21 novembre 1984 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à Radio France Alsace, avant son voyage en Alsace, Paris, mercredi 21 novembre 1984.

QUESTION.- Monsieur le Président, vous avez récemment déclaré dans une interview : "Tout pouvoir doit se méfier de lui-même". Dans cette optique, dans le -cadre de la décentralisation, une des grandes affaires de votre septennat, vous donnez du pouvoir aux régions. Etes-vous satisfait de la manière dont ce pouvoir est transféré par l'Etat et de la manière dont les collectivités locales usent de ce nouveau pouvoir ?
- LE PRESIDENT.- Quant à moi, je suis plutôt satisfait. Mais le thème n'est pas nouveau pour moi. Je l'ai développé dans de nombreuses circonstances et dans quelques livres : tout pouvoir doit se méfier de lui-même, et spécialement dans notre pays qui a un tempéramment extrêmement centralisateur. On le retrouve à toutes les époques. J'ai cité récemment Richelieu, Colbert, on pourrait ajouter Robespierre et Napoléon-Bonaparte. On trouve des centralisateurs à tous crins, à toutes les époques, y compris à la nôtre. Et, c'est vrai qu'à-partir d'un certain moment, que l'on soit dirigiste, quand on est conservateur ou que l'on soit socialiste, lorsque l'on appartient à un parti de progrès, de toute façon la tentation est là et le tempéramment aussi. Et ceux qui ont la charge d'appliquer cette décentralisation, qui sont des fonctionnaires, des hauts fonctionnaires, issus de tous les milieux, s'identifient à leurs fonctions et détiennent les pouvoirs dont ils ne veulent plus se défaire. Donc, tout pouvoir doit se méfier de lui-même : pouvoir socialiste ou pouvoir conservateur. Il y a là un danger.
- De quelle façon corriger ? De quelle façon compenser ? La réponse est claire : puisqu'existe un pouvoir qui risque d'être un pouvoir exorbitant, il faut installer un contre pouvoir. A-partir du moment où le contre-pouvoir et le pouvoir seront exactement définis, s'établiera une dialectique, et j'espère qu'il en naîtra une certaine harmonie. Telle est la tâche à laquelle nous nous sommes attachés. Je vous ferai observer pour commencer que la décentralisation a été arrachée par l'actuelle majorité contre une opposition vigoureuse des partis conservateurs. Aujourd'hui, ils se montrent exigeants et répètent qu'on ne décentralise pas assez. Mais enfin, au moment où ils devaient faire un choix, ils ont quand même décidé de voter contre la décentralisation. Et c'est la majorité qui a décidé de cette réforme considérable, la plus considérable quant aux institutions françaises, certainement depuis la Révolution de 1789.
- Est-ce que j'en suis content ? Oui. D'une façon générale, les pouvoirs ont été bien répartis, bien rétrocédés. Certes, on peut toujours améliorer les choses. Mais beaucoup de régions, et beaucoup de départements n'ont pas perdu de temps, quelles que soient leurs nuances politiques, pour exercer pleinement leurs pouvoirs, et pour tout aussitôt réclamer plus de l'Etat ! Chacun voulant non seulement bénéficier de la décentralisation, mais encore garder la mentalité des anciennes collectivités locales, régionales, départementales, le réflexe de demandeur de subventions. Bénéficier des deux avantages, ce n'est naturellement pas possible. Et c'est ce qui conduit beaucoup de collectivités locales à dire : "on ne finance pas autant qu'il faudrait la décentralisation que l'on m'a accordée". Je crois que c'est un sujet qui vous préoccupe.\
QUESTION.- Voilà c'était ma seconde question. Nous qui rencontrons beaucoup de maires de petites communes essentiellement, le leitmotiv que nous rencontrons souvent lorsque nous les interviewons, c'est "on ne transfère pas assez de ressources correspondantes aux nouvelles compétences de la décentralisation".
- LE PRESIDENT.- Eh bien, monsieur, c'est faux. Et c'est faux parce que le financement est transféré au centime près. Ce que je vous dis là, ce n'est pas moi qui le dis : je me contente de répéter les conclusions du rapport établi par la commission centrale créée à cet objet. Je vous rappelle qu'elle est composée d'un grand nombre d'élus locaux, dont une majorité d'ailleurs appartient à l'opposition politique. Ils ont tous reconnu à l'unanimité qu'au centime près les transferts de l'Etat vers les régions et les départements correspondaient au financement nécessaire. Mais je comprends la plainte de certains maires. Les communes n'étant pas destinataires directs du financement, à qui doivent-elles s'adresser ? Aux départements ou à la région. Et il n'est pas certain que le département et la région répartissent exactemment auprès de la commune l'ensemble, disons des avantages ou des affectations, qui étaient naguère reconnus. Mais l'Etat, lui, n'est plus en cause. L'Etat n'a rien à voir avec cela. Il a diffusé un financement au centime près et je défie quiconque de dire le contraire. Et comme j'entends dire partout où je vais : sans doute l'Etat nous a donné des pouvoirs et des compétences, mais il ne les finance pas. Je dis : c'est faux. Il faut que les Français, eux, rétablissent la vérité et disent : nous avons maintenant à nous adresser à nos élus régionaux et départementaux pour obtenir notre dû. J'espère que cela est déjà fait dans la plupart des régions de France.\