22 novembre 1984 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'issue du dîner offert aux bureaux du Parlement européen et du Conseil de l'Europe, Strasbourg, jeudi 22 novembre 1984.

Monsieur le président,
- Mesdames et messieurs,
- Je me lève à cet instant simplement pour vous remercier. Vous m'avez reçu, les deux Assemblées, dans un passé encore récent et dans le -cadre de mes fonctions. Et j'avais eu dans ces deux circonstances beaucoup de plaisir à connaître ces Assemblées ou à les reconnaîtres. J'ai moi-même appartenu il y a peu de temps à l'une d'entre elles, et surtout j'ai porté beaucoup d'intérêt à leurs travaux.
- Chaque fois j'ai eu le sentiment qu'il y avait là des femmes et des hommes qui se consacraient à une tâche un peu à part dans laquelle ils croyaient et que peu à peu s'édifiait, parfois dans l'indifférence de leurs compatriotes, une série de nouvelles réalités juridiques, économiques, sociales, quelquefois politiques, trop peu souvent politiques, à mon gré, si l'on veut bien entendre le mot politique dans son véritable sens. Mais, cependant, cette richesse me donnait le sentiment d'être un peu inemployée aux bénéfices de chacun de nos pays, c'est-à-dire de l'Europe. Ce n'était pas faute pour vous de vous y consacrer. C'est parce que le relais n'était, et n'est pas encore suffisamment assuré dans chacune de nos patries, que les gouvernements, les élus, qui eux, se consacrent à la vie nationale, ont conservé le sentiment que là était, que là se trouvait le véritable -rapport de pouvoirs et que les thèmes entretenus à travers les siècles qui ont vu se former les Nations, les trois premières, la Grande-Bretagne, l'Espagne et la France, et combien d'autres ensuite, continuaient d'être la leçon des siècles futurs.
- Je ne dis pas pour autant que nous ayions à sonner le glas des nations. Certes pas. Mais comment ne pas rendre compte en 1984 comme le firent, ou comme le fit la génération précédente, je veux dire la génération précédente de celle de M. Pflimlin et moi-même dans les années 1947, 48, 50, 55, cette génération qui a connu, vécu, entretenu les premiers débats.\
Aujourd'hui, tout en cherchant à préserver le merveilleux acquit de nos nations, tout en cherchant à valoriser les aspects particuliers de nos cultures, comment ne pas se reconnaître dans une forme de civilisation de plus en plus antinomique au demeurant avec certains autres développements si nombreux dans le monde ? Voyez les nouveaux puissants depuis le début du siècle, et surtout depuis les deux guerres mondiales qui nous ont laissés tenter de vivre mieux, ou revivre parmi nos décombres. Bon, les décombres ont été balayés, peut-être pas tout à fait, mais suffisamment pour que l'on oublie, et que l'on pense que tout peut être indéfiniment refait. Pendant ce temps, la démographie, le nombre d'hommes sur la terre, et les déplacements des pôles politico-géographiques modifient les données de l'histoire. Ce n'est pas à vous que je vais le dire maintenant, et je n'ai pas à convaincre. Je vais simplement vous signifier la conviction que j'ai que l'Europe reste à faire, même si l'on a déjà fait beaucoup. Et cette conviction m'a conduit à me réjouir de cette rencontre simplement pour marquer que si l'on est ensemble ce soir, ce n'est pas tout à fait par hasard, ce n'est pas non plus simplement pour le plaisir qui n'est pas mince de rompre le pain en commun, c'est aussi que cela existe en tant que entité nouvelle, source d'espoir, capable de dessiner je le crois, les contours de ce qui pourrait être notre histoire commune dans un temps futur qui ne devrait pas être trop lointain, sans quoi il n'y aura pas d'avenir du tout.\
Vous avez bien voulu répondre à cette invitation. Je vous le répète : vous m'avez reçu, eh bien, je vous reçois à mon tour, ici dans cette ville puisque c'est là que s'exerce une large part de vos travaux et que s'y trouve votre capitale. J'aurai eu l'occasion, fort agréable, de m'entretenir avec plusieurs d'entre vous et nous aurons encore quelques minutes quand nous nous serons levés de table pour poursuivre ces conversations, sans que les très modestes protocoles ne président à ce genre de conversations. Où situer le protocole quand il s'agit simplement de femmes et d'hommes venus de leurs pays et qui ont envie de faire quelque chose qui ait un sens pour chacune de leur patrie, pour chacun de leur citoyen et pour tous en commun ?
- Il faudra que les initiatives soient prises et menées à bien si l'on veut sortir de certaines ornières. Et si l'espoir sèche sur pied trop longtemps, quand on le récoltera on n'en tirera rien. Il y a donc peu de temps, encore, selon moi, pour que les générations nouvelles soient suffisamment intéressées par le message de l'héritage de leurs anciens. Evitons la coupure ! J'observe qu'un peu partout la jeunesse est trop souvent mal informée sur l'histoire qui l'a précédée, mais reste cependant sensible à tout ce qui représente une grande construction, un idéal, certains diront "un rêve".
- Imaginons maintenant la géopolitique autrement, l'histoire, la géographie, l'image de la terre, les relations entre les peuples. Qui peut mieux imaginer qu'un adolescent, qui a le sentiment d'avoir devant lui toute une vie, que, bien entendu, il fera mieux que ses prédécesseurs avec cette foi dans cette certitude de faire mieux ? En tout cas, de faire autrement... Et il est quelquefois douloureux pour ceux qui s'en vont, de voir que finalement leur témoignage n'a pas toujours porté.
- Je crois que la soudure peut se faire si on utilise à plein les quelques années qui nous séparent de ce siècle. C'est maintenant, et pour vous dire ma vraie pensée, il vaudrait mieux ne pas attendre 1990 : c'est maintenant qu'il y a des initiatives à prendre. Je suis moi-même l'un des responsables du temps présent et je prendrai des initiatives. Je ne serai pas le seul. Le Parlement peut en prendre, le Conseil peut en prendre, d'autres peuvent en prendre : chefs d'Etat, chef de gouvernements, groupes de citoyens, le champ est ouvert... Celui qui aura raison, c'est celui qui prévoiera le mieux les choses à faire. Là non plus il n'y a pas de protocole possible.\
Alors je vous remercie d'être venus pour qu'on puisse ensemble porter témoignage. Il y a quand même des institutions vivantes, il y a quand même une volonté, trop souvent souterraine, mais réelle, ressentie comme une évidence qu'il faut sortir des chemins battus. Les centres de vie que nous aimons, que nous respectons, que nous voulons aussi protéger contre la destruction doivent cependant s'insérer dans des institutions plus précises pour que tout ne continue pas de se briser sur le refus d'un seul, sur les humeurs quotidiennes, sur les changements de gouvernements, de majorités, sur les passions qui s'emparent à tour de rôle de chacun de nos pays. Ce qu'il reste à faire doit être une belle construction, à l'abri de ces péripéties pour aborder, pour affronter les véritables éléments, tout ce qui se passe au travers de l'espace, les tempêtes. Il en reste assez pour que nous dédaignions les humeurs secondaires...
- Voilà, mesdames et messieurs, je ne veux rien vous dire et je n'ai pas à vous chapitrer parce que beaucoup d'autres que moi auraient pu en dire plus encore. Seulement moi je parle au nom de la responsabilité que j'ai, pour le temps que je l'ai. Elle n'est pas négligeable en raison du rôle que mon pays remplit et peut remplir en Europe. Il n'est pas le seul. Il ne pourrait rien faire seul, il ne le prétend pas. Il souhaite même que tous s'attèlent à la tâche, que nul ne reste au bord de la route, mais on ne peut forcer personne. Il faut quand même qu'on avance sur cette route. Ce soir dans cette préfecture, dans ce beau bâtiment qui rappelle les riches heures d'une belle ville, il m'est de nouveau très agréable de vous dire à quel point je suis sensible au fait de vous avoir ainsi rencontrés, que vous ayiez répondu à un appel qui n'a pas d'autres signification, sinon que d'invitations reçues, acceptées, échangées entre le Parlement, les assemblées et les exécutifs, doit pouvoir naitre peu à peu par cet échange constant une façon de penser qui pourrait réduire, sinon abolir l'éternelle dialectique entre le législatif et l'exécutif. Vieilles disputes qui remontent à travers des millénaires dont nous ne changerons pas les termes profonds ! Mais, cependant, les grandes périodes de civilisation ont été celles de l'harmonie. Buvons donc à l'Europe. Buvons à nos travaux. Buvons à l'espérance. Je vous remercie\