21 juin 1984 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion du dîner officiel au Kremlin, Moscou, jeudi 21 juin 1984.

Monsieur le président du Presidium du Soviet suprême de l'URSS,
- Monsieur le président du Conseil des ministres,
- Messieurs les ministres,
- Mesdames, messieurs,
- Au soir du premier jour de la visite que j'accomplis en Union soviétique à l'invitation du Presidium du Soviet suprême `Constantin Tchernenko`, je veux vous dire le grand intérêt que j'éprouve et l'honneur que je ressens à me trouver parmi vous en cette circonstance.
- Dans la communauté des nations, la France et l'URSS figurent parmi celles dont les racines sont les plus anciennes, les plus profondes. Elles ont connu, comme le veut toute vie, des heures de gloire, des heures de deuil. Mais qui pourrait leur reprocher d'être fières de leur passé, de leur culture, de leurs apports à la science et à la technique, du rang qu'elles occupent dans le monde ?
- M'adressant à vous au nom de la France, j'évoquerai pour commencer l'amitié entre nos deux peuples. Rares ont été les moments au cours des siècles, où nous nous sommes affrontés et lorsque ces affrontements se sont produits, le mouvement naturel de l'histoire les a aussitôt surmontés, effacés, avant de nous réunir jusque et y compris, dans la fraternité d'armes.
- Je suis d'une génération qui a vénu, qui a fait, la dernière guerre mondiale. Je me souviens de ces moments d'attente et de fièvre ou, à partir de juin 41 `1941`, dans un camp de prisonniers, en Allemagne, puis dans la résistance française, mes camarades et moi suivions sur la carte, avec un espoir passionné les mouvements de vos armées, sachant que de leur victoire dépendait notre libération et finalement le sort du monde. Je sais le -prix du sang que vous avez payé et les 20 millions de morts qui ont jalonné votre combat pour le salut de la patrie. Je salue leur mémoire, leur sacrifice, comme celui de nos soldats, sur d'autres fronts mais aussi sur le vôtre, avec notamment ceux de Normandie-Niemen, qui n'a pas cessé, ne cesse pas de dicter nos devoirs, dont le premier est et reste de préserver, partout, oui, partout et toujours, la paix. Gardons-en conscience et inspirons-nous de cet exemple.\
Survenant à son heure, cette visite me donne l'occation de vous exprimer personnellement et directement notre façon de voir à ce sujet. Mais, auparavant, et prolongeant par là, monsieur le président, les impressions que vous avez pu retirer, il y a deux ans, de votre séjour chez nous, permettez-moi de rappeler ce qu'est la France aujourd'hui, ce qu'elle pense, ce qu'elle espère.
- Vieille nation, ai-je dit, la France est un pays moderne. Son niveau de vie compte parmi les plus élevés du monde, sa protection sociale parmi les plus étendues. Elle est le quatrième exportateur mondial. Ses technologies sont souvent au premier -plan. Et, malgré ou à cause de la crise économique mondiale, nous avons entrepris un vigoureux effort de rénovation économique, de modernisation industrielle et de formation des hommes. Cet effort est rendu plus efficace, selon nous, par notre appartenance à la Communauté européenne `CEE`. Nous n'ignorons pas nos manques et nos faiblesses et les progrès à accomplir. Et en bien des domaines nous avons à tirer d'utiles enseignements de l'expérience et des réussites des autres. Mais, nous avons la volonté de rester parmi les meilleurs, d'accroître en toutes choses notre capacité.
- La France est une démocratie, une démocratie garante des droits de chacun, une démocratie vivante où chacun débat librement de ses choix. Elle croit à ses principes et pense qu'ils constituent la plus forte garantie de la paix, de la justice et de la liberté. Elle tient farouchement à son indépendance. Membre permanent du Conseil de sécurité `ONU`, elle est le pays qui entretient des relations dipplomatiques avec le plus grand nombre de nations du monde. Elle place le maintien de la paix au premier rang des objectifs de sa politique extérieure.\
Je souhaite que vous compreniez que notre politique de défense a également la paix pour finalité. Politique comprise et approuvée par une grande -majorité de mes compatriotes. La force nucléaire dont nous disposons a pour unique objet de décourager toute agression. Elle n'est tournée contre personne.
- Que notre force suffise pour que nul n'envisage de s'en prendre à la France : c'est, je le répète, toute notre ambition. C'est pourquoi nous maintenons en -état cette capacité en l'adaptant aux réalités militaires. Et si, avec quinze autres pays, nous appartenons à une alliance défensive, dont l'aire géographique est clairement déterminée, l'Alliance atlantique, nous n'en disposons pas moins, extérieurs que nous sommes au commandement intégré de cette Alliance `OTAN`, de notre autonomie de décision. Seul peut en user le président de la République française. Ce ne sont pas là des mots privés de réalité. Nous savons en toute certitude que notre sort, notre indépendance, notre survie même, dépendent de notre autonomie. Ce sont choses trop graves pour que d'autres en décident à notre place. Cette évidence, qui n'enlève rien à notre loyauté, qui ne retire rien à nos engagements, commande notre attitude chaque fois qu'il est question de notre force nucléaire stratégique.\
Autonomes à l'égard de nos alliés, nous entendons l'être à l'égard de quiconque. Ce qui explique pouquoi nous n'avons pas accepté, et nous n'acceptons pas que les conditions de notre sécurité soient débatues dans le -cadre d'une négociation où nous ne sommes pas, entre deux pays étrangers, fussent-ils amis du nôtre. Tel était le cas lors de la discussion de Genève sur les armements à moyenne portée `FNI`, déployés ou à déployer sur le théâtre européen. On aurait discuté à Genève, hors de notre présence, tandis qu'on n'y discutait pas des armes de même type appartenant aux deux négociateurs.
- Je n'insisterai pas sur ce paradoxe. Ce que je déclare, ici à Moscou, je l'ai déclaré à Paris et déclaré à Washington. C'est le même langage que j'emploie partout. Autonome, la force nucléaire de dissuasion française ne saurait être décomptée dans un camp, et donc dépendre d'un calcul qui nous contraindrait à soumettre nos choix d'armement à l'accord d'autres puissances, seraient-ellessnos plus proches alliées. Je ne soupçonne personne de désirer la guerre. Personne ne la veut. Dans l'histoire, votre pays n'a jamais observé d'attitude agressive à l'égard du nôtre. Je suis convaincu qu'il n'a pas d'intentions belliqueuses. Mais la France doit se prémunir contre tous les risques objectifs que représentent l'accumulation d'armements sur notre continent.
- On ne peut faire remonter cette accumulation à la seule installation des Pershing 2 et missiles de croisières. Toutes les armes qui sont sur le continent sont concernées par cette réflexion et en particulier les SS 20 en Europe.\
La sécurité de mon pays est le seul point non négociable dès lors qu'une menace existe. Et si cette menace n'est pas, et je le crois, dans l'esprit de ceux qui peuvent en user, il suffira de parler franchement et de s'asseoir autour de tables comme nous l'avons fait aujourd'hui, comme nous le ferons demain, pour que la paix l'emporte sur la crainte de guerre. Dans un esprit de disponibilité, j'ai précisé en septembre 83, devant l'Assemblée générale des Nations unies, les conditions qui devraient être remplies pour que la France accepte l'ensemble des forces des pays dotés des armes nucléaires :
- que l'écart entre l'arsenal nucléaire des deux grandes puissances d'une part et celui de la France d'autre part ait été substantiellement réduit,
- qu'aient été corrigés les importants déséquilibres existant en matière d'armements conventionnels et chimiques,
- qu'aucun système nouveau aboutissant à destabiliser les fondements actuels de la dissuasion, et donc de la paix, n'ait été installé. C'est le sens de la proposition pour la "paix dans l'espace" que la France vient de déposer `le 12 juin` devant la Commission de Genève pour le désarmement.
- Voilà très brièvement résumé la politique de défense de la France. Nous poursuivons notre effort, qui n'a d'autre but que de nous protéger, et serons toujours ouverts à toute position sérieuse de désarmement. Les domaines ne manquent pas où des progrès sont immédiatement accessibles : premier emploi de la force, armes chimiques, dissémination nucléaire, armement dans l'espace, contrôle, que sais-je ? Je souhaite qu'il vous soit possible d'aller plus loin et d'aborder le problème central du désarmement nucléaire.
- Cela n'aboutira que par le principe reconnu, respecté, contrôlé de l'équilibre des forces dans le monde et en Europe. La négociatio, à notre sens, doit embrasser les problèmes de l'armement dans leurs dimensions stratégique, intermédiaire, tactique. Il appartient à chacun des négociateurs, le jour où cela sera rendu possible, sans condition préalable, et à la condition que chacun veuille bien faire un pas en avant, d'apporter sa contribution. Je ne me substituerai ni à l'un, ni à l'autre pour déterminer les conditions nécessaires à la réussite de l'accord et il vous appartient d'en décider. Nous resterons toujours disponibles pour contribuer à l'apaisement.\
La paix, c'est aussi le développement et les échanges entre les hommes. Cette notion est au coeur même de mon pays qui ne serait pas ce qu'il est, si sa langue, sa réflexion, sa culture n'avaient été enrichies par des apports venus d'ailleurs.
- Vous avez parlé, monsieur le président, d'Helsinki et de la Conférence de Stockolm. Il est bon en effet que nos peuples aient conscience de la permanence des conclusions d'Helsinki qui ont toujours valeur contractuelle entre nos peuples. Vous savez qu'il y est traité aussi des libertés, notamment de la liberté de circulation des personnes et il est vrai qu'il existe des interprétations divergentes. Il ne faut pas que nos peuples soient déçus. Toute entrave à la liberté pourrait remettre en cause les principes librement acceptés. C'est pourquoi nous vous parlons parfois des cas de personnes dont certains atteignent une dimension symbolique. C'est comme cela qu'il faut comprendre l'émotion qui existe en Europe et dans beaucoup d'autres endroits pour ce qui touche à des citoyens de votre pays, comme il peut en exister ailleurs et comme il en existe. C'est le cas du Professeur Sakharov et de bien des inconnus qui dans tous les pays du monde, peuvent se réclamer des accords d'Helsinki.\
Nous respectons votre souveraineté, nous ne voulons pas nous ingérer dans vos affaires intérieures et je dis tout cela parce que nous vous respectons. Ce qui importe, c'est que nous puissions, comme nous le faisons, parler directement et utilement. Notre préoccupation, c'est aussi le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, à demeurer indépendants. Telle est la leçon de nos révolutions, et nous n'en manquons pas.
- La révolution de 1789, la commune de Paris chez nous, la révolution de 1917 chez vous. Nous nous en sommes entretenus aujourd'hui, qu'il s'agisse de l'Amérique centrale, de l'Afrique australe, du Golfe persique, du Proche-Orient, de la guerre entre l'Iran et l'Irak. Vous connaissez notre désaccord sur l'Afghanistan, ainsi que les questions que nous posons sur le Cambodge. Nous souhaitons avec vous trouver les solutions qui permettront dans la neutralité de ces pays, s'ils la désirent, de parvenir à une paix désirable dans le respect mutuel.
- Je souhaite aussi que tous les peuples d'Europe puissent se retrouver en multipliant leurs échanges, qu'ils soient plus riches économiquement, culturellement, humainement, que les libertés grandissent, et non qu'elles soient soudain révoquées comme cela s'est produit en décembre 1981. Nous devons pouvoir nous retrouver pour en débattre et marcher dans la même direction.\
Aux libertés individuelles, au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, j'ajouterai pour terminer, l'accès au développement des peuples qui, souffrant de la misère, de la famine, qui sont exploités et que la crise des pays les plus riches écrase davantage. Nous approuvons à cet égard le choix librement fait du non alignement par de très nombreux pays sur la surface de la planète.
- Paix, liberté, croissance tels sont les objectifs qui doivent être communs à l'ensemble des pays désireux de promouvoir le progrès entre les hommes. A cet égard, monsieur le Président, vous pouvez compter sur la bonne volonté de la France. J'ai dit pour commener que nous n'oublions pas l'histoire et vous avez vous-même observé au cours de votre allocution que vous souhaitiez une France fidèle, aux attachements qui ont été les siens il y a soixante ans, mais aussi il y a quarante ans à la fin de la guerre mondiale. Je puis vous assurer que la France, de ce point de vue, qui est l'un des plus importants, n'a pas changé.\
Mes compagnons de voyage et moi-même, sommes très sensibles à la qualité de votre accueil hier soir et au cours de cette journée dans cette belle ville et ce soir dans cette salle magnifique.
- Je vous ai dit, monsieur le Président, que je souhaitais que le plus grand nombre de personnalités responsables dans tous les domaines de votre pays viennent nous visiter. J'ai rappelé que nous serions de notre côté, disposés à multiplier les voyages de travail et, le cas échéant, d'agrément en Union soviétique. Il n'y a pas, pour nous réunir, que les conversations politques et les palais officiels ! Il y a vos musées, vos richesses artistiques, vos villes et vos campagnes, il y a tout ce qui fait la grandeur de votre pays.
- Grandeur et beauté, la France, elle aussi en a sa large part, monsieur le Président. J'ai pris l'initiative de vous demander de bien vouloir, quand cela vous sera possible, venir chez nous nous rendre cette visite d'aujourd'hui.
- A mon tour, je porte un toast, un toast à votre santé selon la tradition, monsieur le Président, mesdames, messieurs, à la santé de vos familles, des êtres qui vous sont chers, et plus encore à la santé de votre peuple dont nous savons la qualité. Je lève mon verre, enfin au développement confiant de nos relations dans la clarté de nos débats et dans l'espoir d'une amitié toujours raffermie.\