire les mises au point nécessaires, je pense que vous n'êtes plus guère préoccupés que par quelques mesures de clarification. Je pense à deux d'entre elles dont j'ai eu l'occasion de parler à Chambéry, il n'y a pas si longtemps et qui devraient intervenir à brève échéance : les dépenses des préfectures et le partage des services extérieurs. Cela suppose bien des difficultés : raison de plus pour agir et pour agir vite sans perdre de temps. Parce que les expériences qui vont êtres engagées, dès le 1er janvier prochain dans plusieurs départements, doivent pouvoir nous permettre de tirer des règles générales afin qu'en 1986 les choses soient tout à fait au net.\
J'en ai assez dit sur la décentralisation et je veux presser l'allure de ce que j'ai à vous dire, mais je ne veux pas manquer l'occasion. Je crois, je l'avais déjà dit l'an dernier, qu'avec la décentralisation vous avez été très inquiets £ vous avez vu la bousculade autour de vos Préfectures, de vos Sous-Préfectures, on arrachait ici et là, tout aussitôt, sans plus attendre, le siège et les lieux, parfois même des compétences qui n'avaient pas été reconnues. Tout cela maintenant paraît dépassé, heureusement dépassé. Je vous ai dit à quel point j'estimais que l'autorité de l'Etat était la vôtre, et qu'elle ne devait pas être partagée, elle. Mais j'ait souhaité que le partage se fît dans les meilleurs conditions aux divers échelons de l'appareil d'Etat. J'en avais appelé, rappelez-vous, à la déconcentration.
- Lorsque j'ai donné des directives à ce sujet, je dois bien reconnaître qu'on m'a écouté, mais je ne suis pas sûr que l'on m'ai entendu. Certes, le temps de la réflexion, c'est nécessaire. Mais si on s'installe dans les réflexions en répugnant à l'action, cela devient dommageable. Il faut donc, et les résultats de la Commission Debacque nous y incitent, que l'Etat s'applique désormais à lui-même les règles de discipline qu'il réclame des autres.
- Un certain nombre de membres du gouvernement n'a pas toujours suivi de très près les dispositions que je souhaitais, au point que, si je m'étais laissé aller, j'aurais pensé que - mais enfin, on a le temps de le voir - pour y parvenir plus vite, un seul ministre responsable pourraît être, le cas échéant, désigné pour qu'il pût imposer cette loi sous l'autorité du Premier ministre à tous les autres, et je pense, en-particulier, au ministre de l'intérieur et de la décentralisation `Pierre Joxe`.\
Il faut absolument que tout cela soit mis en ordre. Et pourquoi ? Parce que les préfets, sous-préfets déchargés de beaucoup de tâches administratives qui les encombraient autrefois, qui ont trouvé une plus grande disponibilité, mais qui ont le sens de l'intérêt général, doivent en même temps pouvoir disposer auprès du gouvernement de la liberté d'allure, naturellement dans le -cadre d'une fonction strictement limitée, la liberté d'allure dont ils ont besoin. Comme l'ont prévu les décrets du 10 mai 1982, les préfets doivent avoir les moyens d'expliquer et d'appliquer, localement, la politique du gouvernement, de rendre -compte à Paris de la manière dont elle est reçue, des difficultés qu'ils rencontrent, des problèmes qu'elle soulève, des améliorations qu'elle appelle. Ils doivent répondre aux préoccupations des Français, et devenir - ils le sont souvent déjà, à vrai dire - et devenir tous, dans leurs départements, dans leurs régions, dans leurs circonscriptions administratives, les chefs de guerre de la bataille économique et sociale, créer des emplois. Oui, me direz-vous, cela dépend de la politique générale. Oui, mais pas seulement, cela dépend aussi d'une excellente connaissance de la vie économique locale. Que d'entreprises peuvent être sauvées, parce que le commissaire de la République, connaissant bien son département ou sa région, peut intervenir en temps utile pour trouver des -concours, le cas échéant des crédits, pour ranimer les énergies, pour rassembler les forces.\
On ne dira jamais assez le rôle, et c'est peut-être une note dominante de mon allocution d'aujourd'hui, le rôle que vous pouvez avoir, mesdames et messieurs, pour les travaux d'utilité collective et donc l'emploi de milliers, dizaines de milliers, centaines de milliers de jeunes, dans les conditions qui ont été définies par le gouvernement. Il ne s'agit pas d'une fin en soi, mais d'un passage où les jeunes trouveront la dignité d'une charge, d'un travail, cesseront de se sentir à l'abandon, rejetés par la société, et par leurs mérites, grâce aux associations et aux collectivités locales, par tous les moyens qui leur ont été indiqués, reprendront pied, ou prendront pied dans une société accueillante où ils auront quelques, oui, quelques joies d'abord à cesser d'être inutiles et ensuite de devenir responsables.
- J'ai dit au Premier ministre, au ministre de l'intérieur, au ministre du travail et de la formation professionnelle que je me tiendrai informé des résultats de vos efforts semaine par semaine. Je veux pouvoir mesurer les progrès, assister à une mobilisation générale, savoir que les résultats répondent à l'attente du pays, savoir que les jeunes sont désormais mieux compris et qu'ils le sont dans les meilleures conditions. La lutte contre le chômage requiert plusieurs conditions. Les premières sont d'ordre économique. Nous nous y employons à la façon dont nous abordons la reprise des affaires qui présuppose une lutte implacable contre l'inflation et qui suppose aussi que nous puissions favoriser l'investissement productif et assurer le nouveau départ - cela a déjà commencé, vous le savez bien et si vous ne le saviez pas je vous en informe -. Bref, réaliser d'ici peu une forme de reprise qui pourra un jour s'appeler croissance.
- Il y a aussi toutes les formes de solidarité nationale. Je n'y reviens pas. Que de lois ont été adoptées dans ce sens. On peut penser aussi à contribuer davantage, à soutenir celles et ceux qui, chômeurs au terme de leurs droits, ou catégories les plus diverses, sont entrés dans cette zone appelée depuis quelques temps celle de la "nouvelle pauvreté".
- Je considère que la structure que vous représentez, que le réseau extraordinaire de compétences, d'informations et de dévouement, sans oublier la capacité qui vous est propre, que tout cela, ici, rassemblé, devrait nous permettre, en très peu de temps, de donner toute l'ampleur à ces mesures qui sont à la fois d'ordre économique et d'ordre social, je veux dire l'emploi des jeunes, dont il faut faire une grande réussite nationale. Je serai informé et les conséquences que j'en tirerai seront très strictement liées aux résultats obtenus.\
Mesdames et messieurs, j'ai lancé un certain nombre de projets. Je voudrais bien, après tout, beaucoup d'entre vous en ont la vocation, que vous soyez à la tête des efforts pour la modernisation du pays. Cette modernisation commence dans vos propres services. Ce n'est pas à vous que j'apprendrai - que de fois ai-je vu d'excellents exemples - quels sont les moyens de l'informatique, ni ceux de la bureautique. L'industrie modernisée, on en parle sans cesse. L'Etat il faut qu'il y pense pour lui-même.
- Enfin, mesdames et messieurs, si vous devez être, pour la plupart d'entre vous, les seuls représentants du gouvernement et donc de chacun de ses membres, - d'ailleurs c'est la loi - il faudrait bien que les administrations centrales, je me retourne vers d'autres, il faudrait bien que les administrations centrales se plient à cette loi. Je l'ai dit tout à l'heure - mais je ne veux pas que cela ait l'air d'une sorte de remontrance. Il faut que les membres du gouvernement, en tout cas leurs cabinets s'en pénêtrent pour que l'on cesse de méconnaître les règles de droit et que l'on cesse de chercher à faire remonter directement à Paris ce qui est définitivement du ressort de l'autorité régionale et locale. Il ne faut rien céder là non plus de ce qui constitue les prérogatives que vous tenez de l'Etat. Retenez bien cette règle-là, elle contient en elle-même tous les conseils, le cas échéant les directives dont je veux vous faire part aujourd'hui.
- D'autres changements attendent d'autres catégories. Tout ce que j'ai dit jusque là s'adressait surtout aux fonctionnaires du corps préfectoral bien entendu, chacun l'a compris, sans oublier les fonctionnaires d'autorité que constituent, dans les sous-préfectures, les commissaires-adjoints de la République, tous ceux qui sont là, sur les routes ou à leur bureau, qui sont à l'écoute de tout ce qui se passe en France et qui doivent tenter de toujours mieux comprendre et servir les Français.\
Mais il en est d'autres ici ce soir et je pense aux magistrats des tribunaux administratifs. Vous savez que ces magistrats seront très bientôt concernés par la réforme du contentieux réclamée avec insistance par le Conseil d'Etat, qui souhaite faire face plus rapidement à un afflux des requêtes, afflux qui touche en même temps les tribunaux administratifs. Nous n'en sommes qu'aux premières réflexions. Il faut qu'un large consentement soit réalisé autour des propositions qui, pour l'essentiel, nous viennent du Conseil d'Etat. Il y aura des incidences sur le fonctionnement des tribunaux. Ce sera l'occasion d'accorder à leurs magistrats un nouveau statut, comportant lui-même les garanties législatives qui ont été demandées par le Parlement.
- Bref, nous allons aborder cette nouvelle étude et nous aurons l'occasion d'en parler une année prochaine. Quant aux hauts-fonctionnaires du ministère de l'intérieur, ils savent qu'une mission d'étude sur l'organisation de l'administration centrale est actuellement conduite par le Préfet, M. Charles Barbeau.\
Voilà, mesdames et messieurs, en vous priant de m'excuser de transformer cette cérémonie qui se voudrait être surtout agréable, en mandement dans des conditions qui requèreraient le confort d'un débat de Conseil d'administration. Enfin, on fait comme on peut et j'ai dit ce que j'avais à vous dire. Je n'allongerai pas cet exposé préliminaire à cette soirée, car je compte bien que maintenant nous allons pouvoir passer quelques moments qui me permettront de rencontrer nombre d'entre vous et qu'ils n'hésiteront pas à me donner les avis qui leur paraîtront utiles pour notre tâche commune.
- Le champ qui s'ouvre à votre action est immense. L'Etat, considéré comme l'émanation suprême, avec à sa tête le gouvernement, ne peut pas tout dire, ne peut pas tout faire. Vous en êtes. C'est l'engagement de votre vie, c'est la mission que vous avez choisie, elle est difficile dans un pays sujet aux humeurs où l'on aime parfois - ce qui est très heureux mais pas toujours - le changement. Vous êtes ses permanents, ce qui exige de vous à la fois un très grand sens civique. Vous servez l'Etat, qui est un peu une abstraction, qui représente aussi des réalités quotidiennes. Vous devez appliquer cette règle à l'égard de ceux que le suffrage universel a choisis.
- Je crois que je peux compter, je l'ai constaté, sur votre -concours. Je dis "je crois" qui est une formule tout à fait courtoise pour ceux que je reçois : car si je ne le croyais pas, assurément je veillerais à ce que l'on soit contraint à ce devoir.
- Enfin vous agirez avec le souci constant de l'intérêt général.
- Une formule, une citation pour finir, il ne faut quand même pas que j'échappe aux règles du discours français. Cette fois-ci cela vient d'Alain, cela a été écrit en 1912, c'est-à-dire longtemps avant que 1940 et la suite portent à l'exercice vécu, qu'écrivait-il ? "Résistance et obéissance, voilà les deux vertus du citoyen : par l'obéissance il assure l'ordre, par la résistance il assure la liberté". A vous, mesdames et messieurs, la synthèse, sans oublier que la liberté étant assurée, il reste l'ordre bien compris, c'est-à-dire une juste conduite de l'Etat au service de tous. Merci.\