5 juin 1984 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée au Magazine "ELLE", Paris, mardi 5 juin 1984.

QUESTION.- Monsieur le Président, il y a six femmes dans votre gouvernement et douze au treize à votre cabinet...mais elles n'ont pas les postes-clés. Aucune d'elles n'est ministre des finances, ni secrétaire général de l'Elysée... Seule Edith Cresson...
- LE PRESIDENT.- Edwige Avice...
- QUESTION.- Hum, la jeunesse, les loisirs...
- LE PRESIDENT.- Mais vous êtes rétro ! Ce que vous appelez les loisirs couvre maintenant le "temps libre" et donc un vaste pan de l'organisation sociale et culturelle de demain.
- QUESTION.- Ce ne sont pas les postes essentiels !...
- LE PRESIDENT.- C'est un progrès, il n'est pas suffisant. On franchira d'autres étapes.
- QUESTION.- Quoi qu'il en soit, est-ce que vous ressentez chez ces femmes une façon d'aborder ou de résoudre les problèmes qui soit différente de leurs collègues masculins ? Y a-t-il un plus ?
- LE PRESIDENT.- Ni un plus ni un moins. Sans doute les femmes qui m'entourent ont-elles généralement un sens plus aigu du concret. J'apprécie cette qualité si nécessaire au gouvernement d'un pays. Mais n'allons pas trop loin. Une femme qui sort de l'ENA a les mêmes réflexes, la même tournure d'esprit qu'un homme qui sort de l'ENA.\
QUESTION.- Dans la décision que vous prendez sur la représentation proportionnelle pour la future loi électorale, de quel poids pèsera la sous-représentation des femmes dans les assemblées parlementaires ?
- LE PRESIDENT.- Aucun projet n'est à l'heure actuelle à l'étude. On va s'y attaquer bientôt car le pays doit connaître le mode de scrutin dans un temps raisonnable avant les élections législatives. Mon programme prévoyait d'introduire la proportionnelle dans notre loi électorale. Nous irons, je pense, dans ce sens.
- QUESTION.- ... Qui pourrait donc donner une place aux femmes, car c'est le seul moyen !
- LE PRESIDENT.- Le choix des candidats est l'affaire des organisations politiques. Quand j'étais Premier secrétaire du Parti socialiste 30 % de femmes avaient été retenus parmi les candidats éligibles à l'élection européenne de 1979. Ce pourcentage a été maintenu par Lionel Jospin. Tout numerus clausus me hérisse mais il fallait casser la mécanique d'élimination des femmes. La proportionnelle y contribuera... un peu. Aucun mode de scrutin ne résoudra à lui seul ce problème.
- QUESTION.- C'est tout de même plus facile de mettre des femmes sur des listes que d'investir des candidates individuelles !
- LE PRESIDENT.- Dans les partis où ce sont les adhérents qui votent a bulletin secret, la décision leur appartient. Mais j'admets que la proportionnelle permet aux responsables nationaux de faire adopter des règles générales plus favorables à la représentation féminine. Ce n'est pas le moindre de ses avantages.\
QUESTION£- Les salaires des femmes sont, pour le même travail, inférieurs en moyenne de 30 % à ceux des hommes...
- LE PRESIDENT.- La loi dit depuis longtemps : à travail égal, salaire égal. Nous l'avons renforcée en 1983 car elle n'était pas appliquée, institué un rapport annuel pour connaître le bilan de la situation comparée des hommes et des femmes dans l'entreprise, donné aux salariées et à leurs organisations les moyens de recours contre lesdiscriminations. On n'y arrivera qu'en y veillant de près. C'est une tâche de persuasion quotidienne. Le secteur privé, en dépit de quelques cas remarquables (mais exceptionnels) n'offre pas aux femmes des carrières comparables à celles des hommes. Quand à l'administration, elle fait le gros dos dès qu'il s'agit de donner accès aux femmes aux potes supérieurs. Tous les prétextes sont bons. Lorsque je puis agir directement, j'agis. J'ai nommé une femme Première présidente de la Cour de Cassation, `Simone Roses` une femme présidente de la Haute Autorité de l'audiovisuel `Michèle Cotta` et le gouvernement a choisi une femme pour présider l'un des plus grands groupes d'assurances, plusieurs femmes commissaires de la République, deux ambassadrices, quatre femmes PDG de banques. Nous restons loin du compte.\
QUESTION.- Et l'accès au monde du travail ? A l'Association pour la formation professionnelle des adultes, l'AFPA, les femmes sont en minorité (18,5 %). D'autant que l'AFPA, au lieu de s'occuper des adultes, par exemple des mères de famille qui voudraient accéder à un premier emploi, a surtout pour clientèle les jeunes mal formés par l'école... Et puis, dans les centres d'hébergement de l'AFPA, il n'y a que 10,5 % des places pour les femmes... Ne serait-ce pas plus simple de reconnaître ce que tout le monde pense tout bas : une femme au foyer c'est un chômeur de moins ?
- LE PRESIDENT.- Les femmes ne sont pas formées aux métiers qu'elles exercent£ C'est vrai souvent pour les hommes, mais beaucoup plus pour elles. Il faut qu'on cesse de destiner les femmes aux emplois d'exécution, là où sont les petits salaires, les protections faibles et les emplois à la merci de l'employeur... Néanmoins, le nombre de stagiaires femmes en formation, professionnelle a augmenté de 20 % en 1982. Les filles ont représenté 48 % des jeunes de 16 à 18 ans dans les stages d'insertion et de qualification et les premières estimations sur le programme 18 - 21 ans permettent d'évaluer à au moins 50 % le nombre de femmes parmi les stagiaires. L'AFPA forme à présent des femmes agents de maintenance en micro-système informatique, des techniciennes en économie d'énergie, des techniciennes de commandes numériques, des électriciennes d'équipement industriel. Nous étendons le champ de leurs compétences. N'oublions pas que les femmes soutiens de famille ont priorité d'accès aux stages rémunérés et que les agricultrices peuvent disposer d'une formation particulière, dite stages de 200 heures. Cela pour dire que nous travaillons sans répit pour corriger une situation détestable. Malgré tout vous m'avez pas tort de penser qu'avec l'avancée du chômage on ne montre pas beaucoup d'entrain à accroître le nombre de femmes sur le marché du travail.\
QUESTION.- Prenons le cas d'un couple où la femme travaille, monsieur le Président. Si le mari gagne 9000 francs et la femme 6000, le système fiscal actuel oblige la femme à payer des impôts au taux marginal de la tranche des ménages qui gagnent 15000 francs par mois £ si elle faisait une déclaration de revenus séparée comme les couples non mariés, elle paierait avec un taux beaucoup plus bas. Est-ce que vous ne pensez pas qu'on pourrait donner aux Français le choix du système optionnel de déclaration séparée ?
- LE PRESIDENT.- Votre exemple est juste. Mais je vous fais remarquer que, dans votre hypothèse d'imposition séparée, celui des deux qui gagne le plus serait imposé à un taux supérieur au taux résultant d'une imposition conjointe. Votre système n'a donc pas que des avantages. Il n'en reste pas moins que, dans certains cas précis, les couples non mariés bénéficient d'un meilleur traitement fiscal que les couples mariés. C'est une anomalie très ancienne de notre système fiscal fondé dès l'origine sur la famille et sa traduction en ce domaine : le foyer fiscal. Un député, Mme Ghislaine Toutain, a étudié en détail ce sujet à la demande du Premier ministre et en a bien relevé ces imperfections. Le gouvernement a commencé d'y remédier en appliquant, chaque fois que possible, dans les nouvelles lois, les règles fiscales à la personne et non au foyer. Dans le cas de l'impôt sur le revenu que vous citez, il ne s'agit pas de créer un impôt nouveau, mais de modifier un impôt existant depuis le début du siècle. Si votre idée est simple à énoncer elle est complexe à mettre en oeuvre. Cela mérite réflexion.
- QUESTION.- Autre sujet d'angoisse pour les femmes, celui des pensions alimentaires en cas de divorce.
- LE PRESIDENT.- Des mesures sont prises pour que l'Etat se substitue au défaillant, afin que la femme divorcée n'attende pas le paiement d'une pension alimentaire qui souvent n'arrive jamais. L'Etat se chargera du recouvrement et, croyez-moi, il sera vigilant.\
QUESTION.- A propos de votre interview, le journal "Elle" a fait un sondage. Il dénote une nouvelle fois le climat d'insécurité qui inquiète le pays, notamment à cause de la montée de la petite délinquance. Alors je vais vous poser une question très personnelle. A une femme qui a peur de sortir, qui reste cloîtrée derrière ses volets, qu'avez-vous à dire ?
- LE PRESIDENT.- Je pourrais, bien sûr, lui dire que c'est un phénomène général, propre à toute les sociétés urbaines, mais ce n'est pas cela qui la rassurera. Augmenter le nombre des policiers ? Nous l'avons fait et en avons recruté 8000. La France a l'un des plus forts pourcentages de policiers du monde occidental. Il faut sans doute améliorer l'emploi de cette police : trop de policiers sont affectés à des tâches parallèles ou marginales. Il faut développer l'ilotage. Aider les personnes âgées, les isolés, à disposer du téléphone et de tous les moyens de communication et d'alerte. Heureusement les progrès dans ce domaine sont rapides. Mais j'en reviens à la réflexion sur la société dans laquelle nous vivons. Vivre mieux dans la ville, dans les banlieues, les organiser autrement, aérer ces terribles univers de béton construits depuis quarante ans, donner un contenu au temps libre et, surtout, surtout, réduire le chômage des jeunes, tout cela constituera sans doute une prévention utile contre les laisser-aller, les abandons qui conduisent à la délinquance. Le phénomène urbain n'a été maîtrisé nulle part dans le monde. C'est là que la civilisation est à réinventer. C'est, à mon sens, le devoir principal de tout gouvernement.\
QUESTION.- Autre sujet de préoccupation dans ce sondage, la santé. Les dépenses de santé augmentent plus vite que le revenu de la nation, et vous avez fixé au gouvernement un objectif : réduire d'un point le prélèvement obligatoire de l'Etat...
- LE PRESIDENT.- Oui.
- QUESTION.- Alors chacun comprend bien qu'à un moment il faudra faire des choix. Qui en supportera les conséquences ?
- LE PRESIDENT.- Nous avons rétabli l'équilibre de la sécurité sociale. La presse ne l'a pas beaucoup remarqué, c'était pourtant un fait majeur. Le ministre des affaires sociales a parfaitement réussi sa mission, puisqu'il a équilibré ce qui ne l'était pas et sans avoir eu à augmenter les cotisations ni réduire les prestations, rien qu'en évitant les surcoûts inutiles, par de bonnes économies. Nous continuerons.
- QUESTION.- Et si cet effort venait à trouver sa limite ?
- LE PRESIDENT.- Il est vrai que le coût de la santé s'accroît plus vite que le revenu national - beaucoup plus vite que le revenu salarial sur lequel repose notre système de sécurité sociale. Un plus grand nombre de personnes peuvent se soigner, les thérapeutiques sont plus chères, plus sophistiquées et pourtant nous avons freiné les dépenses. Ce n'est pas un miracle mais l'effet d'une gestion sérieuse. La réduction des prélèvements obligatoires ne remettra pas en cause l'équilibre atteint.\
QUESTION.- Est-ce qu'une bonne part du problème scolaire n'aurait pas pu éviter de se poser si l'école publique avait réussi sa mutation ?
- LE PRESIDENT.- Je crois qu'il se poserait quand même parce qu'il est le résidu d'une longue histoire, parce qu'il engage encore, à tort ou à raison et des deux côtés à la fois, la conscience de beaucoup de braves gens, parce qu'il fournit un alibi commode à l'esprit jamais sur le choix de ses armes. Le combat pour l'école publique s'est toujours identifié au combat pour la République. Quand on la met aujourd'hui injustement en cause, cela m'oblige à penser que les ennemis de la République n'ont jamais aimé son école. Vous remarquerez que les principaux responsables de l'enseignement privé ne tombent pas dans ce travers. Ils aiment leur école mais ne dénigrent pas l'autre. Ils savent que l'école publique travaille et réussit mieux que certains le disent, même si des carences demeurent, que ses résultats scolaires valent bien pour le moins ceux de l'enseignement concurrent. La passion que montrent, en revanche, nombre de dirigeants de l'opposition politique pour dénoncer l'école publique est révélatrice de leur véritable objectif. Ce sont de dangereux alliés pour l'enseignement privé ! Une fois passé le vent de la passion folle qui souffle depuis l'adoption en première lecture du projet de loi Savary, on constatera qu'il n'existe aucune atteinte à la liberté de l'enseignement et qu'il s'agit d'une tentative sage de conciliation de paix scolaire. Puis-je espérer que chacun de ceux qui s'effraient lise le texte ?
- Quant aux mutations nécessaires de l'école publique, les dirigeants de la FEN et du CNAL, que je recevais l'autre jour et à qui j'en parlais, en étaient tout à fait d'accord. C'est là une grande ambition nationale. J'ai demandé un rapport au Collège de France -cela n'avait pas été fait... depuis quatre cents ans !- sur le contenu de nos programmes éducatifs pour les générations nouvelles. Il a accepté. Son rapport me sera fourni dans un an. Car, dans les deux ans qui viennent, il faudra procéder à des réformes importantes.
- QUESTION.- Vous pouvez nous les dire ?
- LE PRESIDENT.- Il appartiendra au gouvernement de la faire.\
QUESTION.- Monsieur le Préisdent, j'étais il y a quelques semaines au MIP TV, le grand marché des programmes de télévision. Les Américains m'ont montré des programmes pour enfants âgés de 10 à 14 ans : "pour vous en France, m'ont-ils dit, ce serait de 7 à 10 ans". Dans cette tranche d'âge les petits Français ont donc une avance considérable. Comment expliquez-vous alors qu'à la sortie le phénomène soit souvent inversé et que les jeunes Français ne soient pas formés à des métiers comme les Américains ?
- LE PRESIDENT.- J'ai lu un autre sondage réalisé dans les universités américaines, où l'on comptait les qualités et le rendement des étudiants de différentes nationalités. Au point de départ des études supérieures, c'était les jeunes Français qui arrivaient en tête, surtout dans les disciplines scientifiques. Et pourtant à 25 ans ils avaient perdu leur avance. Meilleure formation pour la théorie, passage à la pratique plus difficile ! C'est une des raisons pour lesquelles le gouvernement s'attache à relier davantage le couple université - entreprise et à donner une plus grande place à l'enseignement professionnel. On constate déjà d'excellents résultats. De nouvelles disciplines sont apparues dans le secondaire et le supérieur : électronique, informatique, biologie...
- QUESTION.- Faut-il rendre l'informatique obligatoire à l'école, comme le souhaitent 55 % des Françaises ?
- LE PRESIDENT.- Bien sûr. L'informatique n'est pas seulement une technologie parmi d'autres, c'est une technologie associée à toutes les formes de développement. C'est aussi un langage. Nos grands-parents rêvaient de l'esperanto, langue formée de toutes les langues. L'informatique n'est pas en soi une culture, mais un nouveau langage suscite toujours une nouvelle culture. J'en aperçois les dangers dont le premier est son terrible effet réducteur. Mais elle sera un jour un passage obligé. Autant le savoir et apprendre en même temps comment le franchir sans dommage et comment s'en servir pour l'épanouissement de l'esprit. En 1986 les 2500 lycées de notre territoire national seront équipés de 4 à 16 micro-ordinateurs par établissement. En 1988, 5000 collèges à leur tour et il en sera de même du primaire où sont prévus à cet effet des groupements d'écoles. Dans les 4 ans nous disposerons de 4000 enseignants formateurs et de 150000 enseignants utilisateurs.\
QUESTION.- Notre sondage montre aussi une grande sensibilité des Français, les femmes comme les hommes, aux problèmes de la langue française et de l'horthographe. Monsieur le Président, vous vous êtes battu pour l'histoire, allez-vous le faire pour l'orthographe ?
- LE PRESIDENT.- Sans vouloir emprisonner notre langue dans une gangue, je suis très attaché à l'orthographe. C'est un élément important de la reconnaissance par signes nécessaire aux membres d'une même société. J'ajoute que l'orthographe s'apprend surtout en lisant. Je voudrais tant que la profusion de l'image n'étouffe pas la lecture ! Cela dit£ la vitalité d'une langue se révèle par la mobilité de son vocabulaire. L'audiovisuel accélère cette évolution. Tant mieux. A la condition de ne pas perdre en route la substance et la texture de notre langage.\
QUESTION.- Monsieur le Président, il y a un changement dans vos interventions télévisées. Vous êtes allé à l'Enjeu, à l'Heure de vérité, à Sept sur sept.
- LE PRESIDENT.- Le chef de l'Etat doit parler aux Français et il ne faut pas que se dresse entre eux et lui un mur de protocole, de convenance... Sans doute, une certaine distance est-elle inhérente à la fonction que j'occupe, s'impose-t-elle à certains message. Mais le plus souvent je souhaite pouvoir m'exprimer comme je parle à mes amis. J'ai besoin d'entendre leurs objections, leurs inquiétudes, leurs angoisses. Et moi, j'ai besoin de leur expliquer ce que je veux, ce que je crois, ce que j'espère. Cette conversation n'a pas besoin d'ors et de draperies. La liberté de ton, ce n'est pas si facile avec cette machine froide qu'est une caméra ! A cet égard je dois beaucoup aux journalistes qui m'ont interrogé lors des émissions que vous évoquez. J'ai constaté une fois de plus avec eux qu'une émission est bonne quand les questions le sont.\
QUESTION.- Monsieur le Président, quand vous parcourez le monde, vous rencontrez d'abord des hommes et des femmes, des chefs d'Etat. Pensez-vous que les contacts personnels, sympathies ou antipathies, jouent un rôle dans la politique internationale ?
- LE PRESIDENT.- Oui.
- QUESTION.- Pensez-vous que l'on puisse avoir des relations personnelles avec M. Tchernenko ?
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas, je ne le connais pas.
- QUESTION.- Pensez-vous que, quand on est une femme, et une femme tétue comme Mme Thatcher, on rencontre de la part de ses interlocuteurs masculins une attitude différente de celle qu'ils auraient si...
- LE PRESIDENT.- Oh, les règles de la courtoisie jouent, sans doute, mais pas plus qu'il ne faut, quand il s'agit des intérêts de l'Etat, des intérêts d'un peuple.
- QUESTION.- N'y a-t-il pas un défi entre Margaret Thatcher et François Mitterrand ?
- LE PRESIDENT.- Un défi ? Pourquoi ? Simplement nous savons tous les deux dire non.
- QUESTION.- Et l'homme Reagan, êtes-vos sur la même longueur d'ondes que lui ?
- LE PRESIDENT.- Quand je l'ai rencontré, c'était au sommet des sept pays industrialisés, à Ottawa, peu après mon élection en 1981. Dans ce type de conférences, on exagérait en parlant d'intimité. Mais à passer de longues heures ensemble, pendant deux ou trois jours, il s'établit forcément une relation personnelle. Ronald Reagan, je l'ai trouvé comme il est, chaleureux, simple, hospitalier, habité de certitudes, très ouvert à ses interlocuteurs, moins à leurs idées si elles sont différentes des siennes. C'est un patriote qui comprend que les autres le soient. Nous nous parlons sans vaines précautions, ce qui me plaît et ne semble pas lui déplaire. Si, par longueur d'ondes, vous entendez que notre relation est facile, oui. Nous appelons un chat un chat. Il n'y a pas besoin de l'arsenal des théories pour cela.\
QUESTION.- Depuis près de trois ans, monsieur le Président, votre courbe de popularité baisse, et il vous reste moins de deux ans pour convaincre les Français et gagner les élections législatives. Comment allez-vous renverser la tendance et retrouver l'élan de 1981 ?
- LE PRESIDENT.- Je renverserai la tendance en continuant d'agir comme je crois devoir agir et en démontrant, par les faits, que mes choix étaient les meilleurs.
- QUESTION.- Mais cette baisse dans les sondages ?...
- LE PRESIDENT.- Je ne m'en occupe pas. Je n'ai rien à attendre. Je suis Président de la République par la grâce d'une majorité de Français, et je le suis pour quatre ans encore. C'est un honneur sans égal. Pas une de mes décisions ne sera altérée par le souci que j'aurai de me trouver en meilleure situation devant l'opinion publique en 1986, en 1988. Je suis un homme totalement libre. Je ne cherche pas à plaire, mais à servir mon pays, et si ma tâche est rude, je ne plierai pas devant elle. J'agis selon mes convictions que les Français connaissent depuis de longues années. Je leur reste fidèle. Mais je tiens compte des faits et l'opinion des autres m'importe. Je n'oublie pas que la France n'est pas moi, mais nous tous. Renverserai-je la tendance actuelle ? Je crois en avoir le moyen. Les Français qui m'ont élu comprendront à la longue que mon seul but est d'affronter les tempêtes qui nous assaillent pour les conduire au port sains et saufs. Ils jugeront alors, non pas la rudesse des tempêtes, mais le capitaine du navire.
- QUESTION.- Mais n'est-ce pas difficile de s'abstraire de ces problèmes d'image, dans l'opinion ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas facile en effet, mais ce problème est derrière moi. Je laisse cela à ceux qui ont des carrières à faire.\
QUESTION.- On a coutume de dire que le pouvoir rend seul...
- LE PRESIDENT.- Certains phénomènes tendent à vous isoler, il faut s'en défendre. J'ai organisé ma vie de telle sorte que je ne sois pas prisonnier de ma fonction au-delà du nécessaire, que je garde le contact avec l'extérieur. Vivre à l'Elysée n'est pas désagréable : c'est une maison bien tenue, et qui présente des aspects assurément confortables. Mais si je devais ajouter à mes 12 heures de travail quotidien ici, six jours sur sept, l'obligation d'y habiter et d'y rester à l'heure où l'on peut retrouver dehors ou chez soi les gens qu'on aime voir, où l'on peut lire, écrire, regarder la télévision ... oui, si je devais être privé de tout cela, j'étoufferais sans doute un peu. Je pars souvent le samedi soir, surtout dans la Nièvre, en Charente, dans les Landes. A Paris, je dîne au restaurant une ou deux fois par semaine, je vais de temps à autre au théâtre, au cinéma.
- QUESTION.- Qu'est-ce que vous avez vu hier soir ?
- LE PRESIDENT.- "Le suicidé" d'Erdman, un dramaturge russe, à l'Odéon.
- QUESTION.- Et vos amis, votre entourage ? Avez-vous le sentiment que certains sont différents ?
- LE PRESIDENT.- Oh, il s'est créé entre nous et de leur part un élément révérentiel. C'est normal. Mais on peut, je pense, traverser cette épaisseur lorsqu'on a des liens affectifs et intellectuels éprouvés par la vie.\
QUESTION.- Comment l'homme de la terre et de l'écrit que vous étiez s'est-il arrêté dans les laboratoires de la Silicon Valley ? Comment a-t-il pu sauter d'un galaxie à l'autre ?
- LE PRESIDENT.- Attention aux images forcées : galaxie en est une ... Mes origines certes sont provinciales, d'une province rurale, la Saintonge, et ma formation a été littéraire et juridique. Mais, j'ai été étudiant à Paris dans les années 34 - 39, soldat pendant la guerre et j'ai vu de quoi manquait la France. J'ai voyagé, appris le monde. Il y avait dans ma famille beaucoup de scientifiques, plusieurs polytechniciens, frère, cousins, beaux-frères. Nous avions de nombreuses discussions sur les problèmes de technologie, de recherche. L'avenir du monde industriel nous passionnait. C'est vrai que mes responsabilités ministérielles autrefois se sont exercées dans des postes plus "politiques" que techniques, la justice, l'intérieur, l'outre-mer, mais j'ai toujours considéré que la maîtrise scientifique déterminerait les -rapports de force de demain. C'est la mesure des temps modernes. Si vous aviez la bonté de lire la motion que j'ai présentée au Congrès de Metz du Parti socialiste en 1979, vous constateriez qu'elle était largement consacrée aux mutations technologiques. Enfin, je n'ai pas fait connaissance de la Silicon Valley lors de mon dernier voyage aux Etats-Unis d'Amérique, mais en 1967.
- QUESTION.- Comment allez-vous faire prendre à la France le bon côté des Américains, tout en préservant son identité propre ? Pourra-t-elle résister au déferlement des images ?
- LE PRESIDENT.- Tout en restant ouvert aux autres, fabriquons nos propres images, nos programmes. Une rude bataille en perspective ! Le gouvernement a suscité ou accompagné de grands projets dans le domaine des télécommunications, mais je n'aperçois pas un effort comparable dans le domaine des contenus, c'est-à-dire des programmes. Or, nous avons assez de créateurs pour répondre aux besoins. On ne les encourage pas autant qu'il le faudrait. Je pèserais pour que cela change. Si le cinéma français est le deuxième du monde, ce n'est pas le fruit du hasard. Le ministre de la culture `Jack Lang` a fait ce qu'il fallait pour cela, la profession est active et les réalisateurs ont du talent.
- QUESTION.- Et la télévision ?
- LE PRESIDENT.- Je suis peut-être trop bon public mais je trouve plaisir et intérêt à bien des émissions. Là aussi, il serait bon d'aider davantage les créateurs et les producteurs français, de leur donner leur chance.
- QUESTION.- Mais comment ferez-vous, justement pour maintenir un service public puissant et créateur face au privé ?
- LE PRESIDENT.- Il faudra qu'il soit le meilleur s'il veut survivre. Le rôle de l'Etat est de faciliter sa tâche, pas de la compliquer.\
QUESTION.- Monsieur le Président, est-ce qu'il y a des moments où vous avez le sentiment de croiser le fer avec l'Histoire ?
- LE PRESIDENT.- Je vous laisse encore l'expression, mais je vous réponds : oui.
- QUESTION.- Pouvez-vous dire lesquels ?
- LE PRESIDENT.- Quand je suis allé à Jérusalem en 1982. Deux ans après la France entretient d'amicales et confiantes relations avec le monde arabe comme avec Israël. Quand j'ai envoyé nos soldats au Liban. Ne pas y aller aurait éliminé la France d'un pays et d'un région où elle disposait d'une influence plusieurs fois séculaire. Elle y possède aujourd'hui un rayonnement considérable. Quand j'ai envoyé nos soldats au Tchad. L'équilibre en Afrique noire en dépendait. La France reste aujourd'hui là-bas l'amie sûre de ses amis. Quand j'ai exposé devant le Bundestag, à Bonn, la position de la France sur l'équilibre des forces en Europe. Quand j'essaie de faire comprendre à nos partenaires de l'Ouest que l'avenir se joue au tiers monde. Quand à Strasbourg, le 24 mai dernier, j'ai apporté l'adhésion de la France à la construction d'une Europe politique enfin structurée. Chacune de ces décisions comportait de grands risques. Il n'y a pas de chances sans risques. Mes précecesseurs l'ont su comme je le sais.
- QUESTION.- Et que souhaiteriez-vous que les enfants des écoles retiennent de vous dans leur leçons d'histoire ?
- LE PRESIDENT.- Qu'avec le gouvernement de la République j'ai réalisé en France plus de réformes sociales, pour plus de justice sociale, qu'on ne l'a fait auparavant. Que ces réformes sociales ont trouvé leur support dans l'adaptation de nos structures économiques aux grandes compétitions du siècle à venir. Que j'ai accru les libertés. Que j'ai perpétué d'honorable façon le rôle de la France dans le monde.\