22 mai 1984 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à six quotidiens régionaux pour leur supplément "Europe 84", Paris, mardi 22 mai 1984.

QUESTION.- Votre engagement comme Président en exercice de la Communauté pour surmonter la crise économique a surpris nos partenaires par son intensité. Celle-ci s'explique-t-elle par la prise de conscience de périls mortels qui pèsent sur l'Europe, par la volonté de montrer que le Conseil européen est l'organe moteur de oa CEE ou par le désir de confirmer qu'en Europe, depuis le début du processus d'intégration, tous les progrès essentiels se font sur initiative française ?
- LE PRESIDENT.- Chaque pays accède à la Présidence de la Communauté pour six mois, selon l'ordre alphabétique £ mais il ne s'agit pas pour autant d'une tâche de routine. Depuis le mois de janvier, le souci de la France a été d'assumer pleinement cette haute responsabilité dans une situation qu'elle n'a pas choisie. Vous savez que le mandat défini en juin 1983 à Stuttgart avait fixé le -cadre d'une réforme d'ensemble de la Communauté qui devait être adoptée six mois après Athènes, pour que celle-ci prenne alors un nouveau départ. Nous nous préparions à une relance et nous avons dû faire face à la crise sérieuse ouverte par l'échec collectif du Conseil européen d'Athènes, en dépit de l'excellente préparation de M. Papandreou.
- Dans ces conditions, il était indispensable d'éviter que le Conseil européen suivant, celui de Bruxelles, connût le même sort et c'est pourquoi j'ai tenu à m'assurer personnellement que toutes les conditions fussent réunies pour son succès.
- Il ne s'agissait pas de mettre en avant le rôle de telle institution ou les projets de tel pays, mais de mobiliser les énergies dans toutes les capitales et de démontrer, par là-même, que la Communauté est en mesure de surmonter ses difficultés £ et de fait, tous les contentieux, sauf un, celui concernant le déséquilibre budgétaire de la Grande-Bretagne, ont été réglés lors du Conseil européen de Bruxelles - ce déséquilibre tenant malheureusement en l'-état l'augmentation des ressources propres et, par là, l'élargissement à l'Espagne et au Portugal.\
QUESTION.- Ne pensez-vous pas que votre tâche à la Présidence du Conseil européen aurait été facilitée si la France avait pu, ces dernières années, améliorer l'-état de son économie et de sa monnaie ou avoir une économie plus en convergence avec celle de nos partenaires, de l'Allemagne `RFA` notamment ?
- LE PRESIDENT.- Mais notre économie se porte mieux. Nous avons commencé par faire les réformes qui s'imposaient : un effort de justice sociale pour l'amélioration des revenus les plus modestes £ un effort d'efficacité économique par la réalisation de grandes réformes de structure. Sur ces bases solides, nous avons ensuite engagé une politique d'assainissement qui était indispensable pour financer la modernisation industrielle de la France. Cette politique économique commence à porter ses -fruits : le déficit de notre commerce extérieur a été divisé par deux l'an dernier et le rythme de notre inflation au cours des six derniers mois qui est de 7,5 % montre bien que nous contribuons à une meilleure convergence des économies européennes puisque l'écart des taux d'inflation entre l'Allemagne et la France se réduit. La plupart des paramètres économiques sont nettement meilleurs qu'entre 1974 et 1981.
- Cette convergence européenne est indispensable, mais elle n'est pas une fin en soi. Les progrès de l'Europe ne dépendent pas seulement de l'évolution de tel ou tel indice, mais aussi et surtout de la volonté politique de chacun de ses membres.\
QUESTION.- La crise institutionnelle à laquelle vous avez fait face depuis janvier 81 est tellement aigüe que, même en cas de succès du Conseil européen de Fontainebleau, on peut douter de la volonté commune d'un destin commun. La perspective de l'élargissement à l'Espagne et au Portugal va, de surcroît, renforcer la fragilité de la CEE. Ne pensez-vous pas que l'Europe en route vers une hypothétique unification va se faire de plus en plus par la voie intergouvernementale ou, pour reprendre des expressions connues, selon des schémas "à la carte", ou "à plusieurs vitesses" ?
- LE PRESIDENT.- On ne peut parler, comme vous le faites, de crise institutionnelle aigüe. Les désaccords sont vifs, certes, et les enjeux souvent considérables. Mais, malgré ces débats, l'Europe vit, travaille, progresse, et la préparation du Conseil européen de Bruxelles m'a permis de constater que tous les pays membres voulaient avancer dans la construction européenne. Une volonté existe £ plutôt que de rester latente ou inemployée, elle doit au contraire s'affirmer et se fixer un but. Voilà la nécessité du moment.
- De même, je ne pense pas que l'entrée de l'Espagne et du Portugal, si elle est bien préparée, affaiblisse l'édifice. Plutôt que de redouter un avenir noirci comme à plaisir, préparons les conditions de la réussite de l'Europe des Douze en réformant la politique agricole commune, notamment pour les fruits et légumes et le vin, en parachevant la négociation avec les pays candidats et en assurant la continuité des courants d'échange avec les pays méditerranéens associés depuis longtemps à la Communauté.
- Quant à l'Europe à plusieurs vitesses, j'y suis assez favorable, mais avec prudence. Si la volonté commune existe, elle pourra s'adapter de façon diversifiée à la réalité de l'Europe : le système monétaire européen en est, après tout, un exemple. Mais si cette expression doit servir à justifier un recul de la construction européenne, non.
- Pour l'essentiel, je ne crois pas que l'on doive s'écarter du Traité de Rome. Appliquons-le, respectons-le. C'est notre loi commune, notre constitution.
- Cela dit, soyons pratiques : toute association entre pays européens, membres ou non de la Communauté, dès lors qu'il s'agit de réaliser de grands projets utiles - je pense à Ariane, à Airbus, à d'autres encore - est souhaitable. Mais, préservons l'armature actuelle. Nous en aurons toujours besoin.\
QUESTION.- Vous prônez depuis longtemps "un espace social européen". Vous avez repris cette idée à Bruxelles, mais sans l'expliciter. De quoi un tel "espace social" devrait-il être fait ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que tous les pays et tous les partenaires sociaux ont compris ce que je voulais dire lorsque, dès le début de mon mandat, j'ai proposé de construire l'espace social européen. Tous n'ont pas approuvé pour autant, mais c'est une autre affaire.
- J'ai voulu exprimer une évidence qui va bien au-delà des choix politiques ou idéologiques. Comment peut-on construire un véritable "marché commun" où tous les produits circulent librement si, dans le même temps, les producteurs travaillent dans des conditions exagérément différentes ? L'harmonisation des conditions de trvail et de la protection sociale répond à une exigence de justice, mais aussi aux règles de la concurrence égale. Evidemment, il est souhaitable que ce rapprochement se fasse par le haut, afin d'appliquer en quelque sorte dans toute la Communauté "la clause du travailleur le plus favorisé" et de prolonger ainsi la diffusion des grandes conquêtes sociales qui s'est produite dans chacun de nos pays depuis un siècle.
- On devra s'assurer dans le même temps que la compétitivité des entreprises européennes est sauvegardée, face à nos concurrents dans le reste du monde. Il n'y a là rien d'impossible, et chaque pays a des réussites à proposer à ses partenaires. Alors, réunissons ce que nous avons de meilleur !
- Dans l'immédiat, le Conseil européen a décidé à Bruxelles de définir un programme d'action sociale à moyen terme qui devrait traiter plus particulièrement de l'emploi, notamment des jeunes, de leur formation, de l'aménagement du temps de tavail, de la consultation des travailleurs, des conséquences du progrès technique, de la coopération en matière de protectin sciale, de politique démographique et de migration, enfin de la relance du dialogue social. Voilà de quoi construire l'espace social, croyez-moi !\
QUESTION.- Une Europe avec 12 millions de chômeurs - et encore plus l'an prochain - peut-elle, sinon mobiliser, du moins encore intéresser la jeunesse ?
- LE PRESIDENT.- Vous associez jeunesse et chômage, ce n'est pas sans raison, puisqu'une forte proportion des 12 millions de chômeurs sont des jeunes. C'est une situation évidemment inacceptable.
- La Communauté a déjà engagé une action pour lutter contre le chômage des jeunes. Elle a affecté à cette fin 75 % des crédits du Fonds social européen, soit près de 10 milliards de francs en 1984.
- Ajoutons que si le Marché commun n'existait pas, si nos pays étaient restés économiquement isolés, le nombre de chômeurs en Europe serait encore plus élevé.
- Mais, dans un domaine aussi crucial pour l'avenir de nos sociétés, on ne peut se contenter de voir l'Europe comme un moindre mal. Je l'ai dit à plusieurs reprises au cours des derniers mois £ l'Europe n'a pas d'avenir si la jeunesse n'a pas d'espoir. La construction européenne est un moyen déterminant pour nos pays de maîtriser la troisième révolution industrielle.
- Un effort de grande envergure dans le domaine de la formation professionnelle, le recours systématique aux nouvelles technologies dans les secteurs traditionnels, mais aussi pour de grandes aventures communes comme le programme Esprit, une action résolue dans le domaine de l'environnement, une coopération très active avec les pays en développement, enfin un rôle croissant des pays européens en matière de sécurité £ c'est ainsi que l'Europe intéressera et mobilisera sa jeunesse et lui donnera toutes ses chances.\
QUESTION.- Au-delà de certains corporatismes, de réactions légitimes face à des mutations technologiques ou à des modifications du marché, comment analysez-vous cette montée des mécontentements, surtout chez les agriculteurs ?
- LE PRESIDENT.- L'inquiétude face à l'avenir est compréhensible. La crise mondiale crée une situation où la réduction des débouchés rend nécessaire une maîtrise de la production. Dans certains secteurs, lait, vin, la croissance non maîtrisée n'est plus possible et les agriculteurs s'interrogent avec raison sur le développement futur de leurs exploitations.
- Cette inquiétude s'affirme de façon d'autant plus brutale que les agriculteurs n'ont pas toujours été suffisamment informés de l'évolution des marchés. Par ailleurs, les contentieux ont trop duré, les réformes ont traîné en longueur.
- Après des années de tergiversations dont les agriculteurs ont été les victimes, nous avons réglé à Bruxelles et dans la semaine qui a suivi la question des montants compensatoires monétaires.
- Les agriculteurs assureront leur avenir dans un -cadre communautaire consolidé. Cela supposera des adaptations, voire des reconversions dans les productions ou les régions les plus touchées par les réformes. Les pouvoirs publics aideront les agriculteurs et leurs organisations économiques et professionnelles à les réaliser dans des conditions socialement justes et économiquement efficaces. L'agriculture française est capable de fournir ce nouvel effort, car elle reste un des secteurs les plus dynamiques de notre société.\
QUESTION.- Les problèmes économiques, monétaires et sociaux de l'Europe d'aujourd'hui viennent en grande partie du fait que l'Europe s'est laissé prendre de vitesse par les chocs pétroliers, les coups de tonnerre monétaires et les crises planétaires. Comment peut-elle rattraper le retard pris et, surtout, se protéger des chocs futurs, notamment de la crise financière internationale qui menace en raison de l'endettement massif des pays du tiers monde ?
- LE PRESIDENT.- Nuançons cette opinion. Le Royaume-Uni est parvenu grâce à la découverte du pétrole dans la mer du Nord, à combler ses besoins intérieurs. La France a développé son industrie nucléaire, si bien que la moitié de l'électricité produite en France est aujourd'hui d'origine nucléaire - et bientôt 75 %. Il faut enfin souligner que tous les pays d'Europe ont entrepris des programmes d'économie d'énergie.
- Il reste beaucoup à faire dans le domaine des technologies d'avenir pour combler l'écart avec le Japon et les Etats-Unis. J'y consacre beaucoup d'efforts dans le -cadre de ma brève présidence européenne.
- Quand à la crise financière internationale, heureusement, elle n'est pas inéluctable. Les pays d'Europe collaborent avec les autres pays dans les institutions spécialisées - le Fonds monétaire, la Banque mondiale - pour remédier aux crises de paiement des pays les plus endettés. La France joue à cet égard un rôle essentiel puisqu'elle exerce la Présidence du Club de Paris, qui est chargé d'examiner le rééchelonnement de leurs dettes aux pays qui le demandent. L'Europe fait, en outre, un effort considérable pour amener les autres grands pays riches à augmenter leur aide financière aux pays en développement, et la France est au premier rang, puisqu'elle a décidé de porter les ressources qu'elle consacre à l'aide au développement à 0,7 % de son produit intérieur brut `PIB` en 1988.
- Enfin, la Convention de Lomé, dont le renouvellement est en cours de négociation, montre bien ce dont l'Europe est capable pour organiser des échanges stables entre le Nord et le Sud dans un monde incertain.\
QUESTION.- L'Europe existe dans les livres. L'Europe existe comme puissance commerciale. L'Europe est-elle condamnée à n'être qu'une entité culturelle un peu passéiste ou qu'un marché qui n'a d'ailleurs de commun que le nom ? Comment, à votre avis, donner à cette Europe le souffle politique qui lui manque ?
- LE PRESIDENT.- L'Europe des 10 `CEE` est d'abord et avabt tout une grande civilisation qui oriente la vie quotidienne de 270 millions d'hommes et joue un rôle irremplaçable dans le monde. La construction européenne, cette volonté d'organiser la vie en commun, a pour origine le refus, après la guerre, de voir notre continent déchiré s'effacer devant les deux grands vainqueurs et le désir de poursuivre, par de nouveaux chemins, les avancées qui nous relient sans interruption aux civilisations les plus anciennes. La liberté a été restaurée, la justice a progressé, la création s'est épanouie.
- Nous sommes loin aujourd'hui des décombres de l'après-guerre et, pourtant, l'enjeu reste le même. Il s'agit d'exister, de s'affirmer dans le monde £ et, pour cela, il faut une volonté politique et des institutions communes. C'est pourquoi j'ai déjà souligné que l'on ne pouvait pas se contenter aujourd'hui de régler les contentieux et de lancer des politiques nouvelles, aussi indispensables soient-elles. L'Europe a besoin d'un projet politique.
- Une façon évidente d'avancer dans la construction politique de l'Europe, c'est d'abord de lui donner les moyens de décider, c'est-à-dire de revenir autant qu'il est possible à la règle du Traité de Rome, qui est le vote majoritaire pour la plupart des décisions.
- Il existe un projet de traité sur la table, adopté par l'Assemblée de Strasbourg et qui mérite un examen attentif `Projet Spinelli sur l'Union européenne`. Sans me prononcer sur ses aspects institutionnels, j'ai déjà eu l'occasion de dire que cette initiative allait dans la bonne direction, parce qu'elle correspondait à une prise de conscience, à une volonté d'affirmer la réalité politique de l'Europe. Les parlementaires européens ont ainsi rempli leur rôle. Il faut que les gouvernements en fassent autant.\
QUESTION.- Quel bilan faites-vous personnellement de la première législature du Parlement européen élu directement au suffrage universel ?
- LE PRESIDENT.- A travers les pouvoirs spécifiques dont il dispose en matière budgétaire, le Parlement européen a tenté d'obtenir des crédits supplémentaires en faveur des catégories sociales et des régions défavorisées. Il s'est, au demeurant, toujours opposé vigoureusement à toute notion de "juste retour" des contributions nationales, faisant prévaloir au cntraire le principe de solidarité financière entre les Etats membres. Certes, on ne peut sans limites étirer le champ des dépenses non obligatoires. Mais le Traité de Rome offre déjà des garanties à ce sujet.
- Mais le Parlement a également pu intervenir dans l'élaboration de décisions touchant des Européens dans leur vie quotidienne et professionnelle et il a eu raison de le faire. Je citerai comme exemple ses recommandations sur le chômage, sur l'information et la consultation des travailleurs des sociétés multinationales, sur le travail volontaire à temps partiel, sur la réduction des cntrôles imposés aux frontières et sur la protection de l'environnement.
- Dans le domaine agricole, l'Assemblée de Strasbourg a constamment demandé la mise en oeuvre d'une réforme et cette exigence est aujourd'hui pour partie satisfaite.
- Les parlementaires ont également montré un grand intérêt pour la recherche et le développement des nouvelles technologies. En outre, désireux de contribuer eux-mêmes au déblocage de la Communauté `CEE`, ils ont récemment soumis aux dix Etats-membres deux grands programmes de relance institutionnelle et économique.
- L'Assemblée de Strasbourg a su incarner à l'extérieur la conscience collective de la Communauté, en se faisant, en particulier, le défenseur des droits de l'homme : missions d'enquête, rencontres avec les Parlements d'autres pays, recommandations adressées aux gouvernements qui n'appliquent pas les principes élémentaires de respect des droits de l'homme, etc ... C'est une action utile, qui a inspiré les prises de position de la Communauté à l'occasion de certains débats aux Nations unies ou de déclarations de coopération politique.
- Ce rappel très schématique des points marquants de la première législature suivant l'élection au suffrage universel témoigne d'une grande vitalité. L'Assemblée cherche encore à définir sa place parmi les institutions européennes. Mais elle constitue un creuset de cultures et de courants idéologiques, un lieu de rencontres, de débats et d'échanges où peuvent naître un idéal commun et un sentiment d'appartenance à une même communauté d'intérêts, indispensables à la formation progressive d'une véritable citoyenneté européenne.\
QUESTION.- Le Parlement européen se réunit en séance plénière à Strasbourg, dispose d'un secrétariat à Luxembourg, tient ses réunions de commissions à Bruxelles. Quelle est, dans ce qu'on appelle "l'affaire du siège" la position actuelle de la France ? Cette question sera-t-elle à l'ordre du jour du Conseil européen de Fontainebleau ?
- LE PRESIDENT.- Dans ce que vous appelez "l'affaire du siège", la position de la France n'a pas varié depuis la création des ministres qui, le 7 janvier 1958, déclarèrent : "l'assemblée se réunit à Strasbourg".
- Cette décision a été confirmée à Luxembourg le 8 avril 1965, puis lors du Conseil européen de Maastricht en mars 1981, enfin à l'occasion de la Conférence sur le siège des institutions européennes en juin de la même année.
- Il en résulte, le choix final appartenant aux Etats membres unanimes (Article 216 du Traité) qu'un statu quo s'applique aux lieux de travail : sessions plénières de l'Assemblée à Strasbourg, Secrétariat à Luxembourg, commissions à Bruxelles.
- Chaque fois que ce statu quo a été remis en cause, notamment pour les sessions plénières, le gouvernement français a réagi et protesté, ce qui a suffi pour faire respecter la volonté commune de ne rien bouleverser sans l'accord préalable de tous.
- Il est intéressant de rappeler qu'à deux reprises, la Cour de Justice des Communautés a confirmé l'existence de ce statu quo : ses arrêts du 10 février 1983 et du 10 avril 1984 s'imposent à nos partenaires comme à nous-mêmes.
- Quant au gouvernement français, sa volonté d'affirmer Strasbourg en tant que capitale parlementaire de l'Europe n'a pas varié, ce qu'attestent en particulier nos efforts pour améliorer les structures d'accueil de la ville.
- Je souhaite que ce problème irritant soit réglé dès que possible en tenant compte du droit, de l'histoire et aussi de pratiques bien établies.\
QUESTION.- Vous avez rappelé à plusieurs reprises que "la Pologne est aussi européenne". Mais le déséquilibre entre l'Europe de l'Ouest et celle de l'Est s'accentue de plus en plus. Et la coupure entre les deux Europe se marque chaque jour davantage, l'intégration étant plus effective à l'Est, où il existe un puissant fédérateur, qu'à l'Ouest, où nous sommes empêtrés dans nos égoïsmes nationaux à court terme. Comment renverser le cours des choses ?
- LE PRESIDENT.- L'intégration dont vous parlez pour les pays de l'Est ne peut être comparée à la construction européenne, fondée sur le libre choix des gouvernements et plus encore des peuples, comme va le démontrer bientôt l'élection européenne. Les faits parlent d'eux-mêmes, et parmi ces faits, il y a une prise de conscience plus forte aujourd'hui de l'unité du continent européen, de la civilisation européenne, par delà les contraintes héritées de la dernière guerre. Notre désir, je l'ai déjà dit, c'est de sortir de Yalta, d'inventer un avenir commun pour toute l'Europe. Mais il faudra toujours tenir compte des lenteurs de l'histoire et ne jamais renoncer, jour après jour, à renouer nos liens profonds et anciens avec tous les pays de l'Europe centrale et orientale.\
QUESTION.- Pensez-vous que les idées que vous avez lancées à La Haye, pour dépasser le stade du nucléaire et travailler entre Européens à une utilisation militaire de l'espace, ont quelques chances d'être sérieusement discutées avec nos partenaires ?
- LE PRESIDENT.- C'est d'abord dans le domaine civil que l'Europe spatiale doit résolument progresser et elle le fait déjà de multiples façons au sein de l'Agence spatiale européenne et par la coopération franco - allemande, notamment pour les satellites de télécommunication, appelés à un développement rapide. Et un jour, pourquoi pas, il faudra que l'Europe s'attaque à la construction d'une station spatiale habitée. C'est un très grand projet, les Etats-Unis ont déjà fait des propositions, l'Europe devra avancer ses propres idées. Je constate avec intérêt que, lors du dernier Conseil européen à Bruxelles, les Chefs d'Etat et de gouvernement ont eu un premier échange de vues à ce sujet. D'autres suivront.
- Quant à l'aspect militaire, il appelle lui-même une distinction entre les instruments d'observation et de contrôle dont le rôle peut être bénéfique et l'introduction d'armes nouvelles dans l'espace qui pose un tout autre problème. Il ne s'agit pas, à proprement parler, de dépasser, comme vous le dites, le stade du nucléaire qui restera pour longtemps l'élément central de l'équilibre des forces dans le monde, mais de prévenir les risques futurs de débordement de la dissuasion, notamment par le biais des armes spatiales dont je viens de parler. Il suffit d'examiner les programmes déjà engagés par les deux plus grandes puissances pour voir qu'il y a là un risque majeur, et il me paraît normal et souhaitable que les pays européens parlent entre eux et agissent.
- QUESTION.- La sécurité et la défense européennes ne sont plus des sujets tabous. Ces problèmes clef vont même constituer l'un des thèmes de la campagne électorale dans plusieurs pays. Que peut faire l'Europe dans ce domaine ?
- LE PRESIDENT.- J'estime que nous devons donner à notre Europe un véritable contenu et que, compte tenu des réalités héritées de la dernière guerre mondiale, nous devons accroître la capacité de cette Europe à déterminer elle-même les moyens de son indépendance et donc de sa sécurité. Ce sera une oeuvre de longue haleine. Raison de plus pour ne pas perdre de temps. Nous avons commencé en 1982 avec la mise en application des dispositions jusqu'alors délaissées du Traité de l'Elysée et en resserrant le champ des consultations avec l'Allemagne. De même des échanges de vue suivis ont été engagés avec la Grande-Bretagne. Fidèle à sa propre dissuasion stratégique qui ne peut qu'être autonome, la France est solidaire de l'Europe. Tout cela doit représenter dans les années qui viennent une plus grande réalité pour la sécurité de tous.\
QUESTION.- L'Europe est fortement secouée par l'insularité britannique. Mais elle est aussi gravement hypothéquée par ce que certains observateurs appellent les "incertitudes" ou les "ambiguités" allemandes. Que pensez-vous de ces "incertitudes" et de ces "ambiguités" ?
- LE PRESIDENT.- Nous ne pouvons ignorer la situation particulière que connaît le peuple allemand depuis 1945. Il a traversé de terribles épreuves et le choix qu'il a fait de l'Europe est aussi fort que le nôtre. Il est également conscient des grands enjeux de l'avenir de notre continent. J'ai confiance dans l'engagement européen du peuple allemand et dans les conceptions historiques de ses dirigeants.\
QUESTION.- La coopération politique fait des progrès. Mais sur des problèmes aussi tragiques que ceux du Liban, l'Europe n'arrive pas à prendre des initiatives communes. Elle ne parvient même pas à s'exprimer d'une seule voix. Pourtant, dans les pays tiers - URSS et Etats-Unis mis à part - il y a une très grande "demande d'Europe". La lenteur de la construction européenne ne risque-t-elle pas de tuer, dans le tiers monde notamment, l'espérance d'un possible non-alignement réel, d'une troisième voie entre deux empires, donc entre deux dépendances ?
- LE PRESIDENT.- L'existence politique de l'Europe paraît à tous naturelle, et il semble donc légitime d'en regretter les lacunes. Permettez-moi toutefois de rappeler qu'elle est relativement récente. Ce n'est que depuis 1970 que les ministres des affaires étrangères se rencontrent régulièrement pour exprimer des positions communes sur la scène internationale. Les chefs d'Etat et de gouvernement, eux, n'ont commencé à se réunir en Conseil européen qu'à partir de 1974.
- Mesurons aussi les éléments qui freinent le développement de cette Europe politique : le Traité ne reconnaît à la Communauté aucune compétence en la matière et la Communauté ne dispose d'aucuns des moyens considérés traditionnellement comme nécessaires à la conduite d'une politique étrangère : pouvoir exécutif, armée, corps diplomatique.
- Enfin, les Etats membres de la Communauté poursuivent des politiques étrangères qui reflètent leur identité propre.
- Malgré des handicaps qui tiennent à la construction européenne elle-même, l'Europe participe de plus en plus activement par des initiatives diplomatiques conjointes des Dix, à la vie internationale.
- Son effort est déjà sensible dans la -recherche de règlement pacifique des différends aux Nations unies. Elle intervient également pour soutenir le droit des peuples à l'autodétermination, et la -défense des droits de l'homme partout où ils sont en danger.\
`Suite réponse sur les relations extérieures de la CEE`
- Pour le Liban, le Conseil européen a rappelé les principes sur lesquels devrait reposer une solution du conflit - rétablissement de l'indépendance et de la souveraineté, de l'unité et de l'intégrité territoriale du pays - et les Dix ont soutenu la Conférence de Lausanne. Très concrètement, trois Etats membres, et le nôtre tout particulièrement, ont montré sur le terrain qu'ils étaient capables de sacrifices et d'efforts pour contribuer au retour de la paix.
- Vous parlez d'une très grande "demande d'Europe" £ on le constate en effet. La Communauté est le premier partenaire du tiers-monde pour l'aide au développement (plus de 12 milliards de dollars en 1982, soit 40 % de l'aide des pays industrialisés et l'ensemble le plus ouvert sur le -plan commercial. Le tiers monde est le premier fournisseur et le premier client de la CEE. Cela signifie que la Communauté s'efforce d'apporter aux pays en développement les moyens de leur indépendance.
- Elle entretient un dialogue privilégié, et à bien des égards exemplaire, avec 64 Etats d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique à travers la Convention de Lomé. Elle développe des contacts importants avec les pays de l'ASEAN et de l'Amérique centrale.
- Elle montre ainsi sa volonté de répondre à l'appel du tiers monde. Bien sûr, il est toujours souhaitable de faire plus. Quand la Communauté aura réglé ses problèmes actuels, et défini les orientations de sa construction future, elle sera encore mieux à même d'affirmer sa présence dans le monde.\