11 octobre 1984 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée au journal "Sud Ouest", parue le jeudi 11 octobre 1984.

QUESTION.- Les Français dans leur grande majorité semblent souhaiter un dialogue entre l'opposition et la majorité. Y voyez-vous un signe avant coureur de décrispation, de détente du climat politique. Est-ce que cela vous encourage à développer votre thème du rassemblement ?
- LE PRESIDENT.- Assurément. En quelques domaines essentiels (défense, sécurité, rayonnement de la France, libertés) les Français doivent pouvoir toujours se retrouver, se rassembler. J'aimerais qu'il y en eût d'autres comme la lutte pour l'emploi et la modernisation du pays. Pour le reste, qui est fort important, il appartient à la représentation nationale d'agir selon le mandat qu'elle a reçu du peuple en s'inspirant des objectifs pour lesquels elle a été élue. Telle est la loi de la démocratie. Je n'en connais pas d'autre.\
QUESTION.- Existe-t-il une véritable convergence entre l'ancien Président de la République Valéry Giscard d'Estaing et vous-même, sur la future loi électorale ?
- LE PRESIDENT.- J'ai lu avec intérêt ce qu'il en dit dans son dernier livre. L'équilibre qu'il préconise entre scrutin majoritaire et scrutin proportionnel répond à une réalité française. Ses suggestions contribueront utilement à ma propre réflexion. Mais aucune décision n'est, à l'heure actuelle, arrêtée.
- QUESTION.- Quand le pays sera-t-il fixé sur celle-ci ?
- LE PRESIDENT.- Tout devra être en ordre en 1985. De préférence lors de la session d'avril. Vous n'aurez donc pas à attendre longtemps avant d'être fixés.\
QUESTION.- Pensez-vous que les mesures adoptées par le gouvernement pour lutter contre le chômage et en particulier celui des jeunes seront suffisantes ?
- LE PRESIDENT.- La première arme de lutte contre le chômage est l'activité économique. Cette activité dépend de l'aptitude de la France à affronter la compétition internationale. D'où la nécessité de moderniser tous nos secteurs de production. C'est un impératif. Mais il s'agit là d'une oeuvre de longue haleine, trop de retard ayant été pris dans les années 70. De toute façon, l'activité économique suppose que les femmes et les hommes appelés à la soutenir, c'est-à-dire l'ensemble des travailleurs soient préparés au renouvellement ultra-rapide des techniques et formés aux métiers qu'ils feront. D'où l'importance décisive de la formation des jeunes. Le gouvernement a engagé à cette fin une action très volontaire et très puissante. Mais son plan pour les jeunes répond aussi à une autre considération à laquelle j'accorde une valeur extrème : il faut que le garçon ou la jeune fille qui sort de l'école échappe à cette terrible période de non-activité, d'incertitude et finalement de désespoir avec tout ce qui s'ensuit sous forme de désordre individuel, familial et social qui frappe aujourd'hui 500 000 d'entre eux. Les communes et départements, les associations, les entreprises ont un rôle déterminant à jouer aux cotés du gouvernement dans ce combat où se joue le sort de notre civilisation. Une société coupée de sa jeunesse est perdue. Il s'agit là vraiment d'une tâche nationale.\
QUESTION.- Avez-vous donné des directives précises pour que le gouvernement s'attaque à ce qu'on appelle la nouvelle pauvreté ?
- LE PRESIDENT.- Malheureusement cette pauvreté n'est pas si nouvelle. L'expression remonte, si je ne me trompe, pour le moins aux années 1979 - 1980 où elle fut employée dans un rapport pour la Communauté européenne. A cette pauvreté aucun pays industriel n'échappe.
- Que peut faire l'Etat ? D'abord s'attaquer aux causes, ne pas se limiter à réparer les effets. Nous essayons d'agir en profondeur : augmentation sans précédent des prestations sociales, élargissement de la couverture sociale, interventions de la Commission Dubedout - Pesce sur les quartiers dégradés, zones d'éducation prioritaire, accueil des femmes seules, opérations été - jeunes...
- J'ai demandé au gouvernement qu'il accroisse son effort dans trois directions.
- Tout d'abord, les familles doivent percevoir sans retard les prestations auxquelles elles ont droit. Trop de demandes d'urgence proviennent de familles qui connaissent mal leurs droits (c'est le cas pour l'allocation-logement que 180000 d'entre elles ne perçoivent pas), ou qui reçoivent en retard leurs allocations. Il faut mettre un terme à ces situations anormales.
- Ensuite, le logement. Des commissions d'impayés de loyers ont été mises en place en juillet 1982. Une politique claire des logements vides doit être définie avec l'ensemble des responsables locaux, maires et organismes HLM.
- Là encore, c'est à la base, sur le terrain qu'il faut agir. Comme vous le savez, l'essentiel des responsabilités en matière d'action sociale appartient maintenant aux élus locaux. A côté d'eux, les associations, qui sont dévouées, efficaces, qui connaissent les problèmes concrets, doivent agir plus largement. Pourquoi l'Etat ne leur déléguerait-il pas les moyens financiers supplémentaires pour faire face aux situations les plus dramatiques ?\
QUESTION.- Compte-tenu des difficultés budgétaires considérables auxquelles l'Europe des Dix `CEE` arrive à peine à faire face, n'êtes-vous pas sensible aux arguments des agriculteurs français et spécialement ceux du Sud-Ouest qui considèrent que l'adhésion de l'Espagne et du Portugal en 1986 serait une catastrophe non seulement pour nos régions, mais aussi pour l'ensemble de la politique agricole commune ? L'échec de la négociation de Luxembourg va-t-il, selon vous retarder de façon inéluctable l'élargissement de la Communauté ?
- LE PRESIDENT.- D'abord il n'y a pas eu d'échec à Luxembourg mais une avancée lente en terrain difficile. Ensuite, on ne peut pas dire que l'élargissement soit une catastrophe. Au contraire. A condition d'agir avec intelligence, bon sens et de ne pas oublier que l'Europe dont l'Espagne et le Portugal sont partie intégrante, est une chance pour la France. Enfin, est-il sûr que tous les agriculteurs du Sud-Ouest considèrent que l'adhésion de l'Espagne et du Portugal soit catastrophique, comme vous dites !
- Souvenez-vous, avant la création du Marché commun, beaucoup d'agricuteurs pensaient que l'ouverture des frontières causerait la ruine de l'agriculture française. Or, vous savez à l'heure actuelle, les agriculteurs français vendent deux fois plus de produits qu'au début du Marché commun. Ce vaste marché leur a permis d'améliorer leur revenu. Aujourd'hui, aucun responsable agricole n'oserait demander que l'on renonce à la Communauté.
- Je crois qu'on pourrait assister à la même évolution pour l'élargissement à l'Espagne et au Portugal, car si l'Espagne est un concurrent dangereux pour certaines de nos productions de fruits, de légumes ou de vins, elle constitue aussi un marché considérable pour notre maïs, nos céréales, nos produits laitiers, nos viandes, et même nos vins d'appellation. C'est l'ensemble de ces données qu'il faut avoir à l'esprit lorsqu'on parle d'élargissment, du moins si l'on veut en parler sérieusement. Car il n'y a pas de bon ou de mauvais élargissement en soi, il y a des élargissements plus ou moins bien préparés. L'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun en 1972, par exemple, a été mal préparée.\
Pour l'Espagne et le Portugal, le gouvernement français n'hésite pas à mettre tous les problèmes sur la table, en faisant des propositions, sans rien cacher, ni dissimuler, au risque de provoquer parfois des tensions ou des difficultés avec nos partenaires de la CEE ou nos amis espagnols. Et cette méthode a déjà donné des résultats :
- Nous avons fait adopter en 1983 un réglement sur les fruits et légumes qui prévoit une organisation de marché proche de celle que connaissent les producteurs français et que devront appliquer à leur tour les producteurs espagnols. Et c'est sur la base de ce réglement que se déroulera la période transitoire qui, au total, durera dix ans. La négociation se poursuit sur ses produits dits "sensibles".
- Pour le vin, qui inquiète moins l'Aquitaine, mais continue à susciter de nombreuses appréhensions dans d'autres régions, j'avais précisé à Fontainebleau ce que la France souhaitait réformer dans l'organisation commune de marché, et les autres chefs d'Etat et de gouvernement m'ont suivi. La Commission n'a sans doute pas bien admis ce que je préconisais et a déposé un document qui comportait des propositions inacceptables pour les viticulteurs français. Alors il a fallu se fâcher : le gouvernement français a proposé une modification du réglement viticole limitant la garantie de prix à un certain volume produit et cette proposition est à l'heure actuelle examinée par nos partenaires avec un certain intérêt.
- A l'occasion des négociations sur l'élargissement, nous avons donc fait un progrès dans un secteur important de la politique agricole commune. Et pour moi, cela montre qu'il n'y a pas contradiction entre la politique agricole commune et l'élargissement, à la condition de bien poser les problèmes et de les aborder avec la volonté de les traiter jusqu'au bout, avant l'élargissement et non après. Si tous nos partenaires font preuve de la même détermination et acceptent de faire, au bon moment, des efforts en -rapport avec leur désir de voir l'Espagne et le Portugal entrer dans la Communauté économique européene, j'ai l'espoir que les négociations aboutiront au plus tard lors du prochain sommet des chefs d'Etat et de gouvernement qui aura lieu a Dublin en décembre 1984.\
QUESTION.- Parmi les 110 propositions qui composaient votre programme électoral, vous aviez envisagé la création d'un département basque. Avez-vous renoncé ou non à ce projet ?
- LE PRESIDENT.- Je souhaite que les élus du pays Basque mène à son terme l'étude -entreprise. Un projet, bon en soi, doit être examiné sous l'angle de l'opportunité, en raison de l'évolution des faits et des esprits.
- QUESTION.- La France va-t-elle poursuivre de façon sélective la politique d'extradition des réfugiés basques espagnols et obtiendra-t-elle l'aide de l'Espagne pour neutraliser les commandos du Gal qui viennent pourchasser ces mêmes réfugiés de ce côté-ci des Pyrénées ?
- LE PRESIDENT.- Les attentats commis en France par les commandos se réclamant du GAL sont et seront réprimés par la police et la justice avec sévérité. A la suite des enquêtes déjà menées, dix-sept personnes ont été interpellées et six sont écrouées. Ces efforts ne se relâcheront pas. Ils sont conduits avec la coopération et l'appui total des autorités espagnoles chaque fois que leur -concours est nécessaire. J'ajoute que d'importantes mesures de sécurité ont été prises afin de renforcer par des rondes et surveillances la protection des membres de la communauté basque espagnole vivant à Bayonne et dans sa région.
- Quant au terrorisme qui se réclame en France de l'ETA ou organisations militaires, il sera également combattu sans faiblesse. On ignore trop souvent, et j'insiste là-dessus, que l'examen auquel procède le gouvernement pour répondre à chaque demande d'extradition n'est que le stade ultime d'une procédure judiciaire et au terme de laquelle se prononcent successivement les deux plus hautes juridictions françaises : la Cour de cassation et le Conseil d'Etat. Ce n'est qu'après que toutes les voies de droit ont été épuisées - novation importante par -rapport aux pratiques du passé - que le gouvernement est appelé à prendre sa décision. Elle tient compte du fait que l'Espagne est redevenue un Etat où les minorités peuvent s'exprimer par le libre jeu des institutions démocratiques.
- C'est par une grave confusion qu'on a cru voir, dans les décisions récentes, une remise en cause du droit d'asile traditionnel. Le droit d'asile est un contrat. Celle, celui qui demande asile en France doit renoncer à toute action violente. On ne lui demande pas de renoncer à ses idées et à ses amitiés. On lui demande de respecter les lois et les engagements internationaux de la France. A cet égard les 3 personnes extradées ne pouvaient pas se réclamer du droit d'asile et se servaient de la France comme d'une base militaire, ce qui n'a rien à voir avec le droit d'asile. Et tout cela pour commettre des crimes de sang. Je respecte tout contrat qui m'engage. Plus de cinquante nationalités ont des réfugiés politiques en France et nous les protégeons. Il en sera de même pour les Basques espagnols qui se soumettront à nos lois. Pas aux autres.\
QUESTION.- Le plan Grand Sud-Ouest manifestait une priorité dans la politique d'aménagement du territoire. Face à la crise et aux problèmes de conversion industrielle, cette priorité a-t-elle toujours à vos yeux la même importance ?
- LE PRESIDENT.- L'intérêt porté par le gouvernement au Grand Sud-Ouest ne s'est pas démenti depuis 1981, bien au contraire. Le Conseil des ministres du 20 avril 1983, qui a fixé les orientations de la politique d'aménagement du territoire pour le IXème plan, a rappelé la nécessité de conforter le développement du Sud-Ouest. Le Grand Sud-Ouest est clairement une priorité de l'aménagement du territoire et je dirai même qu'il l'est plus que jamais dans la perspective de l'élargissement à l'Espagne et au Portugal de la Communauté économique européenne. Un exemple pour illustrer cette priorité : en 1984, les trois régions du Grand Sud-Ouest bénéficieront de 35 % des crédits consacrés à l'agriculture dans l'ensemble des contrats de plan.
- Bien sûr l'action menée par l'Etat doit tenir compte de la décentralisation. Dans cet esprit, le Plan Sud-Ouest, déterminé avant 1981 sans véritable concertation, depuis Paris, ne pouvait être poursuivi sous la même forme. Maintenant, l'effort de solidarité de la communauté nationale passe d'abord par le contrat Etat-région et par le contrat interrégional, expressions concrètes du nouveau dialogue institué par la planification décentralisée. Il portera en particulier sur les grandes infrastructures du développement (communications, recherche, formation supérieure), sur la création d'emplois et sur le "redéveloppement" des bassins industriels en déclin.
- Enfin, cet effort sera renforcé et complété par une intervention spécifique menée en concertation avec les régions, afin de leur permettre d'aborder dans les meilleures conditions l'élargissement de la Communauté économique européenne.
- QUESTION.- Les élections régionales au suffrage universel auront-elles vraiment lieu avant la fin de votre septennat ?
- LE PRESIDENT.- Oui, comme il se doit.\