21 mai 1984 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, au congrès de la Fédération internationale des éditeurs de journaux, Paris, la Sorbonne, lundi 21 mai 1984.

Messieurs les présidents,
- Madame le recteur,
- Mesdames et messieurs,
- Je suis heureux de me trouver devant cette assemblée qui, depuis longtemps, au travers de ces trente à quarante dernières années, a marqué l'évolution du droit dans le domaine de la presse et qui représente tant de pays amis. C'est pour moi une excellente occasion de vous dire le -prix que j'attache aux libertés dont vous êtes l'expression.
- Je veux donc, sans attendre, mêler ma voix aux vôtres pour répéter qu'il n'y a pas de démocratie sans liberté de la presse. Constatation d'évidence qui ne souffre pas d'exception mais qui doit être sans cesse réaffirmée, avec la même constance, sous toutes les latitudes.
- Je sais gré à la Fédération internationale des éditeurs de journaux de faire de cette liberté la priorité de son action. Votre organisation a choisi de tenir à Paris son 37ème congrès et c'est pour la France une fierté que d'accueillir celles et ceux qui se sont déplacés jusqu'à nous £ honneur et hommage rendus à une histoire, celle de la France républicaine, héritière des grandes idées de 1789 qui ne cessent de nous inspirer. A cet hommage, la France de 1984 est sensible, et c'est pourquoi je me suis bien volontiers rendu à votre invitation.
- 1789, c'est en effet pour nous et pour beaucoup d'autres, là que tout a commencé, lorsque les députés de la Constituante ont décidé d'inscrire la liberté de la presse dans la "Déclaration des droits de l'homme et du citoyen", par des formules qui devaient inspirer d'autres déclarations des droits très nombreuses, des constitutions du monde entier, et, finalement, vous l'avez rappelé, monsieur le président, l'article 19 de la déclaration universelle des Droits de l'homme.\
A côté de ce combat, dont j'ai salué la nécessité, il en est un autre où les jeunes Etats, et des plus anciens, doivent s'engager. C'est celui de leur indépendance vis-à-vis des sociétés de haute technologie, maîtresses de l'information mondiale, et dans le rapport que je faisais en juin 1982, au Sommet des pays industrialisés, à Versailles, j'avais tenu à souligner le risque que, dès la fin de cette décennie, le contrôle de l'information dans le monde entier fût aux mains d'une vingtaine de firmes et qu'ainsi, par ce mécanisme, quelques pays dominants puissent faire perdre leur mémoire aux autres, remettant de la sorte en cause certaines libertés de penser et de décider.
- Force est de constater que les sociétés hautement industrialisées véhiculent des modes d'expression adaptés à leur rythme de développement dans d'autres univers dont elles perturbent les valeurs et l'équilibre socio-culturel. Car les industries de la communication ont connu ces dernières années une révolution technique considérable qui n'est pas achevée, marquée par le développement de l'informatique et de la télématique, l'utilisation des satellites, l'apparition de la vidéo et de la télévision par câble.
- Je suis de ceux qui pensent qu'il y a beaucoup à attendre de cette mutation, que l'on ne va pas, a priori, condamner, et qui représente aussi un immense progrès de l'esprit humain. Ainsi vont les choses et le devoir des responsables est de veiller à ce que les lois permettent, quelle que soit l'évolution de la technique, l'expression de la liberté. Et il y a des espoirs, de nombreux espoirs à attendre aussi de cette mutation, si elle est maîtrisée au service de l'intérêt public. Mais prenons garde à l'apparition de nouveaux pouvoirs !
- Cet équilibre est difficile. La presse écrite représente un facteur indispensable d'information mais surtout de réflexion, de discussion, sans quoi il n'est pas d'esprit libre. D'autres formes d'expression, également nécessaires ou rendues nécessaires, ne disposent pas des mêmes mécaniques, ne font pas appel aux mêmes ressorts et risqueraient, à la longue, de peser plus lourd sur l'esprit humain, sa critique, son approbation, bref, le fait de rester soi-même en recevant des autres sa nourriture intellectuelle.\
Comme vous l'avez rappelé et je veux à cet égard me joindre à vous, les pays en voie de développement doivent avoir leur place dans ce développement de la communication. Et je trouve très heureux que l'UNESCO ait mis l'accent sur la nécessité de développer ces moyens d'information, partout dans les pays neufs, d'essayer d'établir une sorte d'équilibre mondial dans la circulation de la communication, que l'on a appelé d'ailleurs, je cite, "le nouvel ordre mondial de l'information et de la communication". C'est un travail de longue haleine, d'autant que le terme-même de "nouvel ordre" suscite, on peut le comprendre, des réticences qui ont souvent occulté le véritable objet de cette prise de conscience.
- Mon pays, la France, dans son action de coopération, a toujours marqué son souci de compenser l'inégalité des moyens d'information, a toujours tenu à ce que les industries culturelles fussent aidées et que l'échange culturel fut approfondi. Mais voilà, à mesure que le temps se déroule, la façon dont les pays industriels d'Occident considèrent les pays en voie de développement, paut laisser craindre une régression redoutable, en laissant les pays dits du "tiers monde" à l'écart de la production, pauvres de consommation et finalement réduits à souffrir des rigueurs de la nature ou de la domination des hommes. Il ne resterait plus beaucoup de temps ni de force pour apprendre, s'informer, approfondir ce que l'on est.\
Dans notre pays, ici, en France, nous cherchons à ce que s'organise la cohérence et l'équilibre entre les médias, la presse écrite et plus particulièrement la presse d'opinion. A leur égard, l'Etat a un double devoir : organiser les conditions économiques qui permettent à cette presse de vivre, et garantir au citoyen ou au lecteur la possibilité de choisir son journal £ et par conséquent prendre, avec toutes les garanties nécessaires, les mesures pour limiter les concentrations excessives, comme l'ont déjà fait la plupart des grands pays occidentaux.
- Je m'exprime dans cette salle devant un public exercé, dont la responsabilité est immense, responsabilité que chacun ici ressent. Au nom de quoi seriez-vous réunis, si ce n'était pour un service dont vous percevez l'ampleur, la rigueur, l'exigence ? Là est un pouvoir. Ce pouvoir, il ne peut s'affirmer comme un moyen de civilisation et de progrés pour l'esprit qu'en échappant aux autres pouvoirs et, en s'affirmant en tant que tel, il lui faut demeurer soumis comme les autres aux règles communes qui garantissent l'exercice d'une vie commune dans une société civilisée.
- où trouver la mesure ? Seul le décidera chacun, chacune, dans sa conscience.
- Voilà donc un magistère plus rigoureux que tout autre, un pouvoir qui s'affirme plus libre et cependant tenu par ses propres règles, ses propres scrupules qui sont ceux-là mêmes qui accompagnent depuis ces deux derniers siècles l'évolution de la démocratie.
- Quand on la sait si menacée sur la surface du globe, alors, on se retourne vers les responsables que vous êtes et on leur dit "à vous de contribuer et selon vos moyens à préserver partout la liberté qui commence par celle de penser, qui continue par celle de s'exprimer et qui s'achève par celle de vivre ensemble".\