21 septembre 1984 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à FR3 Lorraine, à l'occasion des cérémonies commémoratives de Verdun, Paris, Palais de l'Élysée, vendredi 21 septembre 1984.

QUESTION.- Monsieur le Président permettez-moi de vous remercier d'abord au nom des télespectateurs de la Lorraine que je représente ici, de nous avoir accordé cet entretien à propos de votre prochain geste pour l'amitié franco-allemande, geste que vous allez rendre samedi après-midi. Précisément, cette amitié franco-allemande elle a plus de vingt ans et pourtant il semble qu'elle a toujours besoin de symboles. Est-ce qu'il ne vous semble pas qu'il y a là un cours de l'histoire qui est un peu lent ?
- LE PRESIDENT.- Vous savez plusieurs guerres entre la France et l'Allemagne, ou des composantes de cette Allemagne, en particulier la Prusse, plusieurs guerres entre deux siècles et pour finir deux guerres mondiales où l'Allemagne et la France ont rempli le rôle que vous savez et payé ces guerres d'immenses sacrifices, pertes tragiques en hommes, hémorragies dont nous supportons encore les conséquences eux et nous, cela ne s'efface pas simplement parce que quarante années ont passé même si en effet les leçons de la dernière guerre ont été tirées tout de suite. Je me souviens d'avoir participé moi-même au premier congrès européen de réconciliation, c'était en 1948 à La Haye, et depuis cette époque de nombreux responsables ont patiemment travaillé, multiplié les occasions de rencontres, les symboles aussi qui sont très importants pour que la mémoire historique se fixe, pour que l'imagination se détourne des façons de penser traditionnelles et dessine un nouveau paysage de ce que pourrait être l'Europe et la France et l'Allemagne dans l'Europe et par là dans le monde. Tout cela a besoin d'être accompagné de signes et de symboles, telle sera la rencontre de Verdun le 22, samedi.\
QUESTION.- Précisément, monsieur le Président vous parlez de l'Europe, aujourd'hui on parle beaucoup du dollar à près de 10 francs, on parle également des impératifs de la défense nationale et européenne. Est-ce que la portée de ce geste au-delà du symbole devant l'histoire n'est pas également le début d'une construction européenne avec un axe prioritaire Paris - Bonn ?
- LE PRESIDENT.- Axe prioritaire, l'expression est un peu forcée. Ce qui est certain, c'est qu'il n'y aurait pas d'Europe, de communauté économique c'est son vrai non sans un bon accord franco-allemand. Je ne dis pas, et on ne peut pas dire il serait faux et injuste de le dire, que l'accord franco-allemand peut faire l'Europe, je dirai simplement que l'Europe ne peut pas se faire sans un bon accord franco-allemand. C'est à cela que je travaille, je m'y suis beaucoup consacré pendant les six mois de présidence que j'ai exercée à la tête de la Communauté européenne et je vois les divers Chanceliers allemands que j'ai connus et l'actuel chancelier Kohl y consacrer beaucoup d'effort, je m'en réjouis. Cela donne une volonté commune. Nous nous rencontrons, nous discutons, nous nous appelons au téléphone, nous confrontons nos points de vue à la veille des grandes conférences internationales, bref le dialogue franco-allemand est vivant et prometteur. La rencontre de Verdun s'inscrira dans cette longue suite d'événements qui devrait donner à l'Europe ce visage dont je parlais. L'amitié, le dialogue, la coopération, l'entente politique, l'union au sein de l'Europe des Dix ou des Douze, d'une Europe qu'il est facile aujourd'hui de définir bien qu'elle ne corresponde pas à toutes les données de l'histoire et de la géographie. L'Europe est artificiellement coupée en morceaux à la suite des accords qui sont nés du dernier conflit mondial. Mais à l'intérieur de cette Europe-là, la France et l'Allemagne ont compris que, aussi bien pour l'une que pour l'autre, beaucoup d'horizons seraient bouchés pour leur civilisation, leur culture, leur intérêt politique et humain, leur avenir si elles n'associaient pas intimement leurs projections dans la suite des temps, c'est-à-dire si elles ne composaient pas dans le -cadre d'une Europe ou d'une union politique de l'Europe une réalité dont on peut être sûr qu'elle serait tout aussi tôt placée parmi les principales du monde.\
QUESTION.- Précisément à propos de l'écu dont on a parlé récemment et dont on a dit qu'il pourrait redevenir ou devenir en tout cas une monnaie internationale. Est-ce que la portée du geste de Verdun pourrait rapprocher disons les points de vue franco-allemands sur ce sujet ?
- LE PRESIDENT.- Les choses ne sont pas liées à ce point. Simplement, je suis de ceux qui pensent et je crois que le chancelier Kohl est très proche de ce point de vue qu'un système monétaire international est la condition d'un retour à une harmonie, à un ordre, à un développement sans quoi c'est le chaos. On voit ce que cela donne dans le tiers monde, en Amérique latine, ce que cela donne aussi à l'intérieur des pays industriels comme le nôtre ou comme l'Allemagne. Notre point de vue est que ce système devrait reposer sur quelques solides piliers. On pense bien entendu tout de suite au dollar, on pense au yen, on pense à l'écu c'est-à-dire à la monnaie qui exprime la réalité économique de l'Europe occidentale.\
QUESTION.- Dernière question monsieur le Président pour cette cérémonie, ou ces cérémonies, vous avez invité vous-même le chancelier Kohl, également des jeunes, la jeunesse. Est-ce qu'il y a là une portée symbolique que vous voulez encore plus importante que le geste que les deux Présidents ou en tout cas le chancelier et le Président de la République feront ?
- LE PRESIDENT.- La jeunesse pardonnez cette vérité de La Palice, c'est la réalité de demain, c'est elle qui fera l'Histoire et il est bon, nécessaire qu'elle soit instruite, qu'elle sache et qu'en même temps elle soit capable d'éprouver ces grands moments où le coeur parle, où les sentiments qui animent les peuples tout d'un coup épousent la réalité de Verdun, témoin de terribles massacres, gloire pour des armées courageuses, bonheur après coup pour ceux qui gagnent et assurent ainsi leur liberté cela a été le cas de la France à l'époque, malheur pour tout le monde en raison du dommage subi dont je répète qu'il pèse encore sur le développement et la capacité interne de nos pays d'Europe. Ce sera pour moi aussi l'occasion d'aller en Lorraine dans un des hauts lieux de cette Lorraine courageuse qui sait faire face dans la paix comme dans la guerre dès lors qu'elle ne se sent plus, ou qu'elle ne se sent pas, isolée de la réalité nationale et internationale, carrefour désigné par la géographie mais aussi par l'Histoire de tous les courants où s'affirment les possibilités, les virtualités du futur, les réalités du présent, c'est donc pour moi une visite qui m'importe beaucoup. C'est aussi une façon pour moi de m'adresser à tous les Français, particulièrement à ceux qui ont combattu, qui ont souffert, à leurs familles. 1914 - 1918, 1939 - 1945. J'ai moi-même participé aux combats de Verdun en 1940, je sais ce que cela veut dire. Le père du chancelier Kohl a été combattant dans l'armée allemande. Je crois que ce sera pour nous un grand moment de recueillement. Le Chancelier de la République fédérale Allemande, le Président de la République française ensemble, éprouveront le sentiment d'avoir contribué à faire l'Histoire de leurs deux peuples et au-delà de ces deux peuples, d'avoir donné un élan nouveau à une construction politique qui devrait si on le comprenait davantage, j'espère qu'on le comprendra davantage, transformer l'équilibre mondial.\