8 juillet 1984 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien accordé par M. François Mitterrand, Président de la République, à la télévision jordanienne, Paris, Palais de l'Élysée, dimanche 8 juillet 1984.

QUESTION.- Monsieur le Président, vous êtes, depuis 1948, le deuxième Chef de l'Etat français à vous rendre en Jordanie. Dans quel esprit visitez-vous ce pays, aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- D'abord, dans un esprit d'amitié à l'égard du peuple jordanien, en raison de bonnes relations qui nous unissent avec Sa Majesté le Roi Hussein, de la continuité de notre politique à l'égard de ce pays et de cette région. J'y vais donc dans l'-état d'esprit d'un homme qui, représentant la France et sachant qu'il s'agit d'une région troublée, s'y trouve quand même particulièrement à l'aise en raison de la clarté de la politique française. Bien entendu, j'apprendrai beaucoup de mes interlocuteurs et ce n'est pas le moindre motif de l'intérêt que j'y trouve.
- QUESTION.- Précisément, dans le contexte actuel du Proche-Orient et deux ans après votre voyage en Israël, quelle appréciation portez-vous sur les relations entre les deux pays et quels résultats peut-on escompter de ce voyage ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas mon rôle que d'être soit un médiateur, soit un intermédiaire. Je suis allé en Israël il y a déjà quelque temps, cela fait plus de deux ans. Je me rends en Jordanie. Ces deux voyages n'ont pas de liens sinon que la France entretient des relations fécondes avec la plupart des pays de cette région du monde et qu'elle n'entend pas substituer une amitié à une autre mais tenter d'embrasser dans leur réalité les problèmes qui se posent souvent en termes antagonistes entre les peuples de la région.
- Si la France peut mettre des jugements utiles, il appartient aux responsables de ces pays et particulièrement au responsable, à Sa Majesté le Roi Hussein, de m'exprimer sa pensée, ce qu'il ne manquera pas de faire. Je le connais déjà. J'ai eu le plaisir et l'honneur de le recevoir à diverses reprises et nous aurons l'occasion, là, de poursuivre un dialogue déjà engagé. C'est au Roi de me dire lui-même en quoi la France lui paraît utile dans ses relations avec ses voisins. Mais son rôle s'arrête là.\
QUESTION.- La création de l'Etat d'Israël est admise et reconnue depuis 35 ans par les grandes puissances internationales. Comment concilier, selon vous, aujourd'hui, la reconnaissance des droits du peuple palestinien ?
- LE PRESIDENT.- Reconnu par les Nations unies, pas seulement les grandes puissances. Par les Nations unies. Et les Nations unies ont toujours maintenu cette prise de position initiale en assortissant cette reconnaissance d'un certain nombre de considérations qui ont été exigées par l'évolution des événements : plusieurs conflits armés et un conflit latent qui n'a pas cessé.
- Comment peut-on concilier ce droit à l'existence d'Israël ? Le droit de se voir reconnaître des frontières sûres, le fait de pouvoir disposer des moyens de cette reconnaissance, de ce droit. Tout cela me paraît normal.
- QUESTION.- Quelles frontières sûres, monsieur le Président ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas à moi d'en décider mais les frontières ont été définies par les Nations unies elles-mêmes. Si, depuis lors, la réalité a changé - et elle n'en a pas changé de droit - donc reste négociable tout ce qui n'a pas été déterminé par l'Organisation des Nations unies `ONU`. Le terme "négociable", qu'on ne se méprenne pas sur ce terme. Je veux dire par là que le droit n'ayant pas changé, il s'agit d'allier le droit et le fait et c'est, là, naturellement, que la négociation doit prévaloir.
- QUESTION.- Seriez-vous prêt, et à quel moment, à rencontrer le président du Comité exécutif de l'OLP, M. Yasser Arafat ?
- LE PRESIDENT.- Le problème s'est déjà posé plusieurs fois à l'égard de M. Arafat. Vous savez que la France a suivi, par -rapport à l'OLP, une politique de compréhension dans plusieurs circonstances, même de sauvegarde, reconnaissant dans cette organisation un rôle éminent puisqu'il y a lutte armée. Cette lutte armée, c'est également un fait.
- Si la France a toujours préféré la voie de la négociation plutôt que celle de la guerre, c'est parce que ça tombe exactement dans le -cadre de notre philosophie de l'histoire. Nous pensons que ce n'est pas avec la guerre qu'on résoudra les problèmes du Proche et du Moyen-Orient. Il n'empêche que nous avons, ici, une délégation qui a été mise en place par le pouvoir précédent, avant mon arrivée à la présidence de la République. Elle a été maintenue. Des relations tout à fait correctes ont été préservées. Mais, si l'on veut vraiment être utile dans une affaire aussi grave, je crois qu'il faut éviter les ambiguités.
- Notre position à nous est qu'il faut se rallier à la position de l'Organisation des Nations unies sur la reconnaissance de l'Etat d'Israël d'une façon claire et que, tant que cela ne sera pas fait, cela ne permettra pas les évolutions - évolutions éventuelles - des positions d'Israël dans le débat sur les territoires en question, c'est-à-dire les territoires qui ont été occupés à la suite des guerres. Je souhaite que ces problèmes soient abordés et réglés avant que l'on envisage des rendez-vous qui, sur le -plan personnel sont tout-à-fait souhaitables, mais sur le -plan politique, risqueraient d'être ambigus.
- QUESTION.- Dans l'immédiat ? Donc vous vous ralliez ...
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas envisagé. Je ne peux pas préjuger ce que sera l'avenir mais ce n'est pas prévu.
- QUESTION.- Vous êtes tout à fait fidèle, donc, à la résolution 242 du Conseil de Sécurité ?
- LE PRESIDENT.- Tout à fait.\
QUESTION.- Vous vous êtes récemment montré particulièrement soucieux des droits de l'homme en Union soviétique. Quel jugement portez-vous sur les droits de l'homme dans les territoires arabes occupés ?
- LE PRESIDENT.- Les droits sont les mêmes partout. Pourquoi appliquer un raisonnement spécial sur cette partie du territoire de la planète ? Les droits sont les mêmes partout. Ils ont été définis dans une déclaration universelle. Il y a aussi la vieille et fondamentale Déclaration des droits de l'homme, telle que la voient les Français. Elle a fait du chemin depuis. Elle a été admise comme un grand texte marquant les progrès de l'humanité. Je crois que, sans entrer dans le détail, c'est vrai là comme c'est vrai ailleurs. Il convient d'en convaincre les gouvernements responsables.
- QUESTION.- Vous êtes prêt à intervenir pour obtenir d'Israël la libération de détenus politiques palestiniens ?
- LE PRESIDENT.- Je serai toujours prêt à intervenir pour toute libération dès lors qu'il s'agit de mise en cause d'une liberté fondamentale mais je ne peux pas entrer dans cette conversation avec vous. Dans les cas individuels, lorsqu'il y a, naturellement, attentat, lorsqu'il y a mort d'homme, enfin lorsqu'il y a des actes qui vont aussi contre les droits de l'homme, bien entendu je réserve mon jugement, non pas quant au respect des droits de l'homme à l'ègard de quiconque, mais quant aux modalités ou aux sanctions qui ont été, ici ou là, adoptées. Donc, c'est devant des cas individuels que je peux me prononcer.\
QUESTION.- La région que vous allez visiter, monsieur le Président, connaît en ce moment un foyer de graves tensions, je veux parler du Golfe. Quelle analyse faites-vous de ce conflit très meurtrier et ce, compte tenu du soutien que la France apporte à l'Irak ?
- LE PRESIDENT.- La France souhaite que ces pays voient leur indépendance et leur souveraineté préservées. Je me suis réjouis, d'ailleurs, du resserrement de leurs liens au cours des années précédentes. Ce n'est pas pour les défaire maintenant, ou prêter la main à ce qui les déferait. La France, déjà depuis 1976, je crois, même auparavant - depuis 1976 d'une façon particulière, par des accords d'armement -, entretient des relations actives avec l'Irak. Puis s'est greffée là-dessus la guerre entre l'Irak et l'Iran qui menace de déstabiliser toute cette région. C'est une vieille et grande frontière historique, celle qui sépare l'antique Perse du monde arabe. Là, se sont déroulés bien des affrontements. La sagesse, c'est de tenir compte de l'histoire et de la géographie et de considérer que cette frontière doit continuer non pas de séparer, mais d'être l'endroit où s'arrêtent les progressions, soit arabes, soit perses ou iraniennes.
- Voilà pourquoi je souhaite très vivement que cette guerre s'achève par une négociation autour de la reconnaissance mutuelle des territoires souverains de l'un ou l'autre pays.
- Donc, pour ce qui touche à l'Irak, c'est bien simple. Mais si l'on suppose que cette guerre devait un jour déborder sur le reste du Moyen-Orient, alors la France éprouverait une crainte, éprouverait en même temps une sorte de solidarité à l'égard des Etats du Golfe qui n'ont rien demandé à personne, qui ne cherchent la guerre avec personne et qui ne doivent pas être victimes de la guerre. La position de la France serait claire dans ce cas-là.
- QUESTION.- Les Etats-Unis ont récemment refusé de vendre certains types d'armes à plusieurs pays arabes. La France est-elle disposée à répondre à leur demande en matière de matériel militaire au lendemain de cette défection américaine ?
- LE PRESIDENT.- C'est à voir. S'il s'agit de n'apporter aucun élément de discorde supplémentaire, agissons avec prudence. S'il s'agit de sauvegarder la vie-même, la sécurité de l'un des pays amis de la France, il faut aussi tenir compte de cette réflexion. Chaque cas particulier, concret, doit prendre le pas sur la définition générale qui serait imprudente.
- QUESTION.- Que pensez-vous de l'avis émis par Sa Majesté le Roi Hussein concernant l'indignité des Américains à prétendre apporter une solution quelconque au conflit du Proche-Orient ?
- LE PRESIDENT.- Le Roi Hussein s'exprime à sa guise. Je n'ai pas à faire de jugement de valeur sur ses déclarations.\
QUESTION.- Dernière question, monsieur le Président. La Jordanie, la Syrie, l'Egypte et le Liban se sont prononcés officiellement en faveur d'une conférence internationale sur le Proche-Orient sous l'égide de l'ONU. Israël et les Etats-Unis refusent le principe-même de cette conférence. Pour votre part, seriez-vous disposé à participer à une telle conférence qui regrouperait toutes les parties concernées et, parmi elles, les représentants de l'OLP ?
- LE PRESIDENT.- Nous avons toujours préconisé une conférence de cet ordre, à compter du moment où il existe une division aussi profonde entre, d'abord, ceux qui y sont directement intéressés, c'est-à-dire les pays de cette région, vous avez vous-même exprimé la situation d'Israël et, d'autre part, la position de la Jordanie ou la position de l'Egypte, mes amis égyptiens que j'irai voir au passage, en rentrant de Jordanie, avant de revenir à Paris. Cela montre bien qu'une telle conférence n'est pas prête puisque ne viendraient pas autour de la table ceux qu'il faudrait y trouver. Mais il n'empêche que les Palestiniens ont le droit de disposer d'une patrie et qu'il est vraiment très difficile de les ignorer si l'on veut parvenir à la paix.
- C'est pourquoi la France a toujours défendu l'idée d'une conférence qui pourrait se réunir enfin. Je vois bien les difficultés. Il suffit de vous entendre pour s'en rendre compte, mais enfin, c'est une position idéale qui, un jour, je l'espère, deviendra pratique. Oui, il faudrait que tous les partenaires soient autour de la même table, tous ceux qui ont leur mot à dire, tous ceux dont le devenir dépend de ce qui serait décidé dans une conférence de ce genre. Moi, je dis c'est un (inaudible) puisqu'il y en a qui sont indispensables et qui ne veulent pas. J'espère qu'ils approfondiront leurs réflexions puisqu'enfin, le choix de la paix doit prévaloir sur le choix de la guerre.\
QUESTION.- Monsieur le Président, il y a trois ans que vous êtes en charge des affaires de la France et, au bout de ce laps de temps, vous rendez visite à la Jordanie. De quel message êtes-vous porteur ?
- LE PRESIDENT.- Ce message sera d'abord exprimé par mon sentiment, d'intérêt, de joie et de fierté de pouvoir être l'hôte du peuple jordanien que je salue ici et de ses dirigeants, à commencer par Sa Majesté le Roi Hussein et par ses principaux collaborateurs. Si ce voyage ne s'est pas fait plus tôt, ce n'est la faute de personne, mais peut-être des événements qui m'ont contraint à faire d'autres voyages sur la surface de la planète. Mais cela fait déjà trois ans que j'y pense et les invitations successives que j'ai reçues trouveront enfin leur dénouement dans ce voyage auquel je suis très attaché. C'est ce que je tenais à dire, au-delà de vous-même, au peuple jordanien et à ceux qui m'entendent.
- QUESTION.- Une question liée précisément à ce message d'amitié, monsieur le Président. Vous savez que la France est très présente, ne serait-ce que par la francophonie, dans cette région qui dépasse d'ailleurs largement la Jordanie, puisque le Liban et la Syrie sont des pays qui parlent votre langue depuis longtemps. Quel effort pensez-vous que notre pays, que la France doit consentir en faveur de cette coopération ?
- LE PRESIDENT.- J'ai créé des organismes simplifiés et rassembleurs pour pouvoir défendre la francophonie partout dans le monde et à proposer en toutes circonstances la défense d'une langue qui garde une grande vertu internationale qui, d'ailleurs, se trouve en progrès dans certains domaines avec parfois, des reculs, ici ou là. Je suis très reconnaissant à ceux qui m'aident à maintenir la connaissance de notre langue, le Français, naturellement, mais à tous ces étrangers amis qui aiment notre langue et qui, parfois, l'apprécient plus que nous-mêmes. Oui, je suis très reconnaissant et je profite de cette circonstance pour le dire. Vous touchez de nombreux pays, dans de nombreux pays en question, il y a des francophones, des hommes, des femmes très motivés, qui s'intéressent à la promotion du français, qu'ils en soient remerciés.
- QUESTION.- Comment savez-vous, monsieur le Président, que j'incarne l'un des multiples aspects de la coopération franco-jordanienne ?
- LE PRESIDENT.- De quelle façon ?
- QUESTION.- Elle est très large en ce sens que la France est présente, d'abord, sur des sujets évidents tels que l'archéologie. L'Institut français d'archéologie au Proche-Orient fait un travail remarquable, dans cette région, en Syrie, comme en Jordanie d'ailleurs. Il y a aussi la télévision. La partie émergée de l'iceberg et elle touche, cette télévision jordanienne, par le canal de sa chaîne internationale, tous les pays de la région. Enfin, pas tous, mais une partie de l'Arabie saoudite, le Liban, Israël et par beau temps, même, Chypre. C'est un programme unique au monde et qui est un effort assez unique.
- LE PRESIDENT.- C'est intéressant, je comprends. Nous aurons l'occasion d'en reparler. Je vous reverrai là-bas, sans doute ?
- QUESTION.- Certainement. Je vous remercie.\